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de Image de profil de AlexeievnaAlexeievna

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            Ils disent que je ne pourrais pas retravailler. Que les projections ont ruiné ma vue. Ont ruiné ma vie. C’est pas comme si ça me servait à voir de belles choses avant. La Centrafrique, franchement, on a déjà vu plus beau. Puis les mecs en uniforme, les gradés et tout le bazar, c’est pas vraiment des douceurs pour les yeux. Une belle arme, ça, ça valait le coup. Avec tous les petits détails, toutes les pièces à monter dans un ordre unique, le plus vite possible, pour être d’une productivité maximale. J’aimais faire ça. Je suis sûr que je pourrais le faire encore.

            Nan, c’est des conneries. Ils ne me laisseraient pas toucher une arme. Tirer quand on a plus d’yeux, c’est pas que c’est risqué, mais ça y ressemble quand même. J’aurais mieux fait de me faire tirer dessus, d’ailleurs. Ou alors, partir dans des coins dangereux, sauver des gens pour de vrai. Ne pas trainer dans les entrainements et ne pas faire de missions sans intérêt.

            Mais ça n’arrivera plus jamais, à cause d’un fichu accident. De toute façon, un accident victorieux, ça n’existe pas, n’est-ce pas ? ‘fin y a toujours plus de gloire à recevoir une balle entre les deux yeux pour sauver un gamin que de se prendre de la caillasse dans la cornée, et que ça vous traverse le tout. Dommage, ça n’a pas touché le cerveau : je pense encore.

 

            « Tu veux pas qu’on sorte, ce soir ? 

            — Oui, j’ai envie de voir du paysage. »

 

            Le sarcasme, c’était simple. Ça laissait ressortir tout ce que j’avais engrangé. Et c’était tout ce que j’avais. Les études n’étaient pas mon fort ; ça ne l’avait jamais été, et ce n’était pas un secret. Hormis peut-être le sport, mais courir après un ballon, c’était bon pour les chiens. Puis il y avait le combat, l’armée, et tout. Se dire qu’en se battant, en jouant au petit caïd comme disait ma mère, on pouvait quand même faire quelque chose de bien.

            Je n’y étais pas arrivé.

 

            J’avais beau tourné et retourné ça dans ma tête, il n’y avait que quelques conclusions simples à faire. J’avais loupé ma vie. J’avais passé des années dans l’armée sans rien faire de concret. Rien de mal, certes, mais rien de bien. Trente-six ans, et je revenais à ma vie de petit caïd. Deux choses avaient changé : je n’avais plus la seule option professionnelle qui ne m’avait jamais semblée adaptée, et j’étais condamné à une vie dans le noir. Je m’étais marié aussi, mais elle, elle ne pouvait pas comprendre.

            Iris, je l’ai rencontrée un peu par hasard. On n’avait rien en commun, mais on s’entendait bien. L’habitude, puis le fait que je parte sans arrêt, par la suite, ont été les raisons pour lesquelles on est restés ensemble. On n’a même pas de gosse. Je sais pas comment elle fait pour encore me supporter.

 

            Je la sens. Elle est restée cinq minutes, là, à attendre que je lui donne une réponse. Puis elle est partie. Elle partira pour de vrai, un jour.

 

            Le canapé, c’est mon nouvel ami. Mais même lui, il n’est pas très conciliant. J’ai mal de partout. On me dit que je vais finir avec des escarres. Comme si j’étais pas déjà handicapé.

 

            Je m’en fous, après tout. Ma vie, elle est brisée. Et je sais faire rien d’autres de mes journées que rester là. Y a bien un ou deux collègues de l’armée qu’ont essayé de m’appeler, mais… sérieux, qu’est-ce que j’en ai à foutre, de leur compassion ? Eux, ils vont repartir, ils vont aller voir du paysage, faire un tour en Guyane pour surveiller les frontières et les voleurs d’or, transpirer un peu sous l’humidité et la chaleur. C’est pas de tout repos mais ça fait voir du paysage. Moi, j’aurais beau sortir ce soir, j’en verrai pas du paysage.

            Putain, j’en verrai plus jamais, du paysage.

 

            Pourtant, à la télé, ils ont essayé de faire des trucs pour qu’on puisse découvrir, nous aussi, pauvres aveugles. Des films avec des commentaires. Comme si moi, j’avais assez d’imagination pour ce genre de trucs. « Mathilde ouvre la porte. »

            Même cette Mathilde, elle est fichue de trouver un soldat au final. Un mec lâche, mais un héros quand même, parce qu’il a perdu la mémoire, parce qu’il est beau, parce que l’amour sauve de tout… blablabla. Ça n’a aucun sens. C’est drôle comme ça n’a aucun sens. Comme si après des années, ta femme allait revenir te chercher avec des blessures de partout et te réapprendre à vivre. Comme si avec toute la connerie humaine, on avait le droit à quelque chose comme ça.

 

 

            « Allez, viens manger. »

            J’ai envie de brailler que je n’ai pas faim. A dire vrai, j’ai juste pas envie de me lever et de me cogner dans les meubles de ma propre maison. Depuis trois mois que je suis là, on aurait pu penser que je m’étais habitué. Non. Je fais pas franchement d’effort, mais je ne suis pas sûr que cela serve à quelque chose. Ma vie est ruinée, et aller mangé un truc qu’Iris a préparé… bof.

            J’ai même plus le goût de lui faire des mauvaises blagues. Mon fameux « c’est un plat qu’on mange à deux : un qui ouvre la fenêtre, l’autre qui le balance » ne la fait plus rire. Peut-être est-ce dû au fait qu’on est ensemble depuis trop longtemps. Ou qu’il n’y ait pas de gosse pour me jeter de la purée au visage.

 

            Je ne me lève pas, finalement.

 

            « Hé, tu viens ? 

            — Non. »

            J’hésite. Elle va me poser une question de toute façon. C’est inévitable. Et j’en peux plus. La situation est sous-tension depuis trop longtemps. Depuis que je suis rentré. J’ai pas la foi. On ne s’est pas encore engueulé, non.

            Mais c’est pire.

            On ne parle plus.

            On n’a jamais vraiment parlé, en fait.

 

            J’y vais, et je la ferme.

 

            Quand j’y arrive.

            « Ecoute, tu comprendras pas de toutes façons ! Arrête, avec tes questions, quoi ! »

            Mais elle n’arrête pas. Elle veut toujours quelque chose. Sortir, rencontrer des gens, parler, s’enlacer, écouter la radio en buvant le café du matin, prendre un bain de soleil le dimanche et râler sur le voisin qui tond sa pelouse en dehors des heures autorisées. Comme si je pouvais revenir à ça.

            Pas parce que j’avais vécu des choses trop horribles pour m’attarder sur les petits faits du quotidien, agréables ou non. Mais parce que justement, je n’avais rien vécu. Et après les voyages, les mois à l’étranger, je devais me refaire une vie de rien, avec rien, contre rien. Amputé et mutilé. Par rien, aussi.

 

            Retrouver un travail était impossible. Déjà parce que je ne savais rien faire. Ensuite, parce que le monde se coupait de moi. Avec le temps, ce que j’avais d’amis avait diminué. Puis inviter un type aveugle à regarder un match, c’est pas ce qui entretenait les liens. Iris me disait de leur dire de venir, moi aussi ; rien que les commentaires qu’ils feraient pourraient m’aider à comprendre. Elle ne comprenait pas que je m'en moquais, du match. Les types qui courent après un ballon…

 

 

            Tout est fini, tout est parti.

            Ils ne comprennent pas.

            Iris aussi est partie. Elle râlait que je parte en missions. Eh quoi, maintenant que je suis là, elle ne veut plus de moi ?

 

            Je n’ai plus rien.

            Et j’avais quand même pas rien fait de ma vie pour ne rien mériter. J’y avais mis de la bonne volonté, non ? On pouvait rien me reprocher.

 

            Je ne réponds plus au téléphone. Je suis sûr que c’est elle, et qu’elle veut me parler, qu’elle regrette. Forcément, elle doit regretter de s’être comportée ainsi avec moi. J’étais presque un héros. Un héros qui devait sérieusement penser à se mettre à genoux et à tâtonner dans le vide pour trouver la prise téléphonique. Celle du répondeur aussi.

 

            « M. Bruneau, votre femme a eu un accident de voiture et se trouve actuellement à la Clinique des Cèdres, et… »

 

            Je n’écoute plus. Iris.

 

            Iris.

 

            Iris, Iris, Iris.

 

            La bonne volonté, finalement, c’est maintenant qu’il faut que je la sorte. J’ai au fond de moi une drôle de sensation que je n’ai plus ressenti depuis longtemps. C’est assez douloureux. Mais régulier aussi. Comme un cœur qui bat.

            Sauf que ce n’est pas ça, voyons.

 

            Je reste sur mon vieil ami. Mais il est douloureux lui aussi. Et ce n’est pas une bonne douleur. J’en ai marre d’être assis ici, et je me lève brusquement, quitte à me retrouver un peu déséquilibré. Un soldat qui ne sait pas se tenir debout. C’est du beau.

            Je tape dans les trucs qui sont là.

            La télécommande, une boite de DVD d’une vraie guerre avec de faux héros, un fauteuil, la table basse et les verres qui clinquent dessus, une pantoufle. Le meuble avec le téléphone.

            Et mes putains d’yeux qui ne me laissent pas retrouver un numéro préenregistré, et encore moins partir à la recherche de ce fameux numéro dans un bottin. Lutter, lutter, lutter. Je ne comprends pas comment j’ai pu aimer ça. Peut-être parce qu’avant, ça n’était pas contre moi-même. J’en sais trop rien et je m’en fous. Il faut que ça marche et je tape, je tape sur tous les boutons de ce fichu clavier. Il faut que j’appelle quelqu’un. Une tonalité finit enfin par résonner.

 

            « Jérome ? C’est bien toi ? »

            Ma mère. Je ne lui ai pas parlé depuis des mois et ce n’est pas le moment.

            « Envoie-moi un taxi, tout de suite, et… oui, je te rappellerai. Commande-le pour moi ! »

            Je prévois pour qu’elle ne me coupe pas la parole, puis je coupe le téléphone. J’essaye de rassembler tout ce qu’il me faut, de mettre une paire de chaussure. Tant pis pour les vêtements, ça sera le vieux jogging que je me traine tout le temps. Si déjà je n’ai pas deux pompes différentes, ça sera pas mal. Peut-être croira-t-elle que j’ai fait un effort. Mais ça n’est pas vraiment possible. Comment pourrait-elle croire un truc pareil après m’avoir vu trainer pendant des mois avant de ne plus me voir du tout ?

            Je prends une veste, tente de fermer la porte. Ça ne se verrouille pas. La clé ne trouve même pas la serrure, et mon cœur tape, tape. Je respire un coup. Mais ça aussi ça devient douloureux, et ce n’est pas parce que je suis resté assis comme un con dans le canapé pendant x temps. Ça ripe encore. Mais je m’acharne, et ça finit par passer. Deux coups de clé, et ça ira. J’ai déjà l’impression d’avoir entendu pendant des heures. Et c’est peut-être le cas, sinon je ne vois pas comment le taxi serait là, à me héler. Ou peut-être que je pensais. Mais ça devait être sans remuer le passé et me plaindre. Sinon, je m’en serai souvenu.

 

            Et après avoir buté, trébuché, glissé, on me conduit enfin jusqu’à la chambre de ma femme. Plus de mal que de bien, mais elle doit rester en observation ou je sais pas quoi.

 

            « C’est vrai que vous le ferez mieux que moi. »

            Ça aussi c’est sorti tout seul. Peut-être parce que j’ai besoin de parler, même si ça reste du sarcasme…

            « Iris, je… »

            Je me cogne contre son lit.

            « Iris, tu vas bien ?

            — Oh ben dans un lit d’hôpital, t’imagines si je vais bien. »

            Sa voix est fatiguée, mais je sens son sarcasme. Et elle a le mérite, le courage, de le faire gentiment. Elle ne fait pas du vrai sarcasme. Mais de l’humour. Je n’en reviens pas et j’oublie ce que je veux lui dire. J’ai eu le temps d’y penser cent cinquante fois, mais tout se bouscule dans ma tête.

            Et ça tape, aussi.

            Je respire, lentement.

            Je me demande comment elle respire. Et je tends l’oreille.

            A présent, son visage me manque. Même si elle doit avoir l’air en mauvais état, même si tout le monde doit l’avoir fatiguée, moi compris.

            « Je suis contente que tu sois là. »

            Tape, tape, tape.

            Je trouve un fauteuil à mettre sous mes jambes, qui ne tiennent plus. Et je laisse mes mains trouver une des siennes. J’ai envie de les embrasser. J’en embrasse une. Sa peau est douce. Elle sent le café qu’elle a dû boire avant de prendre le volant, et le cuir aussi. Une sale odeur d’hôpital, et l’âcre du sang, mais ça, je ne veux pas le savoir. Elle est douce et je laisse mes doigts courir, s’évader sur le long de sa peau, jouer avec ses rares poils blonds, remonter le long de son bras. Doucement, je crée, je dessine et je sens ses veines se dessiner tout près de moi.

            Finalement, je me relève. Je n’ai pas besoin de ça, pas besoin de m’asseoir. Si un de mes poings repose sur le rêche d’une couverture, l’autre main continue son voyage délicat jusqu’à l’épaule, et quelques cheveux viennent m’accueillir, taquinant, me renvoyant des images d’or dans la tête. Je trouve son visage, ses courbes douce, la forme d’un cœur toujours souriant, des lèvres rosées avec la fâcheuse habitude de rester gercées à l’approche de l’hiver, ou quand elle les mâchonnait un peu trop dans un moment de stress. Avec toujours un goût salé de larmes, bien qu’Iris ne pleurait jamais. Je sens les petites rides qui se forment au coin de sa bouche. Essaye-t-elle de sourire ou s’est-elle fait du souci ? A-t-elle vieilli ? Oui. Ses yeux m’indiquent la même chose, et je vois des choses que je n’avais jamais vues.

            Alors, mes yeux laissent s’échapper les images périmées qu’ils contiennent encore en gouttelettes informes, qui roulent un peu trop vite sur mes joues. Et ses yeux à elle, comment sont-ils ? Ont-ils perdu leur éclat ? Non. J’ai dans le crâne des images miroitantes, qui d’un peu plus, s’échappaient vers un autre monde que j’avais vaguement imaginé fut un temps, croyant que je n’avais plus de vie. Mais leur bleu survit, et il tape, tape.

            Il tape contre ses paupières, ses cils trop courts à son goût et plein de mascara, contre ses joues rebondies, contre les minuscules parenthèses qu’elle a au creux des joues, comme dirait l’autre, et que je remarque pour la première fois.

 

            Sa main aussi, elle me touche. Elle m’a toujours touché.

 

            Iris. J’aurais dû saisir la coïncidence malheureuse, le foutage de gueule dès le début. Dès que j’étais rentré chez nous avec des voiles devant les yeux, à buter contre tout. Parce que je ne butais contre rien, je butais contre moi-même.

 

            Ce qu’il se serait passé si l’autre voiture était allée plus vite ?

            Rien.

            Ça n’aurait pas été possible, un monde sans elle, même si j’avais essayé de me le faire croire, en oubliant de vivre. Et là, il y avait dans le creux de sa main quelque chose qui tapait, tout doucement, régulièrement, et qui me montrait que finalement, je n’avais pas tout loupé, en pauvre égoïste que j’étais. Je ne l’avais pas vu et pas parce que je ne voyais plus.

 

            Tout doucement, je sens sa main affaiblie se poser sur mon visage, sur ma joue, sur le coin de ma bouche. C’est douloureux. Cela fait longtemps que ces petites rides ne se sont pas formées à cet endroit.

 

            Mais à cet instant, je sais. En moi aussi, ça tape. Finalement.

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Jolie imageChapitre8 messages | 8 ans

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