Le Barreau

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Sael entendait les bruits de la maison qui s’éveille depuis quelque temps déjà, et se força à se relever et à regagner le centre de la pièce où les Dimaer s’attendaient à lae voir pratiquer la méditation. Après tout, enfermé des heures durant dans une salle vide, iel n’avait rien d’autre à faire.  

Pour les Dimaer, c’était le matin et donc le début de la journée ; Sael, soumis au cycle lunaire, serait reconduit à sa chambre.

Iel caressa distraitement du pouce le pendentif en forme de dragon qui oscillait autour de son cou.

Les Dimaer avaient un peu hésité à le lui laisser, se demandant très raisonnablement s’il ne s’agissait pas d’une entourloupe ; mais comme Sael n’avait pas insisté et prétendait que c’était un cadeau reçu durant la cérémonie, iels s’étaient finalement résignés.

De l’ongle, Sael grattait nerveusement le bout usé de la queue du reptile, cherchant à nettoyer chaque rainure du métal rayé, angoissé à l’idée qu’une poussière s’y remarque.

C’était devenu un réflexe de chaque instant, polir entre ses doigts le bijou de plus en plus abîmé.  

Lorsque la porte s’ouvrit, Sael poussa un soupir de soulagement. Iel n’avait pas particulièrement peur de l’obscurité, mais rester enfermé dans une pièce à peine éclairée par la lueur de la lune commençait à lui taper sur les nerfs.

Iel regarda avec envie l’intérieur illuminé de la mansion, ses boiseries aux couleurs chaudes baignées dans l’or d’une lumière artificielle.

Tout semble gris dans le noir.

Les Dimaer l’accompagnèrent dans la salle de bain pour une nouvelle douche avant de lae ramener dans sa chambre, où un repas l’attendait.

Sael n’en laissa pas une miette. Selon ses estimations, la cérémonie qui avait eu lieu quelque temps auparavant avait incité les voloviennes à décider quoi faire de luiel, et iel risquait fort probablement d’être déménagé à nouveau sous peu.

Deux semaines, c’était déjà long, et iel avait eu de la chance d’avoir autant de répit. Cependant, les Dimaer s’étaient montrés plus laxistes récemment, avaient tenté de reprendre la conversation et de se rapprocher de luiel : il était donc clair qu’on leur avait donné un délai à partir duquel la Protégée ne serait plus à leur charge.

Les humains sont plus enclins à la compassion lorsqu’elle n’implique pas de responsabilités.

Comme les Dimaer ne lui parlaient pratiquement pas, Sael ne pouvait deviner le temps qui lui restait ; iel s’efforça donc de limiter tout retard en se nourrissant rapidement et en allant se coucher sans attendre.

Meredidth s’approcha pour lae border et posa une main sur son front ; Sael se retourna pour faire face au mur. Dans son dos, iel pouvait sentir son air préoccupé.

Comme Anton, près de la porte, ne bougeait pas, iel imagina qu’iels s’échangeaient un regard, sans doute pour décider de lui parler ou pas.

Iel fronça les sourcils, plissa les yeux, et espéra de tout son corps qu’iels allaient partir.

« Tu sais… »

Et crotte.

« … tu n’as peut-être pas choisi cette vie, mais elle a de bons côtés : tu vas pouvoir voyager, rencontrer beaucoup de personnes intéressantes et, quand la nouvelle de ta venue sera confirmée, ça t’ouvrira des portes que la plupart des gens n’ont même pas la chance d’apercevoir de loin. »

Elle tenta de lui caresser de nouveau la tête, mais Sael déjoua cette sombre machination en s’enfouissant sous la couverture.

« Tu es très importante pour nous, tu le sais, ça ? » demanda-t-elle d’une voix douce. « Tu as l’opportunité unique d’influer sur la vie des personnes autour de toi, des gens du monde entier pour qui tu représentes l’espoir d’une existence meilleure. »

« Tu pourrais empêcher des guerres » ajouta Anton sans bouger, d’un ton calme. « Tu pourrais inciter des exilés à reconquérir leur pays, à faire tomber des gouvernements tyranniques. Tu n’as pas l’air de comprendre ta valeur. »

« Il faudrait que tu réfléchisses à tout ça », renchérit madame Dimaer en caressant, faute de mieux, la couverture qui dissimulait son bras. « Évidemment, c’est beaucoup de responsabilités, mais imagine tout le bien que tu pourrais faire si tu choisis d’accepter ce rôle ! »

« Tu n’as pas à prendre de décision tout de suite. On aimerait simplement que tu commences à y penser. »

« Il y a beaucoup de douleur en ce monde, et quelqu’un comme toi peut l’en soulager. Ce serait assez égoïste de ne pas au moins y réfléchir un peu. »

« Songes-y. »

*

Sael attendit sans bouger qu’ils s’éloignent.

Comme ils vaquaient tranquillement à leurs occupations la journée, Sael ne pouvait pas se permettre de faire trop de bruit vu qu’iel était censé dormir.

Iel se releva donc en silence et alla rouler sa taie d’oreiller contre la rainure de la porte pour pouvoir allumer sans que cela se remarque de l’extérieur. Iel enleva ensuite son pendentif et alla s’agenouiller sur la commode. Iel ouvrit la fenêtre, puis utilisa le dragon de métal comme levier pour soulever partiellement les volets électriques et les cala avec un chausson.

Les Dimaer imaginaient que les bleus fleurissants sur ses jambes étaient dus à ses longues heures de prétendues méditations. Iel se les était faits en restant agenouillé sur le meuble, un bras tâtonnant à l’extérieur pour trouver la racine du barreau extérieur de l’ouverture et la gratter ardemment. 

De son autre main, iel tenait la chaîne du bijou pour l’empêcher de tomber. 

Sael espérait que, comme iel le pensait, le barreaudage avait été installé après la construction du castel, comme décoration : leur finesse, la largeur de leur espacement, les torsades dont ils étaient ornés n’en faisaient pas de bonnes défenses militaires. Si son intuition se vérifiait, la pierre avait donc été creusée pour les accueillir après coup, et le métal s’y enfonçait certainement moins que si les ouvriers avaient pu procéder à ce travail confortablement installé dans leur atelier plutôt que sur un échafaudage en plein air. 

Sael grimaça lorsqu’un de ses ongles, déjà largement râpés contre les aspérités de la roche, céda enfin à sa dureté en laissant sa première phalange exposée à la douleur et au froid.

Sael l’enroula solidement dans un lambeau de tissu prélevé sous son matelas avant de reprendre son ouvrage. Les Dimaer auraient une surprise en retournant son lit déchiqueté lors du prochain nettoyage de printemps.

S’interrompant un moment pour reposer son bras fatigué, Sael glissa l’autre main dehors pour secouer le barreau ; depuis quelques jours, il n’était plus aussi inflexible et se décala légèrement.

Mais il était encore enfoncé dans la pierre, et Sael se rendit compte qu’iel devrait tracer une profonde rainure s’iel voulait le forcer à se déplacer.

Iel posa le pendentif sur le rebord de la fenêtre et se rapprocha de la porte pour écouter les bruits de la maison. Par prudence, iel éteignit la lumière et raccrocha le dragon à son cou.

Iel enleva tous les bandages de ses mains et alla chercher, dans un trou de son matelas, une mince cordelette de tissu faite avec son revêtement. Iel se suçait distraitement les doigts en remontant sur la commode pour s’y accroupir, et força sur le volet électrique pour l’élever autant que possible.

Sa fenêtre ne donnait pas directement sur la porte d’entrée mais sur le côté de la mansion, moins en vue. De toute manière, les Dimaer étaient allés travailler en ville, Tomi serait à l’école et les personnes qui restaient pour lae surveiller s’occupaient généralement à l’intérieur, car il faisait froid. Il faudrait surtout prendre garde à la venue éventuelle de la maraichère.

Sael avança le plus silencieusement possible sa commode pour pouvoir y prendre appui afin de pousser d’une jambe sur le barreau qu’iel souhaitait décrocher.  

Le métal offrait plus de résistance que prévu, et Sael faillit déraper sur le meuble et tomber de l’autre côté ; cependant, lentement, le barreau se laissa décaler de quelques centimètres.

Découragé par ce résultat ridicule, Sael fit glisser la commode pour l’arranger plutôt dans le prolongement de la fenêtre, afin d’éviter de la faire bruyamment basculer en cas de chute, et se résolut à littéralement ruer dans les brancards, donnant de grands coups de pieds dans la tige de métal en l’injuriant à voix basse.

Iel s’était attaché un chausson au pied avec deux bouts de tissu, utilisant la semelle relativement épaisse pour amortir le choc ; à un moment, le barreau se dégagea assez franchement et son coude de métal, soudain arraché à la pierre, se prit dans l’un de ces liens artisanaux et fit voler ledit chausson en l’air.

De dos, Sael se retourna à temps pour le voir tournoyer misérablement dans le cadre de sa fenêtre. 

Il faisait, dans l’herbe courte du jardin, une tache blanche très visible.

Personne dehors, heureusement.

Sael bondit vers son matelas et, à l’aide de son pendentif, déchira une longue bande de tissu qu’iel noua au barreau déchaussé, se servant des autres tiges de fer comme levier pour le forcer à se décaler vers eux. Iel le fixa alors en place aussi solidement que possible et s’arma à nouveau du bijou.

Quelque temps plus tard, iel avait écharpé son drap de lit et celui qui recouvrait sa couverture pour former une corde ; elle ne lui inspirait pas particulièrement confiance mais ce serait toujours mieux que de sauter du deuxième étage.

Iel jeta son chausson restant par la fenêtre, qui rebondit comiquement sur la terre dure au sol.

Toujours personne à l’extérieur, dans la lumière blanche de cette journée froide.

Sael ouvrit son armoire, enfila plusieurs tuniques, paires de chaussettes et pantalons, gardant les plus gris pour la couche supérieure sans se faire d’illusion concernant leurs propriétés de camouflages.

Pris d’une inspiration, iel roula sa couverture aussi serrée que possible et la maintint ainsi avec d’autres bandes de tissu avant de la jeter dehors. Iel déchira un dernier morceau de matelas par acquit de conscience, se disant que l’édredon serait plus facile à transporter avec une sangle, et s’approcha de la fenêtre.

La perspective de s’élancer dans le vide assuré d’une paire de draps lui donnait presque envie de partir s’installer dans un camp de voloviennes.

Iel tira fort sur le premier nœud des barreaux pour se réconforter. C’était haut, quand même.

Finalement, iel tourna le dos à la vitre et y glissa les mollets, lentement, en regardant le mur. Ce n’était que les jambes, iel pouvait encore faire demi-tour. Puis le buste ; l’espace dégagé par le barreau restait trop étroit et iel dû forcer le passage en se poussant vers l’extérieur, ce qui était la dernière des choses dont iel avait envie présentement.

Enfin, iel se retrouva accroché au premier morceau de drap, agrippé comme un écureuil paniqué dont tout le corps faisait déjà mal, suspendu au-dessus de deux étages de vides dans l’air glacial avec une très forte envie de pleurer.

Iel serra les dents, se força à décrocher une main pour la faire couler le long du tissu, peu à peu, lentement. C’était la seule chose importante à présent : relâcher les doigts, raffermir sa prise, glisser, descendre les jambes, changer de main, recommencer.

Dans la réalité, cela dura peut-être huit minutes, et il était encore très tôt ; il lui sembla rester là-haut des heures.

Sa descente accéléra cependant lorsque le barreau tordu, là-haut, se libéra violemment et planta son coude de métal dans le drap, ouvrant une large déchirure.

Sael entendit le bruit, ressentit les vibrations du choc, leva les yeux juste à temps pour voir l’accroche s’élargir brusquement, et se sentit tomber.

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