Dédale Linguistique

3 minutes de lecture

— Père, c'est vous qui l'avez construit, ne pouvez vous pas en retrouver la sortie ?

— Hélas, je ne reconnais plus rien, sa structure même a changé à tel point, que j'en perds mon latin. Ce ne sont plus mes fondations, je pense qu'après toutes ces années, il est devenu vivant...

— Comment est-ce possible ?

— Il ne m'appartient plus, il est à ceux qui l'utilisent...

***

— Cela fait des heures que nous marchons, père. Entre les pièges d'adjectifs de couleurs, les conjugaisons ultra complexes, les lettres muettes, les accords et leurs exceptions... Nous allons perdre toute notre vie ici...

— Courage fiston, il ne faut pas abandonner ! Ce pilier... Je crois que je m'en souviens... Si je ne me trompe pas nous sommes tout près du centre du labyrinthe, là où rôdent mes pires expériences ratées.

— Père ! Regardez ! Quel est ce monstre ? Cette abomination ? Je n'ai jamais rien vu de tel. Il est mi-verbe, mi-nom. Aucune de ces conjugaisons n'a de formes semblables et toutes sont plus illogiques les unes que les autres. Même son genre fluctue. Et il contient plus de lettres muettes que de lettres prononcées. Attention père, je crois qu'il nous a vus !

— Appétissants humains, essayez donc de me dompter si vous l'osez ! Je vous pourrirai la vie !

— Père tenez bon, nous allons y arriver !

— Non, mon fils, il est bien trop rusé. J'ai peur que nous ne puissions jamais le dominer. Car je l'ai vu de mes yeux, inventer et changer ses propres règles, tandis que nous, pauvres malheureux, étions toujours en train de les étudier.

— Vous voulez dire que nous avons perdu quinze ans enfermés ici, pour rien ?! Tricheur, t'as pas le droit de faire ça ! Je te ferai radier du dictionnaire, et tu mourras dans l'oubli de tous.

— Tu es bien présomptueux pour un simple mortel ! Toi seul, me faire disparaître ?! Il faudrait au moins une armée d'académiciens, et encore ! ...pourtant, j'aimerais bien m'échapper de cet enfer. J'accepte de vous relâcher si tu m'emportes avec toi !

— Non, il est bien trop jeune ! Prends-moi à sa place !

— Qu'il en soit ainsi !

— Non père, arrêtez !

— Sois courageux Icare !

Le mot l’empoisonna en répandant, sous sa peau, sa graphie ondulante et ses règles mouvantes, en lettres sombres. Tels des milliers de serpents, ils ondulèrent sur tout son corps, gravant de force mille-et-un diktats incompréhensibles en une douleur inhumaine.

***

— C'est bon, je vais mieux, ce n'était qu'un mauvais moment à passer !

— Père, j'en vois encore qui bougent !

— Je crains qu'ils ne se tiennent jamais tranquilles, je serai bien forcé de cohabiter.

— Vous n'auriez jamais dû accepter, père !

— Tu es bien trop jeune pour gaspiller ta vie ainsi. Tu dois apprendre à voler de tes propres ailes, quand je ne serai plus là... ... ... Voler de ses propres ailes... Je crois avoir une idée, nous allons nous envoler !

— Mais père, ce n'est qu'une expression... Vous savez bien qu'il est impossible de voler !

— Je n'en serais pas si certain à ta place. Tu vas voir, nous allons créer de nouveaux mots, de nouvelles sonorités. Des mots dorés et légers, qui nous porteront vers les plus hauts sommets de la littérature.

— Ça fonctionne, père ! Je m'envole pour devenir une étoile.

— Mon garçon, souviens-toi qu'il y a des limites à tout, des règles à ne pas outrepasser. Si tu n'y prends pas garde, tu tomberas dans l'incompréhension.

— Oui, n'ayez crainte, père. Je m'en souviendrai.

Rivalisant de créativité, père et fils s'échappèrent dans le ciel bleu. Mais Icare, pris par l'ivresse du succès, continua toujours plus haut.

— Icare, je m'inquiète de te voir aller si haut, redescends !

Mais il n'écoutait déjà plus. Et plus Icare se rapprochait du soleil, plus le sens des mots qui le portaient se désagrégeaient, pour retomber en soupe incompréhensible et indigeste.

L'éclat de la célébrité avait brûlé son ancienne vie ; il était devenu une star, regardant de haut la terre et ses pauvres habitants, qui le soir levaient les yeux au ciel, soupirant ; aspirant à le rejoindre.

Ainsi, grâce au vieux Dédale, ce mot si barbare « ⛆⛆⛆⛆⛆⛆⛆⛆⛆⛆⛆⛆⛆⛆⛆ » avait réussi à s'échapper du vocabulaire de tous. Et, de lui tout comme de son tout dernier usitaire, personne n'eut jamais plus de nouvelles — écrites comme parlées.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire BaronDysnomia ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0