Chapitre 23 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 3e mois de l’été, la Place des Cinq, le Noyau.

Le silence qui s’était installé dans le Noyau était d’autant plus percutant qu’il avait été précédé par maints cris, explosions et révélations. Installée près du feu que Soraya Samay avait allumé des heures plus tôt, j’essayais de trouver le sommeil. À quelques mètres de moi, les respirations paisibles de Wilwarin et de l’Impératrice se mêlaient aux crépitements des flammes.

Les yeux grands ouverts sur le ciel étoilé, je ruminais. Mes idées, mes actions, mon avenir. Qui étais-je pour estimer qu’une seule vie parmi tant d’autres méritait d’avoir une seconde chance ? Qui pensais-je être lorsque j’avais accepté le marché de Dame Galadriel ? Qui allais-je être, demain ?

Frustrée d’être fourmillée de mille questions, mais de n’avoir aucune réponse valable, je me redressai, observai mes paumes écorchées puis ris à voix basse. Dire qu’il y avait un peu plus de trois mois, je dormais dans des draps de soie, profitais d’eau claire tous les matins et mangeais à ma convenance tous les soirs. Ma seule préoccupation de l’époque était alors d’annuler mes fiançailles avec Dastan Samay. Un autre rire nerveux s’échappa de mes lèvres : au moins un désagrément mis de côté. J’étais bien contente que mon mariage avec cet homme n’eût jamais lieu. Je préférais ne jamais connaître l’amour plutôt que de m’offrir à un tel individu.


Incapable de trouver le sommeil, je récupérai mes chaussures et me levai. Comme une brise fraîche soufflait, j’enfilai ma veste et partis en direction des sous-bois. Aion ne s’était pas de nouveau manifesté. Ni Achalmy. J’étais inquiète pour ce dernier. Que faire s’il était parti sans prévenir ? Sa froideur et sa colère lorsque je lui avais annoncé la vérité m’effrayaient encore. Je me doutais qu’apprendre que l’on était revenu des morts n’était pas plaisant. Mais il avait réagi plus virulemment que ce à quoi je m’étais attendue.

La brise soufflait entre les feuilles, quelques insectes chantaient. Je me sentais minuscule, seule et perdue au milieu du cœur du monde. J’avais accepté un poids trop lourd pour mes frêles épaules. Je m’étais pensée à la hauteur.

Quelle arrogance…

Les lèvres plissées, je marchai sans direction, les yeux rivés au sol pour ne pas trébucher sur une racine. Qu’aurait fait Galadriel si je n’avais pas accepté ? Étions-nous vraiment les seules personnes capables de ramener Kan et Eon à leur berceau ? Les Dieux comptaient-ils réellement sur nous pour sauver la destinée d’Aion ?


Au bout d’un moment, lasse de marcher, je me laissai choir sur une pierre près d’un ruisseau. L’eau devait venir directement du sol : il n’y avait pas de montagnes dans le Noyau. Un énième mystère divin.

L’écoulement discret reflétait l’éclat argenté de la lune et des étoiles. Je tendis les doigts vers le ruisseau. J’aurais aimé contrôler l’eau, comme le faisait Achalmy. J’aimais, bien évidemment, le vent et la foudre. Néanmoins, la puissance cachée du premier et l’instabilité de la deuxième me faisaient craindre ces éléments. Ils étaient trop impétueux pour moi. Ironiquement, ils allaient mieux à Al.

Je m’en voulais d’avoir blessé Achalmy en choisissant, à sa place, sa destinée. Néanmoins, je lui en voulais aussi d’avoir été si brutal. Il n’avait pas fait mine de réfléchir à ce qui m’avait motivée. Ce n’était pas seulement la tâche requise par les Dieux. C’étaient les promesses entre nous, les regards échangés, les sourires confiés, ce qui nous avait de nouveau réunis.

Avec un gémissement de frustration, je ramassai une pierre à la jetai à l’eau. Une bulle liquide l’entoura avant qu’elle ne touchât la surface. Surprise, je relevai brusquement les yeux.

— Laisse donc les pierres tranquilles, souffla Al d’un ton étouffé en laissant tomber le caillou.

L’air songeur, il s’accroupit en face de moi. Il n’y avait que le ruisseau entre nous. Et la journée qui venait de s’écouler.

Je savais qu’il attendait de moi que je prisse la parole. Malgré tout, je ne voulais pas. Il devait se douter des raisons qui m’avaient poussée à agir. Alors je comptais sur lui pour amorcer un dialogue paisible et mature. J’étais trop épuisée pour me confondre en excuses et en explications. J’avais passé ma vie à me justifier, à me faire pardonner.

Maintenant qu’on m’offrait une possibilité d’avancer par moi-même, sans m’appuyer sur personne, je n’allais pas reculer.


— Alors, tu comptes rester muette, comprit Achalmy en me dévisageant dans la pénombre.

— Tu dois te douter des raisons qui m’ont poussée à accepter ce marché.

— Oui.

Je serrai les dents. J’avais beau me raisonner, je continuais à brûler de honte et de culpabilité pour ce que j’avais fait. Marchander une vie contre une tâche à peine concevable. Marchander sa vie. Alors qu’elle n’appartenait qu’à lui-même et qu’aux Dieux. C’était mal, je le savais.

— Est-ce que le Lefk va me reprendre près de lui si nous échouons ? s’enquit soudain Al, une jambe tendue devant lui et l’autre repliée.

— Il y a des chances.

J’étais évasive, car je n’étais moi-même pas certaine de la réponse. Galadriel m’avait laissé comprendre qu’elle comptait grandement sur nous. Qu’épargner Al leur avait coûté en énergie et que cet investissement avait plutôt intérêt à se montrer rentable.

— Combien de temps avons-nous pour retrouver Kan et Eon ? (Comme, inconsciemment, je glissais le regard sur les deux fourreaux posés près de lui, il sourit avec malice.) Non, pas ceux-là.

Malgré l’aura tendue entre nous, je ris doucement. Il ne perdait jamais son mordant.

— Galadriel n’a pas précisé de date, finis-je par admettre avec un haussement d’épaules. Néanmoins, elle nous a priés de faire le plus rapide possible. On ne sait pas combien de temps Aion supportera la situation après avoir déjà passé cinq cents ans sur terre.

— Qu’il assume donc ses responsabilités, maugréa-t-il en lorgnant les sous-bois. Si nous en sommes ici, c’est à cause de lui. Si son ancien Élu l’a trahi, c’est à cause de son indifférence et de son arrogance. (Il soupira bruyamment.) Ce ne serait pas arrivé s’il était capable de se remettre en question.

J’étais plus que d’accord. Mais il ne servait plus à rien de débattre de ces sujets-là. Notre préoccupation actuelle était de retrouver les Dieux disparus.

— Galadriel a des indices sur la position des divinités, informai-je Al d’un ton hésitant.

Malgré l’obscurité, je pouvais distinguer l’éclat brillant de ses yeux métalliques. Il ressemblait à un loup, avec son corps nerveux, son sourire de fauve et son regard luisant. Un loup aux aguets.

— Je suis tout ouïe, répondit-il d’une voix lente.

— D’après Galadriel, Kan serait partie pour un autre continent.

— Comment pourrait-elle survivre dans un milieu où elle n’est pas priée ?

— Je… je ne sais pas, avouai-je en serrant mes cuisses avec mes mains. Tout ce que m’a dit Galadriel, c’est que Kan était partie assez loin pour qu’elle ne sente plus sa présence.

— Mor Avi, alors ? lança Achalmy en se frottant les cheveux.

— C’est possible.

Il renifla avec exaspération. Je trouvais étonnant qu’il ne m’eût pas encore insultée ou menacée. Peut-être qu’il savait se maîtriser, finalement.

— Quant à Eon, Galadriel pense qu’il est parti loin au Nord.

— Vraiment ? s’étonna Achalmy en se penchant légèrement en avant.

La mention de ses contrées natales avait réveillé son intérêt.

— Oui. Lefk et Galadriel perçoivent encore son essence. Néanmoins, à chaque fois qu’ils ont tenté de s’approcher de lui, il s’est soustrait à leur présence. C’est le Dieu de l’Espace, après tout.

— Loin au Nord… chuchota Al d’un air pensif, les yeux dans le vague. Mon peuple n’est jamais allé au-delà du Mont Valkovjen. Les légendes disent que d’autres peuples et d’autres Dieux y vivent. Nous n’y sommes pas les bienvenus.

— Tu y es déjà allé ?

— Où ? Au Mont Valkovjen ? Non. J’aimerais.

— Pourquoi ?

Mystérieux, il laissa un sourire torve lui tirer les lèvres.

— Parce que c’est l’une des plus grandes fiertés d’un Nordiste. Cette montagne est un lieu sacré pour nous. C’est l’objectif ultime lorsqu’on réalise son Rituel de Maturité.

Je désignai la pierre qui retenait sa tresse.

— Ce n’est pas la tienne, n’est-ce pas ? Tu as dix-huit ans, hein ? Donc tu n’as pas encore effectué ton rite de passage à l’âge adulte.

Il tressaillit, l’air surpris. Puis se renfrogna. Je me rappelais qu’il avait menti sur son âge.

— Je vais avoir dix-neuf ans dans quelques mois. Je compte accomplir ma Maturité cette année. (Comme j’ouvrais de nouveau la bouche, il saisit le joyau d’un bleu glacé qui fermait sa tresse.) C’est le Saphir des Glaces de ma mère.

— Il est magnifique, soufflai-je avec sincérité, admirative de la pierre précieuse.

— C’est le plus beau fragment jamais récolté, approuva Al avec un sourire satisfait. Parce qu’il provient des grottes glaciales du Mont Valkovjen.

— Ta mère y est allée ? m’étonnai-je en écarquillant les yeux.

De nouveau, Al prit un air confiant. Une lueur de fierté brillait dans ses yeux. Je ne l’avais jamais entendu parler de quelqu’un avec cette voix-là. Pas même de son père ou de son maître. Il avait assez bien connu les deux hommes pour leur reconnaître des défauts. Mais une femme qu’il n’avait jamais vue et qui subsistait sous le meilleur jour possible dans les souvenirs de ceux qui l’avaient fréquentée ?

— Plusieurs fois. Elle était du clan Valkov, ceux qui veillent sur le Mont. (Il tapota le fourreau de son long sabre.) Eon me provient de ce clan. Mon père me l’a confié en même temps que Kan.

— Je vois… soufflai-je, admirative de ces traditions et héritages familiaux.

Même en tant qu’héritière de l’Ouest, je n’étais pas certaine d’avoir de si belles histoires à raconter. Ma famille s’était contentée de régner sans incidents majeurs pendant des siècles. Notre royaume suivait un long fleuve tranquille depuis des décennies. L’absence de notre Déesse représentative, Kan, en était peut-être la raison. En effet, c’était mon peuple qui était à l’origine de nombreuses inventions : les navires capables de traverser la mer occidentale, les premières poudres explosives – encore en expérimentation – de nouvelles techniques agricoles… Or, nous n’avions pas réalisé de prouesses technologiques depuis un moment.


Avec un soupir, je me laissai glisser du rocher pour caler mon dos.

— Est-ce que tu me pardonnes ?

Il ne répondit pas, se contentant de m’observer, les traits tirés.

— J’ai réfléchi, Alice, finit-il par répondre au bout d’interminables secondes. Je crois que personne, ni toi, ni moi, ni les Dieux, ne devrait se jouer des règles du monde. Je crois que vous, Galadriel, Lefk et toi, avez fait une erreur. Une erreur qui m’implique moi, contre mon gré.

Il se pencha vers moi, l’air grave. Mon cœur battait furieusement, le rouge me montait aux joues.

— Or, s’il y a bien une personne qui sait ce que c’est, d’être impliqué contre son gré, c’est toi.

Sa colère déferlait sur moi comme une vague invisible. Et elle était tellement justifiée que j’avais envie de m’y noyer. Mais je ne pouvais pas. Pas tant que j’avais une mission à accomplir.

— À présent, je dois aller au-delà, reprit Al en s’étirant comme un chat. Profiter de la seconde chance qu’on m’a accordée. Je me suis sacrifié au combat pour offrir la victoire à mon camp. Je suis satisfait de ma mort, elle correspond à l’idée que je m’en faisais.

Il bailla légèrement avant d’ajouter du bout des lèvres :

— Même si je m’imaginais qu’elle viendrait un peu plus tard.

— Ta mort n’était pas prévue, Al, lui annonçai-je soudain, m’engouffrant dans la faille qu’il venait d’ouvrir inconsciemment.

— Comment ça ?

— Lorsque Galadriel s’est manifestée, par le biais de Wilwarin, c’est l’une des premières choses qu’elle nous a avoués, à Aion et moi. Que tu n’étais pas destiné à mourir si jeune. Que certaines âmes fortes, comme la tienne, méritaient de briller encore un moment.

— Nous mourons tous un jour, rétorqua mon compagnon avec un rire moqueur. Peu importe le moment.

— Mais tu as encore tellement de choses à faire… commençai-je d’une petite voix.

— Oui et, grâce à toi, je vais pouvoir les accomplir, me coupa-t-il d’un ton mi-accusateur, mi-reconnaissant.

Nerveuse, je restai silencieuse. J’avais l’impression de me déplacer sur un fil, d’être capable de le traverser et d’en ressortir plus forte, ou de tomber et devoir tout recommencer.

— Je sais que ce n’était pas à moi de choisir pour toi. Mais sauver des Dieux pour sauver ta vie me semblait une proposition… acceptable.

— Je comprends ta position, Alice, lâcha Al d’un ton neutre. Je n’ai pas dit que je ne comprenais pas. J’ai dit que je n’approuvais pas.

Il n’y avait plus rien à ajouter. Je pouvais continuer à lui expliquer mes motivations, mais je le soupçonnais de déjà les connaître. Je pouvais lui demander son pardon, mais il me rirait au nez. À ses yeux, un acte ne devait pas nécessiter des excuses : si on l’avait commis, c’était qu’on l’avait voulu. S’excuser de l’avoir fait aurait été preuve d’hypocrisie.

Ni lui ni moi ne le voulions.


Nous laissâmes quelques secondes s’écouler de nouveau, au rythme du ruisseau qui nous séparait. Je me sentais à la fois soulagée et écrasée par les responsabilités. J’avais pu m’expliquer avec Al, m’ôtant du cœur un poids que je n’aurais pu supporter très longtemps. À présent, je devais me défaire de celui qui m’écrasait les épaules : accomplir ma part du marché et retrouver les Dieux.

Achalmy dut percevoir ma nervosité, car il se leva soudain, s’avança sur le ruisseau en gelant l’eau sous ses pieds pour ne pas se mouiller, et vint s’installer à ma gauche. Même s’il ne dégageait rien de calme ou de pacifique, je me sentais plus en sécurité à ses côtés.

— Alors, comment on se répartit les choses ? lança-t-il d’un ton badin en grattant des peaux mortes autour de ses ongles.

— Comment ça ?

— Les Dieux perdus. Kan et Eon. Si j’ai bien compris, toi et moi devons nous débrouiller pour les ramener sur Oneiris. Autant nous séparer pour être plus efficaces, non ?

Le froid de la déception se glissa dans mon cœur et mon ventre. Désemparée par sa proposition, je me contentai de le dévisager bêtement pendant quelques secondes. Il haussa un sourcil inquisiteur puis m’adressa un sourire crispé.

— Tu voulais qu’on voyage ensemble.

— Je… non. Oui. Mais…

— Alice, me coupa-t-il d’un ton las, je… j’aurais dû m’y attendre, après tout.

Il se frotta les cheveux d’un air agacé. Après s’être refroidi pendant quelques secondes, mon cœur battait furieusement, à présent.

— Tu… n’as plus envie de me voir ? soufflai-je du bout des lèvres.

Sans prendre la peine de me répondre, il éclata de rire.

— Oh, Alice, je t’en prie, ne joue pas à ça avec moi.

Vexée, je sentis mes joues chauffer. Néanmoins, il avait raison : ma question avait été idiote. Si ma présence l’irritait, il ne serait pas ici en train de discuter avec moi.

— Pardon, marmonnai-je en enfouissant ma tête entre mes bras. C’est juste que… Il s’est passé tant de choses en quelques heures… J’ai vraiment eu peur de te perdre.

— Je suis là, se contenta-t-il de répondre d’un ton mi-figue mi-raisin.

Les paupières serrées fort, je restai ainsi, profitant de son aura vivifiante, de son odeur de pluie, de son souffle profond. Pourquoi avait-il fallu que cela tombât sur lui ?


— Alors, reprit Achalmy d’une voix claire, est-ce que ça te va si je pars au Nord trouver Eon et toi vers Mor Avi pour Kan ?

Déstabilisée par son sang-froid, je ne répondis pas tout de suite. Pourquoi voulait-il tout régler maintenant ? Ne pouvait-il pas attendre quelques heures, que le jour fût levé, pour me laisser un peu de répit ?

— Je ne sais pas, finis-je par murmurer, de mauvaise foi.

Il marmonna dans sa barbe.

— Alice, s’il te plaît. J’ai besoin de ton enthousiasme, de tes idées, pas de ton désespoir.

Un élan de colère me serra la poitrine, mais je le fis taire. Il avait raison. Ce n’était pas pour autant que je n’avais plus mal.

— Mon désespoir, criai-je soudain en relevant la tête, les yeux brûlants de larmes que je refusais de faire couler devant lui. Oui, je suis désespérée.

J’agrippai fort le tissu de mon pantalon pour refouler le chagrin et la peur qui montaient en moi. Faisait-il exprès de ne pas comprendre ?

— Mon père est mort il y a à peine quelques jours, repris-je d’une voix tremblante. J’ai vu les soldats de mon Royaume mourir les uns après les autres, sans être capable de faire quoi que ce soit. Je t’ai cru parti pour toujours, j’ai rêvé de ta mort cent fois, et je l’ai expérimentée il y a quelques heures à peine. (Je me penchai vers lui pour empoigner son bras.) Alors, oui, j’ai besoin de temps.

À son tour désemparé par mes propos, il me dévisagea longuement avant de détourner le regard. Sa bouche plissée et ses yeux fuyants trahissaient son soudain embarras.

— Pardon, Alice.

Je secouai la tête, en plein désarroi. Je n’avais pas besoin de ses excuses. J’avais besoin de son soutien, de son appui, de sa présence. Pourquoi cette tête-de-mule ne pouvait-il pas le comprendre ? Que devais-je faire pour lui signifier que je tenais à lui ?

— Al, chuchotai-je en desserrant mon emprise sur son bras. Je suis d’accord avec ton plan.

— Vraiment ? s’étonna-il avant d’enchaîner : alors mettons-nous au travail dès à présent. Vanä et Mars m’attendent à Ma’an. Je vais les rejoindre et… je proposerai peut-être à ce crétin de Souffleur de m’accompagner. Il faut que je passe voir Zane et mon père, ils m’attendent. Quant à Wilwarin… je pense qu’il rentrera à Enetari avec Vanä. Il vaut mieux pour lui, il en a vu des vertes et des pas mûres au cours des derniers jours.

Sa précipitation me fit presque sourire. Je le sentais dévoué à cette mission, en fin de compte. Il fallait dire qu’avec sa vie en jeu, il avait plutôt intérêt à la prendre au sérieux.

— Pour l’Impératrice, enchaîna Al d’un air pensif, je ne sais pas si c’est une bonne idée de la laisser à Ma’an. Maintenant que son frère l’a trahie, l’Empire risque d’imploser. Si elle ne cède pas le trône à Dastan, ce sera la guerre civile. (Il soupira lourdement.) Ce serait peut-être une bonne idée que vous voyagiez ensemble, le temps que les choses se calment. Heureusement, je n’ai pas l’impression qu’elle veule se battre pour son trône.

Moi, oui, souffla une voix au coin de mon esprit, que je croyais éteinte après tout ce temps.

Cette étincelle au fond de moi, que les morts et le désespoir n’avaient pas réussi à souffler, me brûla de l’intérieur. Je n’avais à prononcer que quelques mots. Pour quelqu’un qui vivait avec le courage et l’aventure dans la peau, Al était lâche sur ce point. Si ce n’était pas lui, alors c’était moi.

— Achalmy, une fois que nous aurons accompli notre mission, est-ce que je te reverrai ?

Son regard coula sur mon visage. Ses traits se tendirent dans la pénombre, ses yeux se plissèrent. Je le mettais dans une position délicate, je le savais. Mais j’avais besoin d’entendre sa pensée.

— Je ne sais pas. Nous pourrions rester en contact.

— En contact, répétai-je en appuyant mon regard sur son visage hésitant.

— Qu’est-ce que tu veux me faire dire, Alice ? finit-il par s’agacer en roulant des yeux.

— Est-ce que je compte pour toi ?

Il me lança un regard à geler un feu.

— Tu crois que j’aurais fait tout ce chemin, subi toutes ces épreuves, si ce n’était pas le cas ?

— Alors pourquoi tu ne le dis pas ? finis-je par m’exclamer avec véhémence, horripilée par son comportement blasé.

— Parce que c’est évident, siffla-t-il en agrippant l’un de ses sabres dans un geste de nervosité.

— Pas pour moi, fichu imbécile, criai-je en lui tapant le bras de manière inoffensive.

D’un air perplexe, il observa mon poing serré puis son épaule.

— C’était censé faire mal ?

— Je vais t’électriser, crachai-je en tendant les doigts.

Il se décala rapidement sur le côté.

— Non, c’est bon, ça va ! s’exclama-t-il d’une voix plaintive en faisant la moue.

Silencieux, nous nous dévisageâmes en chiens de faïence pendant de longues secondes.

— Est-ce que je risque encore ma vie ? finit-il par râler d’une voix traînante.

— Peut-être, grommelai-je en allant me caler contre le gros rocher qui bordait le ruisseau.

Bien que le regard tourné vers l’écoulement paisible de l’eau, je sentais ses yeux sur moi. Son hésitation, ses remords.

— Eh, princesse ?

Malgré le surnom railleur, son ton était mortellement sérieux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lâchai-je en serrant mes bras autour moi lorsqu’une brise fraîche s’infiltra dans ma nuque.

— C’est impossible entre nous. Tu le sais.

Je ne m’étais pas attendue à cela. Mortifiée, je sentis les misérables digues de mon cœur céder. Un flot de tristesse remonta ma gorge, mon nez, ma bouche, jusqu’à mes yeux. Les larmes commencèrent à glisser sur mes joues, lacérant mes joues de leur douleur aiguisée.

— C’est pour ça que je… (Il remarqua soudain mes larmes.) Alice….

Avec un soupir, il se leva et s’assit à côté de moi. Puis, avec une étonnante délicatesse venant de lui, il passa un bras autour de mes épaules.

— Si je ne ressentais rien pour toi, je n’aurais pas mis ma vie en danger pour sauver la tienne. Je t’apprécie, Alice. Beaucoup.

Je sentis son souffle contre ma joue. Après le chagrin, la peur s’engouffra dans mon cœur. Je préférais qu’il ne m’offrît rien de lui plutôt qu’une infime parcelle dont je devrais me contenter.

— Et je sais que tu as conscience que nos modes de vie sont bien trop contradictoires pour que quelque chose de sain se construise entre nous.

Je le détestai au moment où il prononça ces quelques mots. Car c’étaient ceux qui m’avaient empêchée d’y songer sérieusement, d’ouvrir mon cœur à Al, de nous laisser une chance. J’étais naïve, mais pas idiote.

— Je vis sur les routes, reprit-il à voix basse, comme s’il avait peur de me brusquer. Et toi, tu vas hériter d’un Royaume. Je suis un Nordiste qui ne veut ni chaînes ni règles. Et toi une Occidentale aux traditions culturelles bien spécifiques et aux lois définies. Je suis trop instable et tu n’es pas assez libre.

Il resserra son bras autour de moi pour que nos corps se rapprochassent. Pour un guerrier du Nord, il dégageait une étonnante chaleur. Qui séchait les larmes gelées dégoulinant sur mes joues.

— Je suis désolé, Alice. Je peux pas me sacrifier autant pour to…

— Et je ne te demande pas de le faire, le coupai-je en secouant la tête. Quant à moi, je ne peux pas… je ne veux pas abandonner mon trône pour t’accompagner.

Je le sentis sourire à mon oreille. Je me demandais si je l’avais brusqué par mon ton péremptoire. Je devais reconnaître que les mots m’étaient naturellement sortis de la bouche. Je ne les avais pas prémédités, ni contrôlés. Néanmoins, à en croire son souffle toujours aussi proche de ma joue et son bras fermement passé autour de mes épaules, je ne l’avais pas vexé.

— Je vaux pas la peine que tu abandonnes ton royaume pour moi, petite Reine.

Ses mots me firent rougir. De honte et de plaisir. Hésitante, je tournai la tête vers lui. Son visage était proche – trop proche. Je m’empourprai un peu plus. Ce qu’il remarqua et nota avec un sourire en coin.

— Je partirai demain matin, souffla-t-il d’une voix tranquille. Je dirai au revoir à Wil, puis j’irai en direction de Ma’an.

— Demain matin, répétai-je, comprenant que notre séparation allait avoir lieu d’ici quelques heures. Al, tu ne veux pas reste…

— Non. (Devant mon expression blessée, il grimaça.) Alice, je pense qu’il vaut mieux… couper le lien le plus rapidement possible.

J’eus le souffle coupé, pendant un instant. J’aurais dû m’en douter, vue la tournure de notre discussion, mais ce n’était pas moins difficile à encaisser. Était-ce la dernière soirée que je passais avec Al ? Cette perspective me mortifia. J’avais envie de passer la nuit entière entre ses bras. Mais si je le faisais, je n’étais sûre de pouvoir le laisser partir au petit matin.


Son souffle tiède envoyait des frissons dans ma nuque. Personne ne m’avait tenu ainsi dans ses bras : mon père n’avait jamais été tactile, et ma mère avait une affection assez discrète. Je devais reconnaître que sa présence m’apaisait, me donnait le sentiment que nous allions nous en sortir.

Même si c’était une illusion, j’avais envie d’y croire, l’espace de quelques heures.

— Alice.

Mon prénom, chuchoté à mon oreille, me fit légèrement sursauter. Je me tournai de nouveau vers Al, qui avait la tête penchée vers mon cou. Il redressa lentement le menton. Ses yeux luisaient. Gentiment, il se pencha en avant. Quand je compris ce qu’il s’apprêtait à faire, je reculai brutalement. Une expression surprise se peignit sur le visage de mon ami.

— Je… Pardon, bredouilla-t-il en s’empourprant d’embarras.

Je n’aurais pas cru le faire rougir un jour. Je m’esclaffai puis me blottis contre lui.

— Est-ce qu’on peut juste rester comme ça ?

Il me fit languir quelques secondes de sa réponse.

— Oui, on peut, princesse.

Pour une fois, je ne l’électrocutai pas. Doucement bercée par son souffle et par les bruits de la forêt, je fermai les yeux. Il embrassa mes cheveux puis s’endormit à son tour.

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