Chapitre 23 - Achalmy

17 minutes de lecture

An 500 après le Grand Désastre, 3e mois de l’été, la Place des Cinq, le Noyau.

Je fus réveillé par une vague de frissons remontant le long de mon corps. Agacé par l’air frais qui courait sur ma peau, je marmonnai et essayai de remonter ma couverture vers mon menton. Ma main rencontra le vide. Avec perplexité, je fouillai le sol à côté de moi : je l’avais peut-être poussée de côté pendant la nuit. Mais il n’y avait que la terre meuble et régulière. D’ailleurs, j’étais allongé à même le sol et sans ma besace pour me servir d’oreiller. Étais-je si épuisé la veille que j’en étais tombé de fatigue sans même monter le camp ?

J’ouvris les yeux. La nuit n’était pas pleinement tombée : certaines étoiles ne brillaient pas encore. Néanmoins, celles qui étaient présentes dans le ciel me semblaient… étranges. Je levai la main, pointai celle qui me servait de repère en toute saison et tendis mon auriculaire vers le point lumineux le plus proche. Dans les Terres de l’Ouest, mon doigt tombait toujours dessus. Là, l’étoile était décalée de quelques centimètres.

Je n’étais donc pas dans l’Ouest.

Je me redressai brutalement, les sens en alerte. Où étais-je ? L’air était trop doux et sucré pour que je fusse dans le Nord. Le cœur battant à tout rompre, je tournai lentement la tête pour observer les alentours. Ma tresse me chatouilla le cou alors que j’observais sans comprendre ce m’entourait.

J’étais au fond d’une crevasse. Et nu.


Je croisai les bras sur ma poitrine pour me réchauffer. Je comprenais mieux pourquoi l’air de la nuit m’avait réveillé. En été, je pouvais dormir torse-nu à la belle étoile sans m’inquiéter, mais jamais complètement dévêtu. Simple question de commodité si jamais on venait à m’attaquer.

Je me sentais étrangement léger, comme si je venais juste de me réveiller d’une longue nuit réparatrice. Néanmoins, à en croire la logique de la journée, je venais juste de me coucher.

— Achalmy ?

La voix, hésitante et intimidée, s’éleva derrière moi. Je me retournai brutalement, prêt à faire jaillir des bulles d’eau si nécessaire. L’idée me quitta aussitôt l’esprit dès que je reconnus Alice. Elle avait le souffle court.

— Alice ? Où est-ce qu’on…

Je laissai ma phrase en suspens lorsqu’elle commença à dévaler le cratère à toute vitesse. Je craignis qu’elle se brisât la cheville, mais elle parvint jusqu’à moi sans se blesser. Ne me laissant guère le temps de reprendre la parole, elle se laissa tomber à genoux devant moi pour me dévisager.

— Tu es vivant.

C’avait été une affirmation. Perplexe, je haussai les épaules en lui adressant un sourire moqueur. À peine ouvrais-je les lèvres pour lui demander ce qui lui prenait qu’elle jeta ses bras minces autour de mon cou. Malgré moi, je me raidis, ce qu’elle perçût sans mal.

— Excuse-moi, souffla-t-elle d’un ton tremblant. Mais il faut que… Je voulais en être sûre…

Elle sentait l’odeur sucrée des fruits. Désemparé par son geste soudain, je ne répondis pas tout de suite. Nous n’avions jamais été aussi familiers l’un envers l’autre. Alors pourquoi cet élan de…

Je la repoussai brutalement alors qu’une pensée fugace me traversait l’esprit. Je n’avais quand même pas… avec elle ? C’était impossible, trop brusque. Autrement… j’allais m’arracher les cheveux.

— Alice, soufflai-je en plongeant les yeux dans les siens.

Quelques larmes s’accrochaient vainement à ses cils sombres. Ses joues étaient roses et sa bouche tremblait imperceptiblement.

— Je…

Les mots moururent sur mes lèvres. Je me sentais perdu, dépassé. Comment lui demander ce qui s’était passé avant que je me réveillasse ? J’avais peur de passer pour un véritable salaud.

— Comment tu te sens ? reprit-elle d’une voix inquiète en me touchant l’épaule.

Ses sourcils se froncèrent alors. Son regard bascula de mon visage jusqu’à mes jambes. Elle devait remarquer à l’instant que je ne portais aucun vêtement.

— P-Pardon, bredouilla-t-elle en reculant précipitamment.

Rouge jusqu’aux oreilles, elle garda la tête rivée de côté.

— Alice, est-ce que tu peux m’expliquer ce que je fabrique au fond d’un cratère et nu comme un ver ?

Elle me jeta un coup d’œil furtif avant de se détourner à nouveau. Puis elle se leva pour grimper la pente d’un pas déterminé.

— Je vais te chercher un vêtement.

Elle n’avait pas répondu à ma question. Mais sa réaction déconcertée avait effacé les craintes que j’entretenais quelques secondes plus tôt. Je m’en sentais grandement soulagé.


Sans attendre qu’elle revînt, je me levai et commençai à remonter le cratère. Je me demandais ce qui avait pu creuser une telle crevasse. Lorsque mes yeux arrivèrent à hauteur du sommet, je me figeai. Une forêt d’arbres étranges entourait une sorte de grande place. Des statues représentatrices de nos Dieux en faisaient le tour à intervalles réguliers.

Alors je me rappelai où j’étais. La Place des Cinq se tenait au cœur du Temple de Timoria, lui-même abrité dans le Noyau d’Oneiris.

Avec précipitation, je finis de grimper le cratère et courus en direction d’Alice. Elle fouillait un sac près d’un feu faiblard. Deux autres personnes s’étaient installées sur ce camp minuscule, des bols à la main.

— Alice, il faut qu’on s’en aille ! lui criai-je en avalant les derniers mètres qui nous séparaient.

Surprise, elle dressa le cou en me voyant venir. Puis me tendit brusquement un vêtement en baissant les yeux.

— Le comte Wessex Bastelborn va bientôt revenir, alors…

— Qu’est-ce que tu dis ? me coupa soudainement une femme au teint halé près du feu.

Des mèches brunes tombaient sur son visage fatigué. Malgré ses traits tirés, elle gardait une expression altière. Ses yeux mordorés me détaillèrent sans gêne.

— Qu’est-ce que vous fabriquiez, tous les deux, au fond de ce cratère ? lança-t-elle alors d’un ton narquois en nous observant tour à tour, Alice et moi.

Mon amie piqua un fard en ouvrant la bouche pour protester. Agacé par leur passivité, je levai les bras au ciel.

— Mais qu’est-ce que vous fichez ? Ce salaud de Noble ne va…

— Achalmy, lâcha soudain Alice, la main tendue dans ma direction pour me donner le vêtement, habille-toi. Nous discuterons après.

Son ton autoritaire me fit grincer des dents. Elle savait que je détestais recevoir des ordres, encore plus d’une fille plus jeune que moi et qui ne savait rien de mes mœurs.

— Tu peux rester nu, ça ne me dérange pas, souffla la Sudiste d’un ton doucereux en me dévisageant.

— Votre Altesse, marmonna Alice en lui jetant un regard las, je vous en prie, ne compliquez pas les choses.

— Je proposais juste, répliqua la femme d’une voix boudeuse en retournant à la contemplation de son bol.

Irrité par leur comportement, j’enfilai rageusement les chausses qu’Alice m’avait données puis l’agrippai par le bras. Elle hoqueta de surprise. Peut-être l’avais-je aussi saisie un peu violemment.

— Alice, il faut qu’on parte.

— Nous ne sommes pas en danger, Al, répliqua-t-elle en secouant la tête.

— Le comte Wessex Bastelborn n’est pas un danger pour toi ?

Mortifiée et silencieuse, elle m’observa en silence pendant quelques secondes. Puis elle prit une grande inspiration avant de saisir délicatement mon poignet.

— Achalmy, il faut que tu m’écoutes attentivement. Le comte Wessex Bastelborn n’est en réalité pas… l’homme qu’il prétend être.

— Je ne suis pas vraiment étonné, marmonnai-je d’un ton maussade avant d’ajouter sèchement : Alice, va droit au but, je t’en prie.

— Il… C’est… Le comte Bastelborn est en réalité Aion.

— Aion ? (Je ne pus empêcher un rire jaune s’échapper de mes lèvres.) Aion, comme notre Dieu des éléments ?

— Oui. (Avant que j’eusse le temps de reprendre, elle enchaîna vivement :) D’où penses-tu qu’il tire ses pouvoirs ? Ses capacités exceptionnelles de guérison ? C’est un Dieu déchu, Achalmy.

La nouvelle me laissa pantois. Mille pensées fusant dans la tête, je lâchai mon amie pour reculer de quelques pas. Elle mentait… non. Non.

Je m’en souvenais.


Avec un cri de colère, je me retournai et tapai du pied dans une pierre. Le caillou partit à la volée s’écraser sur la Place des Cinq. Qu’est-ce qui m’arrivait ? M’étais-je pris un mauvais coup sur la tête pour avoir tout oublié ?

Alice m’avait pourtant déjà tout expliqué : la véritable nature du comte Wessex Bastelborn, son plan et sa fausse Prophétie, ses intentions de vaincre son ennemi ancestral, Calamity, afin de retrouver sa place perdue… Dans ce cas-là, pourquoi mes idées étaient-elles si confuses, mes souvenirs si brumeux ?

Avec un soupir, je me laissai tomber sur les fesses et croisai les bras autour de mes jambes. Ce n’était pas en jurant, en frappant et en m’énervant que les choses allaient me revenir. Les yeux rivés sur le cratère, je fis le vide dans mon esprit, calmai mon cœur furieux et détendis mes muscles crispés de frustration.

Après avoir retrouvé Alice dans le Noyau, j’avais passé ma colère sur le visage du Dieu. Pourtant, loin de se montrer rancunier, il avait été compréhensif, à sa manière, et m’avait révélé être mon aïeul. Une grimace me traversa le visage à cette pensée. Mon père ne m’avait jamais parlé de ce Kazar du clan Dillys, dont descendait ma famille paternelle. Était-il au moins au courant de ce lien entre le Dieu des éléments et nous ? Savait-il pourquoi Kan, le katana élémentaire de l’eau, était transmis dans notre clan ? À présent, je savais comment le sabre avait fini par tomber entre mes mains.

Songer à mes armes me rappela que je ne les avais pas près de moi. Leur absence me pesait. Me donnait l’impression d’être à nu, sans défenses.

— Alice, est-ce que tu aurais vu mes sabres ? m’exclamai-je en bondissant sur mes talons pour m’approcher du camp.

J’avais à peine accordé mon attention aux deux autres personnes. Maintenant que j’avais l’esprit plus clair, je remarquai qu’il s’agissait de Wilwarin et Soraya Samay. Si la dernière ne m’intéressait guère, j’étais inquiet pour le Sage. Les épaules tombantes, il avait la tête d’une personne qui n’avait pas dormi depuis trois jours. L’affrontement l’avait-il affecté à ce point ? Ou quelque chose d’autre était-il responsable de son épuisement ?

— Ils sont là, me répondit Alice en récupérant deux fourreaux près du feu, qu’elle me tendit.

Anxieux, je récupérai mes armes et les observai. D’une longueur traditionnelle, Kan avait un manche enveloppé d’une étoffe bleu marine et rugueuse. Plus long et lourd, Eon, mon katana de glace, possédait une garde décorée de motifs fins et abstraits ainsi qu’un manche aux tissus tressés. C’étaient mes biens les plus précieux, plus chers que ma vie, plus importants que mon avenir. Un jour, à leur tour, mes enfants en hériteraient, porteraient cet héritage avec fierté et honneur.


— Al, tout va bien ?

La voix d’Alice me ramena sur Oneiris. Clignant des yeux pour chasser les picotements qui s’y étaient installés, je tournai la tête vers elle. Elle m’observait d’un air soucieux, l’air désolé.

— Ça va, répondis-je en me laissant choir devant le feu.

Perdu dans mes pensées, je serrai mes sabres contre moi. Ils étaient peut-être la dernière chose qui avait encore une place claire dans ma vie. Des ancres auxquelles m’accrocher. Plus d’une personne me prendrait pour un fou de m’attacher autant à des armes. Néanmoins, j’étais certain qu’elles ne me trahiraient jamais. Je ne pouvais pas en dire autant des Humains et des Dieux.

Un mouvement sur le côté me fit lever les yeux. Wilwarin venait de se redresser et s’éloignait d’un pas traînant.

— Wil ? Tu vas où ?

Les paupières tombantes, il me jeta un regard fatigué. Il attendit quelques secondes avant de daigner répondre d’une voix atone :

— Me coucher. Je suis épuisé.

Perplexe, je le suivis du regard tandis qu’il s’éloignait pour aller s’allonger sur une mince couverture à quelques mètres. Je me demandais si c’était le combat qui l’avait accablé à ce point. En parlant de combat…

Une vague de mouvements, sons, lumières et douleurs m’inonda l’esprit. Des bribes, fugaces et vives, m’envahissaient sans que je pusse complètement les apercevoir. Je n’arrivais pas à les mettre dans l’ordre, à leur donner un sens précis.

Nerveux, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Le cratère avait dû se former pendant le combat. Qui avait causé une telle attaque ? Aion ? Et pourquoi m’étais-je réveillé nu en plein milieu ?


La gorge serrée, je basculai les yeux sur Alice, qui remuait le contenu de son bol d’un air distant. Elle avait l’air triste, nerveuse, soulagée et effrayée en même temps. J’avais envie de la réconforter, mais j’étais trop perdu pour pouvoir encaisser la peine d’autrui.

— Alice ? (Surprise d’entendre ma voix, elle sursauta légèrement avant de me dévisager de ses grands yeux sombres.) Le combat contre Calamity…

— Nous avons gagné. Aion a récupéré ses pouvoirs.

— Oh. Eh bien… tant mieux. Mais… je…

Avec un soupir, j’appuyai mon front contre ma paume. Pourquoi étais-je incapable de remettre mes souvenirs dans l’ordre ? Ce combat s’était pourtant déroulé il y avait quelques heures à peine.

— Je ne me rappelle plus rien, Alice.

Mon ton nerveux la fit grimacer. Après avoir reposé son bol près du feu, elle se leva et vint s’asseoir à côté de moi. Malgré notre rapprochement, elle préférait fixer les flammes paresseuses, ce qui jetait un orange rougeâtre sur sa peau pâle.

— Tu… Tu as été grièvement blessé pendant le combat.

J’eus soudain le souvenir d’un vol se finissant brutalement contre un arbre. Avec un sourire crispé, je tâtai mes côtes. Elles allaient bien.

— Je crois me souvenir de ça, répondis-je d’un ton assuré. C’est… Galadriel elle-même qui est venue me soigner, hein ? Par le biais de Wil.

En redressant le menton, Alice me dévisagea, une lueur brillante dans ses prunelles indigo.

— O-Oui, la Déesse s’est incarnée dans Wilwarin. Elle t’a soigné pour que tu puisses repartir au combat. Et c’est pour ça qu’il est épuisé. Tu te souviens de tout ça ?

— Oui.

— Et… la suite du combat ?

Essayant de faire le vide pour me concentrer, je levai les yeux au ciel. La disposition des étoiles me perturbait, mais ne rendait en rien la vue moins extraordinaire.

— C’est un peu plus flou. Je me rappelle être rapidement retourné au combat, affronter Calamity…

— Tu… tu as réussi à le bloquer avec ta glace et tes sabres.

— Hum… oui ! Oui, je l’ai embroché par derrière.

Mon ton égal la fit grimacer.

— Pardon, soufflai-je avec un haussement d’épaules. C’est juste que… Calamity était un être mauvais, Alice.

— Tu parles d’un ton uni de toutes les personnes que tu as tuées, Achalmy.

Sa voix sèche me fit serrer les dents. Elle avait tort. Je ne considérais pas de la même manière toutes mes victimes. Calamity, en revanche, méritait qu’on le méprisât.

— S’il avait pu, il t’aurait tué, la prévins-je en saisissant son bras. Calamity était une enflure.

— Oui, mais il est mort ! s’exclama-t-elle soudain dans un éclat de colère.

Sans le vouloir, elle me transmit une petite décharge électrique, qui me fit retirer les doigts de son bras avec une grimace de douleur.

— Il est mort, Aion a récupéré ses pouvoirs, mais il n’est pas redevenu un Dieu !

Son annonce fit taire les mots que j’avais à lui dire.

Comment ça, Aion n’était pas redevenu un Dieu ?


J’attendis quelques secondes en dévisageant Alice dans l’espoir qu’elle prît la parole. Qu’elle m’expliquât que c’était une mauvaise blague. Mais ce n’était pas son genre.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? finis-je par demander d’une voix sourde.

— Une fois que nous avons abattu Calamity, Aion a récupéré ses pouvoirs. Il pensait redevenir l’un des Dieux Primordiaux à ce moment-là. Malheureusement, cela n’a pas eu lieu.

— Pourquoi ? Il y a eu un problème lors du transfert ?

— Non, lâcha-t-elle d’un ton pincé en jetant une brindille aux flammes. Pour redonner à Aion sa place déchue, il faut que les quatre autres divinités soient présentes et l’aident grâce à leurs pouvoirs.

À cette annonce, je grimaçai, prévoyant le pire. Aion aurait-il été aussi trahi par les Dieux ?

— Ils n’ont pas voulu ? m’enquis-je avant qu’Alice eût le temps de reprendre la parole.

— Ce n’est pas ça, répliqua-t-elle en secouant la tête. Il n’y a plus que Dame Galadriel et le Seigneur Lefk sur Oneiris. Kan et Eon ont disparu.

Une vague gelée me parcourut la colonne vertébrale.

— Disparu ? Comment des Dieux peuvent-ils disparaître ?

— Lorsqu’ils le veulent, acheva-t-elle d’une voix morose en pinçant les lèvres. Ils se sont exilés, après les événements du Grand Désastre. Ils avaient peur d’être de nouveau trahis par les Humains.

— Donc Kan et Eon ne veillent plus sur nous depuis cinq cents ans.

Avec un silence maussade, elle hocha la tête.

Savoir que l’on avait été abandonnés par deux de nos cinq Dieux Primordiaux était un choc à encaisser. Une nouvelle amère à digérer. L’absence de la Déesse du Temps et de la divinité de l’Espace était une explication au déclin de l’Empire Samay et à la stagnation du commerce occidental. Sans les Dieux pour les guider, ces gouvernements n’avaient pu augmenter leur emprise sur Oneiris.

Je me demandais si c’était réellement une mauvaise chose, finalement.


Alice m’avait expliqué pourquoi Aion n’avait pu récupérer ses pouvoirs. Mais pas la raison pour laquelle je m’étais réveillé nu au milieu du cratère. La réponse m’angoissait un peu.

— Où est Aion ? finis-je par demander en déposant mes sabres à côté de moi.

— Depuis qu’il a appris qu’il ne pouvait redevenir un Dieu, il est parti s’isoler. Je suppose qu’il est encore dans le Noyau, mais où ? je ne sais pas.

Elle se pencha en avant pour récupérer son bol. Il contenait une soupe épaisse et verdâtre.

— Tu as faim ?

— J’avais faim jusqu’à ce que je voie ça, expliquai-je avec une grimace.

— Al, tu fais l’enfant, soupira-t-elle avant de me tendre son récipient. Goûte et, après, juge.

Maussade, je récupérai le bol et portai une cuillère de la soupe à mes lèvres. J’hésitai une demi-seconde avant de goûter, puis cédai. La consistance était plutôt onctueuse et la saveur, surprenante. À mi-chemin entre le sucré et le salé.

— C’est Wilwarin qui a préparé la soupe, avec des restes et des végétaux trouvés aux alentours. Personnellement, j’aime beaucoup la touche sucrée.

— Tu adores le sucre, lui fis-je remarquer en lui rendant le bol. Mais ça ne donne pas de forces.

Elle fit la moue en portant une cuillère de soupe à sa bouche.

— Ça donne de la force au cœur.

Alors que je m’esclaffais de sa réponse, mon interrogation principale se rappela violemment à moi. Perdant toute trace d’amusement, je posai une main sur le poignet de mon amie pour attirer son attention.

— Alice, il y a une question que je n’ai pas encore posée. (Je la vis pâlir tandis que ses traits se crispaient sous les lumières des flammes.) Qu’est-ce qui s’est passé entre la mort de Calamity et mon réveil ? Je ne me rappelle rien.

Nerveuse, elle se tripota les doigts de longues secondes en soupirant plusieurs fois. Finalement, elle leva les yeux dans ma direction, un pli soucieux entre les sourcils.

— C’est toi qui immobilisais Calamity pendant qu’Aion et moi préparions l’attaque finale – un éclair colossal. Tu n’as pas pu fuir avant. Alors la foudre s’est abattue sur vous deux. Néanmoins, tu n’as pas les pouvoirs d’un demi-Dieu, alors… il… (Elle agrippa sa chemise en refoulant un sanglot.) Il ne restait plus rien de toi, si ce n’étaient tes sabres.

Je n’entendais plus que les battements de mon cœur contre mes tempes. Le crépitement des flammes, le chant des insectes, la respiration profonde de Wil, les reniflements d’Alice… tout était loin. Diffus. Je n’entendais plus que mon cœur. Et les paroles de mon amie, qui tournaient incessamment sous mon crâne.

Alors je ris. Je levai un genou, appuyai mon bras dessus en observant Alice de biais.

— S’il ne restait rien de moi, c’est que je suis mort ? (Elle hocha la tête avec raideur.) Si je suis mort, c’est que j’ai… disparu ? (Nouveau hochement de tête.) Dans ce cas-là, comment puis-je être ici en train de discuter avec toi ? Je ne crois pas que l’au-delà ressemble à ceci.

— C’est parce que tu es en vie.

Elle ne m’avait pas regardé. Plus que ça, elle faisait exprès d’éviter mon regard. Comme si elle s’en voulait.

— Je t’ai fait ressusciter, Achalmy, finit par lâcher Alice d’une voix tremblante. Galadriel m’a proposé un marché, et j’ai accepté. En échange de ta vie, je dois accomplir une tâche pour elle.

Cette fois, je n’avais plus envie de rire.

— Un marché ? soufflai-je du bout des lèvres, peinant à croire ce qu’elle venait de me révéler.

— Oui. Lefk a accepté de te donner un sursis et Galadriel t’a ramené parmi nous.

— Comment est-ce possible ? Pourquoi ?

Ma voix était devenue glaciale, mon ton, tranchant. Parce que j’étais gelé au plus profond de moi-même. Personne ne trompait la Mort. Personne ne se jouait de la Vie.

— Parce que ce sont des Dieux, répondit Alice d’un ton craintif. Et parce qu’ils ont besoin de nous, de toi.

— Qu’est-ce que tu racontes ? criai-je en me levant soudainement. Les Dieux n’ont pas besoin d’Humains.

Ma soudaine animosité la fit se recroqueviller. Pourtant, je n’avais pas envie de me calmer. Bien au contraire. Je bouillonnais de peur, de rage, d’incompréhension.

— Ils ont besoin d’âmes comme la tienne, Al. D’âmes fortes et persévérantes. Pour accomplir une tâche dont eux-mêmes ne sont pas capables.

Alors que je m’apprêtais de nouveau à lui hurler des questions, elle se leva pour me saisir par les épaules. Même si je la dépassais d’une tête et étais capable de briser son cou gracile d’une main, elle m’intimidait. Ses yeux avaient vu plus que les miens. Je n’aurais pas cru que ce fût possible.

— Ils veulent qu’on trouve et qu’on convainque Kan et Eon de revenir, Al. Lefk, Galadriel et Aion comptent sur nous pour ramener leurs égaux disparus.

Elle me fit de nouveau taire en bâillonnant mes lèvres de son regard déterminé.

— Galadriel pense que nous en sommes capables. Que nous avons le courage et la force de voyager afin de les trouver.

Avec des mains tremblantes, elle lâcha mes épaules et laissa mollement retomber ses bras le long de ses flancs. Sa bouche formait un pli coupable.

— C’était ça ou te laisser mourir.

Je ne savais pas si elle comptait sur les semaines que nous avions passées ensemble, sur les obstacles que nous avions franchis main dans la main, sur les promesses que nous nous étions faites. Je ne savais pas si elle comptait sur l’affection que j’avais développée pour elle.

Mais il n’y avait plus aucune chaleur dans mon cœur tandis que je l’observais.

— Alice, personne n’a le droit de déterminer si je dois vivre ou pas. Ni toi, ni moi, ni même les Dieux. Je suis mort, et j’aurais dû le rester.

Finalement, d’un ton cinglant, j’assénai :

— Je n’ai plus ma place dans ce monde, à présent.

Alors qu’elle ouvrait la bouche de protestation, je lui tournai le dos.

J’étais en vie.

Mais, à l’intérieur, je me sentais mort.

Annotations

Vous aimez lire Co "louji" Lazulys ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0