Chapitre 21 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 3e mois de l’été, la Place des Cinq, le Noyau.

Une tension palpable nous enserrait tous d’un filet invisible et désagréable depuis le lever du soleil. Personne n’avait vraiment réussi à fermer l’œil de la nuit. Nous sursautions au moindre bruit, dévisagions les alentours dans la crainte de voir apparaître Calamity, peinions à laisser s’écouler les minutes dans l’attente de la bataille cruciale.

Achalmy évitait notre groupe depuis le réveil du camp. Après m’être rapidement lavé le visage et les mains, j’étais allée le voir. Il s’était déchargé de son sac et de ses possessions inutiles pour ne garder que ses sabres et quelques petits couteaux à la ceinture. Il avait attaché sa tresse sur le côté de son crâne pour qu’elle ne le gênât pendant le combat. Avec son visage fermé, son air concentré et son corps tendu, il avait tout l’air d’un grand guerrier nordiste.

Malgré mon amorce de discussion, il m’avait ignorée. Comprenant parfaitement qu’il avait besoin de se concentrer – et malgré le soupçon de déception au fond de mon cœur – je l’avais laissé à ses préparatifs. Il n’avait pas besoin de moi pour être prêt à de battre : il était né dans une famille de Chasseurs, avait grandi dans la perspective de devenir un grand combattant et allait très certainement le devenir.

Tout ce que je pouvais faire – et j’étais contente de ne pas être complètement impuissante après ces dernières semaines – était de le soutenir à distance au moment de l’affrontement et de ne pas le gêner.


La matinée glissait lentement vers le zénith, tirant minute après minute notre esprit vers l’angoisse et l’appréhension. Le Dieu Aion ne démordait pas sur le lieu de l’affrontement : ce serait la Place des Cinq. Pourtant, nous attendions toujours Calamity.

Alors il apparut.

Aussi simplement et brusquement que la première fois que je l’avais vu, alors que nous faisions route vers le Noyau.

Tandis qu’Aion nous rappelait nos rôles, à Soraya, Wilwarin et moi, le Dieu déchu se raidit brutalement et tourna les talons pour faire face à la Place. Au-delà du cercle pavé, du réseau de canaux d’eau et des statues de marbre, se dressait la silhouette dégingandée de la divinité mineure des désastres.

Toujours en lambeaux et sans couleurs, ses vêtements laissaient apercevoir sa peau presque translucide. Sa crinière noire était tirée en queue-de-cheval pour ne pas le gêner. Même à cette distance, j’avais l’impression de sentir l’éclat de ses yeux mauvais sur moi et la cruauté de son sourire qui déchirait mon ventre.

Aion avait raison : ce n’était pas seulement sa revanche qui était en jeu, mais avant tout l’avenir de notre monde : qu’allait-il advenir de nous si jamais ce monstre devenait l’un des cinq Dieux Primordiaux ?

Alors que je reculais de quelques pas prudents, je me promis de tout faire pour l’arrêter. Si Calamity devait mourir pour cesser de répandre ses malheurs, alors j’étais prête à aller dans ce sens. Je méprisais le meurtre, mais je méprisais avant tout la cruauté et l’avidité.

La répartition de nos rôles était claire : Al allait combattre en corps-à-corps, soutenu de près par le Dieu Aion, Soraya et moi étions à distance avec la tâche d’empêcher Calamity de s’approcher de nous et de Wil, qui était notre guérisseur.

À peine la divinité des désastres avait-elle fait un pas dans notre direction qu’Aion bondissait à sa rencontre en appelant les éléments à lui. La forêt bruissa sous l’assaut de brusques vents violents, l’eau jaillit des canaux de la Place dans un sifflement. Avec un rire féroce, Calamity jeta les bras au ciel pour invoquer la foudre.

Mon cœur battait rapidement dans ma poitrine. À ma droite, Soraya Samay avait un genou au sol, pour être en contact direct avec la terre et mieux la contrôler si besoin, et une main tendue vers notre ennemi. Des flammèches dansaient sur ses phalanges, prêtes à grossir si nécessaire.

La chute de pression et l’odeur d’ozone me ramenèrent au combat : des nuages métalliques se resserraient au-dessus de nos têtes. Hésitante, je tendis les doigts vers les cieux. Comme je m’y attendais, une puissance qui m’était bien supérieure me répondit. J’étais incapable de détourner la foudre de Calamity.

Avec un sursaut du cœur, je vis Achalmy se jeter à son tour dans la bataille. Ses sabres luisirent dans les éclats du soleil. Il resta néanmoins à distance respectueuse tant que les échos de l’orage résonnaient au-dessus de nous. Profitant de sa distance, il jetait des harpons de glace et des flèches d’eau en direction de Calamity, qui soit les brisait, soit les détournait avec ses propres éléments.


La danse des trois combattants était à la fois fascinante et déroutante.

Tandis qu’Aion, d’un pas souple et vif, se déplaçait en évitant les attaques nerveuses de Calamity, son ennemi bondissait en tout sens sans réelle stratégie. Quant à Achalmy, beaucoup plus prudent que les deux autres divinités, car plus vulnérable aux éléments qui se déchaînaient autour de nous, il changeait régulièrement le rythme et la logique de ses déplacements.

Peut-être trop pour Aion, car, plus d’une fois, les deux alliés manquèrent se rentrer dedans.

— Prudence, Chasseur ! gronda le Dieu déchu alors qu’il le poussait de côté pour lui éviter d’être réduit en cendres par la foudre.

Mon ami n’étant pas un Élémentaliste des éclairs, il n’était pas capable de les sentir arriver comme je le pouvais. Et, avec le vent sifflant à nos oreilles et l’orage, je n’étais pas certaine de pouvoir le guider par la voix. La peur de le voir être foudroyé sur place me rongeait les entrailles.

Soudain, une autre possibilité s’offrit à moi : je pouvais très bien l’entourer d’un souffle sous mon contrôle afin de l’orienter correctement face à la foudre.

Déterminée à mettre en action mon idée, j’appelai à moi un courant d’air, l’enroulai autour de mes bras puis le laissai filer vers Al. Lorsqu’il l’enveloppa, mon allié se tordit en tout sens, agitant les bras dans l’espoir de le chasser. Au bout de quelques secondes, Al se figea, observa la bulle d’air qui l’entourait puis se tourna vers moi. Tant bien que mal, je lui indiquai le ciel, puis le vent qui tournoyait paresseusement autour de lui.

— Je crois qu’Alice veut t’aider, lança Aion en repoussant un jet de flamme à l’aide d’un mur d’eau. Laisse-la te guider, elle peut sentir les éclairs venir, pas toi.

Je n’entendis pas Al répondre, néanmoins il cessa de s’agiter vainement pour repartir au combat. Dès qu’un éclair provenant de Calamity – ou pire, la foudre – se dirigeait vers lui, je faisais appel au souffle qui l’entourait pour le projeter dans une autre direction.

Il nous fallut quelques minutes pour s’habituer à cette technique, mais elle finit par porter ses fruits : Al se laissait faire dès que le vent s’agitait autour de lui et je savais mieux le dévier de côté sans le blesser.

Nous étions capables de faire équipe.


Si j’étais heureuse de pouvoir aider Al, mon rôle s’arrêtait là : la foudre et les flammes de Calamity étaient trop dangereuses pour que je pusse m’y opposer. Quant à Soraya Samay, elle dédiait la majeure partie de son pouvoir à nous protéger, derrière un bouclier de terre, lorsque des attaques élémentaires se dirigeaient vers nous.

J’étais étonnée de l’engagement dont elle faisait preuve. Les rares moments que j’avais partagés avec elle me l’avaient montrée sous un jour peu charmant. Il fallait croire que les menaces du Dieu Aion et la perspective d’être ligotée et abandonnée en cas de trahison l’avaient contrainte à se joindre à nous pour le combat.

Et je devais reconnaître que j’étais soulagée de l’avoir à mes côtés : elle me sauva la vie plus d’une fois en dressant face à nous un mur de terre ou de flammes.

Wilwarin n’était pas en reste : il préparait déjà des onguents et pâtes végétales à appliquer sur les blessures et contusions qui s’accumulaient sur nos corps au fil de la bataille.

En plus de cela, il faisait de temps en temps quelques gestes légers en direction de la Place. À chaque fois, j’avais vu Calamity trébucher. Dressait-il des branches ou des racines sur son chemin afin de le rendre plus vulnérable ?


Je ne savais pas depuis combien de temps déjà les trois combattants s’affrontaient. Cinq, dix minutes ? Le temps n’était pas le même sur le champ de bataille : il semblait aller bien trop vite quand la foudre se dirigeait vers Achalmy, ou s’écoulait avec une lenteur insupportable lorsqu’Aion lançait ses attaques vers l’adversaire.

Malgré mon énergie qui déclinait de minute à minute à force de contrôler le vent qui entourait Al, je m’interdis de faiblir. C’était la seule tâche que j’avais, en sécurité, à distance du combat, et soutenue par deux alliés. Je n’avais pas le droit d’échouer : la vie d’Achalmy en dépendait.

Sa glace lui permettait de détourner les petits éclairs de Calamity, mais pas les attaques plus violentes venues du ciel. Aion étant occupé à harceler Calamity, il ne pouvait pas protéger sans cesse les arrières de son allié. Or, comme le Dieu déchu nous l’avait bien fait comprendre, Achalmy avait un rôle-clef : c’était lui qui s’avancerait au-devant du combat, en corps-à-corps, afin de blesser pour de bon Calamity.

Petit à petit, Aion et Al se rapprochaient de leur ennemi. Ils avaient beau être des divinités, Calamity et Aion n’étaient pas inépuisables. Après une dizaine – je supposais – de minutes à invoquer toute sorte d’éléments, les deux adversaires se fatiguaient. Quant à Al, il avait limité l’usage de ses pouvoirs, afin d’être au meilleur de sa force lorsqu’il pourrait enfin affronter Calamity en face-à-face.

Vint finalement ce moment, après que Calamity eût reculé face à un enchaînement d’attaques lancées par Aion. Avec sa fidèle bulle d’eau à ses côtés, Achalmy lança son long sabre vers la poitrine de son ennemi. J’étais trop loin pour estimer les dégâts, mais le cri de rage et de douleur de notre adversaire me donna presque le sourire.

Néanmoins, j’étais incapable de rire de la souffrance d’autrui, quand bien même celui-ci fut un ignoble traitre.


Sans se laisser le temps de respirer, Al fit fuser sa bulle d’eau vers l’ennemi. Comme elle provenait de Kan, un sabre élémentaire, Calamity était incapable d’en prendre le contrôle. La divinité mineure dut exécuter plusieurs bonds agiles pour éviter l’attaque de mon ami.

Profitant d’une maladresse d’Al sur ses déplacements, l’adversaire le projeta de côté d’un coup de pied puissant. Pour lui éviter une chute trop douloureuse, Aion invoqua un matelas de neige sous son dos. Après s’être affaissé dans la poudreuse, Achalmy se redressa d’une pirouette en faisant jaillir ses sabres. Il écorcha le bras de son ennemi, qui fonçait vers lui dans l’espoir de le prendre de court. Aion profita de la surprise de Calamity pour enfoncer une lame de glace dans son épaule. Un espoir soudain m’arracha une exclamation.

J’entendis l’Impératrice marmonner quelques mots de soulagement entre ses mâchoires crispées. J’étais moi aussi moins tendue qu’en début de combat : Al et Aion s’en sortaient plutôt bien jusqu’ici et nous avions réussi à blesser l’ennemi. Comme Calamity se fatiguait à l’usage des éléments, il guérissait beaucoup moins vite.

Ce qui nous laissait une chance de le vaincre.


Visiblement revigoré par la blessure qu’il avait infligée à Calamity, Al se lança au combat avec toujours plus d’énergie. J’observai avec fascination les voltes métalliques de ses sabres jumeaux, la danse de ses pas, la vivacité de ses attaques élémentaires. Face à la persévérance d’Achalmy et à l’intelligence d’Aion, Calamity reculait de plus en plus, préférant se défendre plutôt qu’attaquer.

Soudain, il fit déraper Al en lui coinçant les chevilles dans un bloc de glace, bouscula Aion en lui jetant de violents éclairs et bondit vers nous. Mon cœur remonta brusquement dans ma gorge. Paniquée, je relâchai le vent qui entourait Al pour l’amener à moi. Soraya Samay brandit le poing pour nous protéger d’un mur de roc, mais notre ennemi le pulvérisa avec un rire dément.

La terreur m’agrippa les tripes, mais je serrai les doigts en refermant mon cœur à la peur qui tentait de s’y engouffrer. Trop concentré sur nous, Calamity ne prêta pas attention au petit vent qui sifflait dans son dos. Avec un cri, j’ajoutai deux autres brins d’air au courant que je manipulais déjà et les lançai dans les jambes de la divinité des désastres. En sueur, je le regardai trébucher avant qu’il n’eût le temps jeter ses flammes dans notre direction.

— Chasseur ! gronda Aion depuis la Place des Cinq.

Al venait de se libérer de l’emprise de glace sur ses chevilles. Dès qu’il aperçut Calamity en train de se redresser, il se mit à courir dans notre direction. Il était trop lent.

Lorsqu’il passa devant le Dieu déchu, Achalmy fut soudain levé de terre. J’entendis son exclamation de surprise puis son cri quand un puissant courant le projeta vers nous. Aion le relâcha juste au-dessus de Calamity. Avec une pirouette souple, Al se réceptionna à côté de la divinité et lui enfonça son long sabre dans le flanc.

Le silence tomba sur nous. Stupéfait, Calamity observa la lame ensanglantée d’Eon, qui disparaissait entre ses côtes. Puis il l’attrapa à deux mains, se moquant des coupures qu’il pouvait s’infliger, et la retira fermement de sa chair.

— Achalmy ! siffla soudain Aion en accourant dans notre direction.

Je ne savais pas si c’était la fatigue, ou sa trop grande assurance, mais mon ami avait baissé sa garde. Il dut lui-même s’en rendre compte, car il essaya tant bien que mal de s’éloigner de Calamity en le harcelant avec sa bulle d’eau. Trop tard : la divinité des désastres ligota les chevilles de mon ami avec des racines, le faisant chuter. Je perçus que trop bien le bruit mat du crâne d’Achalmy contre une pierre.

Estimant Al hors de combat, Calamity se tourna vers nous. Aion lui barra la route en envoyant un vent chargé d’éclairs, mais la divinité s’y opposa sans difficultés. Avec un goût de sang et de bile dans la bouche, je rassemblai les courants d’air que j’avais maîtrisés tout à l’heure. Ils me répondirent et vinrent tournoyer autour de moi. Que faire, à présent ? Les envoyer vers Al, pour le protéger ? Ou les garder près de moi pour…

Un éclair fusa dans ma direction. Futilement, je levai les bras – je ne pouvais pas l’arrêter, il était trop rapide et trop puissant. Mais plutôt que d’être foudroyée sur place, le souffle d’une explosion et des éclats de roche me projetèrent en arrière.


Sonnée, j’observai sans comprendre les restes d’un mur de roc dressé devant moi et la silhouette immobile de l’Impératrice. Du sang s’écoulait de plusieurs entailles à mes bras, mon torse, mes jambes et mon visage. Soraya Samay avait-elle dressé une barrière devant moi, à ses risques et périls, pour me protéger de l’éclair ? Je ne voyais pas d’autre explication.

Mortifiée, je rampai jusqu’à la Sudiste et agrippai son poignet. Je faillis fondre en larmes lorsque son pouls pulsa sous mes doigts. La puissance de l’impact avait dû lui faire perdre connaissance, mais elle allait bien. Rapidement, j’inspectai son corps : pas de traces de blessures graves.

— Je peux l’éloigner du combat, murmura Wilwarin en rampant dans ma direction.

Son visage était grave, ses yeux, ternes. Il devait vivre cet affrontement aussi rudement que n’importe quel combattant. Les Orientaux étaient des maîtres de la persuasion, de la diplomatie, des arrangements. Pas des guerriers, pas des assassins. Ils croyaient en la vie, en l’espoir, en la bonté. Souvent moqués par les autres Terres pour ces croyances, je prenais maintenant conscience de la frustration que devaient ressentir les Orientaux. Comment étions-nous supposés réagir lorsque le monde s’effritait sous les coups de valeurs que l’on condamnait, sous les attaques de personnes que l’on s’acharnait à raisonner ?

— Je t’en prie, répondis-je à l’homme en le laissant passer.

Calme malgré la situation, il attrapa l’Impératrice par les épaules pour la tirer vers le sous-bois. Ça ne la protégerait pas si Calamity se décidait à nous tuer, mais elle était au moins épargnée des violences de l’affrontement.

Avant de retourner au combat, j’adressai une prière aux Dieux. Pour qu’ils protégeassent Soraya Samay, qui m’avait sauvé la vie, Wilwarin, Al et Aion. Mais aussi pour qu’ils nous accordassent la victoire.

Car, après toutes les horreurs que nous avions vécues, nous la méritions.


L’Impératrice nous avait fait gagner du temps : Aion affrontait de nouveau la divinité mineure des désastres. En essayant de me faire la plus petite possible, je me dirigeai vers Achalmy. Je m’efforçai de garder mon calme lorsque je vis le filet de sang dans son cou. La pierre sur laquelle sa tête avait cogné lui avait entaillé le cuir chevelu.

Je récupérai dans l’une de mes poches un bout de tissu propre – que Wilwarin m’avait donné avant le combat – et l’appliquai délicatement à l’endroit où les cheveux de mon ami étaient imbibés de sang. Pourvu que sa chute ne lui eût pas fait de dégâts trop importants.

— Achalmy ? lâchai-je d’une voix forte pour couvrir le souffle du vent et les bruits d’impacts provenant de la Place des Cinq. Tu m’entends ?

Ses yeux roulèrent sous ses paupières. Il grimaça, se cambra puis gémit.

— Ma tête.

Hésitant, il leva la main à son crâne, mais je l’empêchai de toucher l’entaille.

— Comment tu te sens ? Tu as des vertiges ?

Toujours en grimaçant, il ouvrit les yeux. Son regard papillonna quelques instants avant de trouver le mien. Ses traits se détendirent, mais restèrent crispés de concentration.

— L’hémorragie est grave ?

Je secouai la tête : le filet de sang s’était déjà tari à l’aide de mon bout de tissu.

— Parfait.

En prenant appui sur un coude, il se redressa. Comme il basculait sur le côté, je glissai un bras dans son dos, inquiète.

— Al, tu es sûr de pouvoir retourner au combat ? Aion a l’air de se débrouiller seul.

— Je n’ai pas le choix, marmonna-t-il entre ses dents serrées alors qu’il se levait péniblement.

Je gardai mon bras dans son dos tant qu’il ne fut pas stable sur ses appuis. Il avait beau affirmer être prêt à retourner se battre, il avait pris un mauvais coup sur la tête. J’étais persuadée qu’il avait conscience de son état, mais qu’il était trop obstiné pour abandonner.

— Al… commençai-je avant d’être interrompue par un regard sec de mon allié.

— Alice, ta technique avec le vent pour me guider est une bonne idée. Recommençons.

Avant que j’eusse le temps de dire quoi que ce soit, il fila vers la Place des Cinq.

Je retournai me couvrir derrière les restes du mur de roc que Soraya Samay avait dressé puis appelai un vent à moi. Alors que j’allais l’envoyer vers Al, Wilwarin me tira brutalement par la manche. Je m’affaissai à ses côtés, évitant ainsi plusieurs pics de glace qui allèrent se planter dans le sol ou les troncs des arbres. Mon cœur envoyait un sang glacé de peur dans mes veines.

— Par Galadriel, chuchota Wilwarin près de moi en observant les pics qui luisaient dans la lumière de la fin de jour.

— Merci, soufflai-je en serrant la main de l’Oriental.

Il me jeta un regard déboussolé. Son angoisse et son incompréhension faisaient écho aux miennes. Le ventre tordu de peur, je broyai ses doigts entre les miens.

Par les Dieux, épargnez-le.

— Il faut que j’aide Achalmy, annonçai-je au Sage en me redressant.

— Je sais.

Son ton résigné me laissa le cœur serré comme jamais. Le visage tordu par la souffrance qui l’entourait, Wilwarin se leva et rejoignit le sous-bois pour reprendre son poste. Si un Oriental était capable de subir une telle situation en restant vaillant et maître de lui-même, alors moi aussi.

Malgré des jambes tremblotantes, je me forçai à marcher jusqu’au demi-mur de roche. Le spectacle qui s’offrit à moi me redonna espoir : les lames d’Achalmy avaient tellement tailladé les vêtements de l’ennemi qu’il ne lui restait plus qu’une ébauche de pantalon. Son torse nu était rougi d’une dizaine de coupures. Je savais qu’il guérissait très vite, tout comme Aion, mais qu’Al l’eût touché autant de fois était bon signe.


Mon ami continuait de tournoyer autour de Calamity, mais ses déplacements n’étaient plus aussi fluides et ingénieux qu’auparavant. S’il le touchait à intervalles réguliers, je me doutais que c’était avant tout grâce à Aion : le Dieu déchu ne lâchait pas son ennemi d’une semelle, lui envoyant des filets d’eau, des lances de roc ou des souffles qui l’obligeaient à ouvrir sa garde.

Alors qu’Al prenait appui contre une statue de Lefk, le Dieu de la Mort, pour bondir au-dessus de Calamity, son adversaire l’attrapa au vol par la cheville. Aussi vif qu’un loup, mon ami lui planta sa lame dans l’avant-bras, mais la divinité ne le lâcha pas pour autant.

Comme s’il ne pesait rien, Calamity l’envoya s’écraser contre une statue. Je dus mordre l’intérieur de ma joue pour ne pas me jeter dans l’affrontement. S’il y avait bien un humain capable de survivre à un combat divin, c’était Achalmy. Je le vis se redresser lentement, pendant qu’Aion détournait l’attention de l’ennemi. Cependant, ce dernier ne mordit pas à l’hameçon : il ferma le poing en direction du Dieu déchu, l’enfermant dans une bulle d’air chargée d’éclairs et de vents violents, puis se tourna vers Al.

Dès que mon ami remarqua que la divinité approchait de lui, il adopta une posture défensive. Avec une rapidité déconcertante, Calamity s’arma d’une lame de roc, qu’il entoura de végétaux dans le but de l’enflammer. Al se jeta contre lui, faisant tinter ses sabres jumeaux contre l’épée de l’adversaire.

J’entendis le rire déchirant de Calamity parvenir jusqu’à moi lorsqu’il commença à abattre furieusement son arme contre la garde d’Al. Ses coups n’avaient rien de réfléchis : c’était une succession d’attaques frontales qui suivaient le même mouvement descendant.

Après avoir réussi à repousser la lame de Calamity, Achalmy se glissa derrière sa garde pour lui entailler la poitrine.

— Morveux ! gronda la divinité d’un ton furieux en saisissant Al par son haut.

Il le souleva de terre, lui abattit un violent coup de poing dans la poitrine puis le laissa tomber. Dans sa chute, mon ami lâcha son long sabre, qui résonna gravement sur les pavés de la Place des Cinq. Achalmy eut la force de dresser Kan au-dessus de sa tête au moment où la divinité des désastres allait le décapiter.

Le katana d’Al lui échappa des doigts sous l’impact. Avant que Calamity lui abattît une nouvelle fois sa lame sur le visage, j’enveloppai rapidement mon ami d’une bulle d’air que j’attirai dans ma direction. L’épée de l’ennemi frôla de justesse l’épaule d’Achalmy. Le soulagement déferla sur moi : Al était sain et sauf.

Soudain, une puissance écrasante me tomba dessus. Un cri étranglé s’échappa de mes lèvres alors que le contrôle que j’avais sur le courant d’air qui protégeait Al m’était volé.

— Non ! hurlai-je en me jetant vainement vers la Place des Cinq.

Des dizaines de mètres me séparaient de mon ami. Au loin, Aion venait de se libérer du piège de Calamity. Il dressa les bras, mais c’était trop tard. Impuissante, j’observai le corps d’Achalmy être soulevé du sol puis projeté à toute vitesse dans ma direction par la bulle d’air.

Je me jetai au sol avant qu’il ne me rentrât dedans. Un bruit ignoble d’os brisés et de bois fracturé me parvint.

— Dayen, siffla d’une voix forte Aion en invoquant une tempête de glace.

Manifestement furieux, le Dieu déchu assaillit son adversaire de son attaque. Mortifiée, je me détournai de l’affrontement pour chercher Achalmy du regard. Affaissé au pied de l’arbre dans lequel il était rentré, il ne bougeait pas.

— Al, gémis-je en courant vers lui.

Wilwarin me rejoignit en même temps auprès de notre allié. Ses traits crispés n’auguraient rien de bon. Ni l’angle que prenait le bras droit de mon ami.

— Par Galadriel, chuchota le Sage en posant une paume sur la poitrine d’Al.

Son visage se décomposa. Blême, l’Oriental fit glisser sa main sur tout le torse de mon ami avant de secouer la tête.

— Il ne s’en sortira pas.

Stupéfaite, je le dévisageai, mais l’Oriental était focalisé sur le corps inanimé d’Achalmy.

Comment pouvait-il en être sûr ? Pourquoi ne pouvais-je pas accepter la réalité ?

Après tout, je voyais bien le sang qui s’écoulait de la bouche d’Al. Les bosses qui saillaient sous son vêtement, signes de côtes brisées par la force de l’impact. Sa fracture ouverte à la jambe gauche.

Avec un cri de rage, je m’agenouillai auprès d’Al et lui pris la main. Sa peau était chaude. Je savais qu’elle ne le serait plus pour très longtemps. C’était ma faute. J’aurais dû être plus rapide, le mettre en sécurité avant que Calamity ne prît le contrôle de mon vent. J’avais échoué ; encore. De la même manière que j’avais laissé mourir mon père, Al allait périr par ma faute.

Le visage baigné de larmes, je me penchai au-dessus de la poitrine de mon ami. Je ne réalisais pas. Je l’entendais encore respirer lourdement, épuisé par son combat. Je le voyais danser avec ses sabres, terrible guerrier aux yeux glacials et au sourire mordant. Je le sentais vivre.

— Alice, murmura doucement Wilwarin en m’enveloppant de ses bras. Je suis désolé.

L’Oriental enfouit le visage contre mon épaule. Il pleurait, lui aussi.

— Je suis désolé.

Par les Dieux, tout est ma faute.

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