Chapitre 21 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 3e mois de l’été, le Noyau.

La nuit fut vite arrivée. Après m’avoir forcé à mélanger son sang au mien, Aion avait disparu, nous déclarant seulement qu’il nous réveillerait le lendemain à l’aube. Nous devions nous rendre à la Place des Cinq, principal lieu de culte du Noyau, au cœur du Temple de Timoria. Lorsqu’Alice lui avait demandé pourquoi cet endroit était crucial, le Dieu déchu s’était contenté de répondre que tout finirait là où tout avait commencé.

Je supposais qu’Aion avait été trahi par son ancien Élu sur cette fameuse place.


Je ne savais pas si c’étaient les effets du sang du Dieu dans mes veines, mais j’avais l’esprit en ébullition et le corps tendu. Le ciel avait beau avoir la couleur du fond de la mer, mes yeux étaient grands ouverts et le sommeil loin de moi.

Avec Alice et Wilwarin – l’Impératrice restait dans son coin depuis notre rencontre –, nous avions dîné des restes que nous possédions et de quelques fruits récoltés aux alentours. À la fin du repas, nous avions discuté autour du feu mourant, nous questionnant les uns les autres sur l’idée que nous nous faisions du lendemain. Même Alice, si optimiste, et Wil, si enclin à croire en la bonté de chacun, avaient de mauvais pressentiments pour nous.

Quand les étoiles avaient pris possession des cieux, Wil et Alice étaient partis s’allonger sous l’auvent, épuisés. Quant à moi, si me déchaîner sur le visage du comte – du Dieu – m’avait vidé, j’avais vite repris du poil de la bête. Les heures passées à discuter avec Alice n’avaient fait que raviver la flamme de colère et d’incompréhension en moi. Sans compter sur les révélations d’Aion à propos de notre lien de parenté. Tout ceci ne faisait qu’augmenter mon envie d’en découdre.

De battre Calamity afin de rendre ses pouvoirs à Aion pour qu’il nous laissât pour de bon en paix. De ramener Alice chez elle pour qu’elle assumât enfin ses fonctions de reine. Car, à la suite de la mort de son père, c’était ce qu’elle était. La Reine occidentale. La dirigeante des Terres de l’Ouest.


Des bruits de pas dans l’herbe me firent tourner la tête. Une silhouette menue approchait dans la pénombre. Comme d’habitude, une odeur discrète d’ozone accompagnait Alice partout où elle allait.

Sans un mot, elle s’accroupit à côté de moi. Préférant dormir seul, je m’étais installé à l’écart de l’auvent, près d’un buisson porteur de dizaines de petites baies rouges – en cas de petit creux, c’était pratique. Elle s’était emmitouflée d’une couverture pour contrer l’air frais de la nuit, ce qui la faisait paraître encore plus petite qu’elle ne l’était déjà.

Malgré tout, ce n’était plus la Alice de l’auberge. Ce n’était plus la princesse effrontément naïve qui avait fait s’abattre un éclair en plein milieu d’une ville, qui avait risqué sa vie pour sauver celle d’un inconnu. Ce n’était plus la Alice qui avait fui devant un Noble pour partir dans le Nord avec un Chasseur.

Cette Alice-là était plus avisée. Plus méfiante et moins encline à s’ouvrir à n’importe qui. Je le voyais dans la lueur grave qui dormait au fond de ses yeux sombres. Je le devinais dans sa posture défensive à chaque instant, dans son air sérieux et sa voix maîtrisée.

Lorsque je l’avais vue, alors qu’elle me suppliait d’arrêter de frapper le visage d’Aion, il m’avait fallu une ou deux secondes d’analyse. Physiquement aussi, elle avait changé. Si elle avait une allure d’enfant avec sa silhouette vulnérable, son visage innocent, lorsque nous nous étions quittés, elle était à présent plus mûre. Peut-être pas une femme accomplie, mais une jeune fille proche de l’âge adulte.

— Tu n’arrives pas à dormir ? soufflai-je en l’observant, toujours allongé.

— Non. Je n’arrête pas de penser à demain. (Elle marqua une pause avant d’avouer d’une voix assourdie d’angoisse :) J’ai peur de mourir.

Mon cœur bondit brusquement dans ma poitrine. J’avais l’esprit tant occupé par l’affrontement prochain contre Calamity, des stratégies que j’allais mettre en place pour le vaincre, que j’en avais oublié que les personnes qui m’accompagnaient n’étaient pas des guerriers. Que la mort les effrayait, les rendait nerveux et pouvait les humilier. Pour moi, non seulement j’aimais tout particulièrement Lefk, divinité de la mort, en tant que Nordiste, mais mourir était une possibilité familière de chaque instant de ma vie. J’étais donc paré à cette éventualité depuis des années.

— Alice, je vais tout faire pour que tu restes en vie.

Malgré mes propos confiants, la princesse – non, la Reine – secoua la tête en pinçant ses lèvres fines. À présent à longueur d’épaules, ses cheveux noirs projetèrent des mèches charbonneuses sur ses joues rosies par la fraîcheur. Son teint aussi avait changé : autrefois pâle et pure comme la porcelaine, sa peau était maintenant légèrement bronzée et rougie par la vie en extérieur. Elle était toujours très mince, mais avait gagné en muscles à force de marcher, de cuisiner, de tailler sa route à travers la forêt, de survivre.

Elle avait l’air un peu moins chétive qu’il y a quelques mois, ce qui, je devais l’avouer, me rassurait. Malgré son rang de noblesse, on aurait eu dit une enfant mal nourrie lorsque je l’avais rencontrée. Je la préférais ainsi : plus résistante autant d’esprit que de corps.

— Al, je sais que tu es honnête, reprit-t-elle au bout d’une longue minute de silence. Ça n’empêche pas ma peur d’être étouffante.

Perturbé, ne sachant comment la rassurer, je me redressai sur un coude. Le regard plongé vers les sous-bois, elle semblait réfléchir à quelque chose.

— Pourquoi tu es venue me voir si tu savais déjà que je ne pourrais pas t’aider ?

— Je voulais savoir pourquoi tu as fait tout ça. (Cette fois, elle tourna la tête pour m’observer. Elle avait l’air perdue.) Je sais que tu m’as fait une promesse. Mais on ne fait pas de telle promesse au premier venu.

Je pris quelques instants pour réfléchir. Elle n’avait pas tort. Malgré tout, je n’avais pas d’explication rationnelle à lui soumettre. Comme malheureusement bien souvent, j’avais agi impulsivement. Lorsque je lui avais agrippé le poignet pour l’entraîner loin de Ian, à Vasilias. Lorsque nous avions fui pour la première fois le comte Bastelborn puis pris la direction du Nord. Quand je l’avais emmenée chez mon maître puis dans mes Terres. Impulsion. Instinct.

Sur le coup, je m’étais bien senti avec elle. Elle n’avait pas l’esprit sauvage des Nordistes, ni celui compliqué des Occidentaux. Elle était unique en son genre, un peu décalée de la réalité et de son époque. Je trouvais sa marginalité amusante et touchante. Malgré les lieues que j’avais parcourues depuis ma naissance, je n’avais pas rencontré beaucoup de personnes comme elle, capables de me surprendre malgré mon expérience, capables de m’inciter à remettre en question mes acquis et mes valeurs, capables de me faire vibrer.

Alice était un peu comme le vent sur ma peau lorsque je dévalais à toute allure les pentes, lorsque je dansais au combat avec mes sabres, lorsque je humais le parfum des étoiles : une expérience vivifiante, riche en surprises, et sincère.

— Parce que j’apprécie ta présence, finis-je par répondre après m’être laissé un moment de réflexion.

— C’est tout ?

— C’est tout.

L’air peu convaincu, elle m’adressa un regard agacé puis lâcha d’une voix bougonne :

— Achalmy, c’est un peu léger.

— Non, pas pour moi. (Je lui adressai un sourire narquois.) Il y a peu de personnes dont j’apprécie la présence.

Je ne la distinguais pas vraiment dans le noir, mais j’avais appris à connaître ses réactions. Son menton froncé, son silence et ses petits poings serrés trahissaient sa gêne et sa perplexité.

— Et je suis content de t’avoir retrouvée, ajoutai-je avant de prendre conscience de mes mots.

Je me traitai mentalement d’un tas d’injures grossières avant d’être coupé par le ton honnête d’Alice :

— Oui, moi aussi.

Puis elle s’allongea à côté de moi. Surpris, je lui jetai un coup d’œil, mais elle avait déjà fermé les yeux. Venant d’elle, ce comportement m’étonnait. Pendant votre voyage, elle n’avait jamais dormi aussi près de moi. Une simple question de respect et d’intimité. Il fallait croire que nous avions passé ce stade.

— Alice, tu sais que, dans le Nord, quand une femme s’allonge aussi près d’un homme, c’est pour lui faire des avances ?

J’avais déclaré cette phrase du ton le plus détaché que je pusse faire. Moins d’une seconde plus tard, elle plantait son talon dans mon tibia et agrippait mon bras pour m’électriser. La décharge me fit claquer des dents, me hérissa les poils et me secoua de la tête aux pieds.

— Et ça, c’étaient des avances ? gronda-t-elle à voix basse avant de marmonner tout bas. Sache que, dans l’Ouest, tout le monde n’a pas l’esprit tordu.

La gorge trop comprimée pour parler, je me contentai de grommeler pour moi-même. Les Occidentaux n’avaient pas d’humour.

Tu l’as bien cherché, me contredit une voix d’un air moqueur au coin de mon esprit engourdi par l’électricité.

Quelques minutes plus tard, lorsque j’estimai sa colère passée, je pris sa main dans la mienne. Je la sentis tressaillir.

— Me foudroie pas tout de suite, princesse, chuchotai-je d’une voix calme. Désolé pour la blague. Enfin, c’est pas vraiment une blague, car ça se passe bien comme ça dans le Nord, mais…

— Al, me coupa Alice d’un ton fatigué. Toi qui te plains des personnes qui parlent trop, tu commences à faire pareil.

Un point pour la princesse.

— Bonne nuit, me contentai-je de râler, vexé.

— Bonne nuit, imbécile.

Elle retira sa main de la mienne et se tourna sur le flanc. En fermant le poing, je songeai combien j’aimais sentir sa paume douce dans la mienne.


J’ouvris les yeux à l’aube, réveillé par une vibration contre ma hanche. Étonné, je tâtai le sol à la recherche de mes sabres. Je les avais gardés près de moi pendant la nuit, toujours perturbé par la disparition de l’essence de Kan. Pourtant, c’était bien elle qui vibrait sous mes doigts en ce moment-même.

Je me redressai aussitôt, le cœur furieux, et levai mon arme sous mes yeux. Sa lame d’un gris pâle reflétait l’éclat des dernières étoiles et du soleil levant. Avec un sourire, je serrai le manche entre mes doigts, ce qui fit vrombir le sabre un peu plus fort.

Kan était de retour.

Toujours absorbé par la contemplation de mon arme, je ne réagis pas à temps lorsque quelque chose siffla près de mon oreille. Roulant sur le côté, je sentis tout de même une légère brûlure au cou. Paniqué, j’y apposai ma main en brandissant Kan de l’autre.

— Tu es mort, annonça tranquillement Aion, une lame de glace au bout du bras. D’ailleurs, je t’ai aussi tué trois fois cette nuit. (Il fit un geste vers mon cœur.) Un jet d’eau pour te percer la poitrine puis… (mouvement vers ma jambe droite) … une liane t’a amputé cette nuit. Enfin…

D’un pas souple, il s’approcha de moi pour venir poser son index sur mon front.

— Tu es de nouveau mort d’un éclair entre les yeux.

Perplexe, je le dévisageai en silence. Finalement, je le repoussai brusquement puis le mis en joue à l’aide de Kan.

— J’ai compris : je ne suis pas assez vigilant. Ça ne veut pas dire que je suis faible.

Alors que je faisais mine de lever ma lame, il fit un geste de la main.

— Au cas où tu l’aurais oublié, faire couler mon sang, c’est faire couler celui de Sereanda, la créatrice de tes armes, et le tien. Et j’imagine que tu connais la souffrance causée par tes propres sabres.

Dépité, j’abaissai les bras. Il avait raison : il était immunisé, non seulement contre les éléments, mais aussi contre Kan et Eon. Décidément, j’étais bien content d’être de son camp.

— Réveille tes camarades, nous allons bientôt partir.

Le ton du Dieu était sans appel. Maussade, je rangeai Kan dans son fourreau et glissai celui-ci à ma hanche gauche. Alors que je me baissais vers Alice, la voix de la divinité déchue s’éleva de nouveau :

— Au fait, ne laisse pas cette jeune fille te détourner de ton objectif.

Une vague de froid m’inonda la poitrine. Nerveux, je jetai un regard méfiant au Dieu. Il plissa les paupières en me toisant avec autorité.

— À votre âge, ce genre d’idylle est parfaitement normale. Néanmoins, c’est toi la clef de ce plan, Achalmy. C’est toi qui possèdes les capacités dont j’ai besoin pour anéantir Calamity. Wilwarin, Soraya Samay et Alice Tharros sont, en quelque sort, des bonus.

— Ce sont eux aussi des Élémentalistes, répliquai-je d’un ton sec. Alice est forte, Wilwarin aussi. Pour l’Impératrice, je ne sais pas.

— Tu n’as pas tort, jeune Chasseur. Néanmoins, Alice et Wilwarin sont incapables de faire du mal à autrui. Quant à Soraya Samay, elle n’est pas très puissante. Son frère l’est bien plus.

Feignant l’incompréhension, j’observais les alentours.

— Oh ? Je ne vois pas d’autre Sudiste par ici.

Mon trait d’humour ne dut pas plaire au Dieu, car il agrippa mon haut pour m’attirer près de lui. Ma gorge se serra d’appréhension.

— C’est bien ce que j’essaie de te faire comprendre, imbécile. En l’absence de Dastan Samay, tu es le seul Élémentaliste sur qui je peux vraiment compter. (Il me lâcha avec un reniflement agacé.) Seulement si tu ne te laisses pas aller aux sentiments.

— Je ne me laisse pas aller, rétorquai-je d’une voix glaciale.

Peu convaincu, Aion me dévisagea avec lassitude.

— Prouve-moi le contraire lors de l’affrontement à venir. (Avec nonchalance, il se baissa pour effleurer la joue d’Alice, m’arrachant un frisson.) Si nous perdons et qu’elle s’en sort, je ferais en sorte qu’elle paie pour les péchés de ses ancêtres. Et pour ton incompétence.

— C’est stupide.

— Pas autant que les sentiments que tu éprouves pour elle.

— Je l’aime bien, c’est tout, grondai-je en serrant le poing pour ne pas le lui planter en pleine face. Je ne me suis jamais attaché au point d’en oublier mes envies et valeurs. C’est pas aujourd’hui que ça va changer.

— J’espère bien.

Sans un mot de plus, le Dieu tourna les talons et disparut dans les sous-bois.

Avec un juron, j’observais le visage endormi d’Alice. Elle était une source de danger pour moi : j’étais incapable de prédire ma réaction si jamais Aion la menaçait. Serais-je capable de la voir mourir sans bouger le petit doigt ?


Après avoir mangé un peu de pain sec et des baies récoltées aux alentours, nous prîmes la route. Des montures que nous possédions, nous ne gardâmes que l’âne, pour transporter notre matériel de campement et des ustensiles de cuisine, et laissâmes les trois chevaux restants en liberté.

Aion se positionna en tête du groupe pour nous guider, tandis que Wil fermait la marche en tenant la bride de l’âne. La présence de l’animal le réconfortait. Soraya Samay marchait juste devant lui, toujours morose et silencieuse. Alice et moi nous tenions derrière l’ancien Dieu.

La traversée jusqu’à la Place des Cinq, au cœur du Noyau, nous prit la journée. J’étais étonné de la résistance d’Alice. Elle avait parcouru les lieues à la même cadence que moi et sans se plaindre. Il ne fallait pas que j’oubliasse qu’elle avait, à son tour, appris à vivre en extérieur.

J’avais profité de la journée pour discuter un peu avec Alice. Comme elle la veille, je lui avais expliqué, à mon tour, ce que j’avais vécu ces derniers mois. Mortifiée par ma convalescence, dépitée par ma mise à prix, apeurée par ma capture, soulagée par mon sauvetage, intriguée par mes rencontres, horrifiée par mes actions à Ma’an… je l’avais faite passer par différents états émotionnels au cours de la journée.

Malgré tout, elle était allée jusqu’au bout de mes explications et n’avait pas émis un seul jugement sur les choix que j’avais réalisés au cours de mon voyage. Avant notre séparation, elle l’aurait sûrement fait. Je lui étais reconnaissant de sa compréhension. Mais j’étais aussi dépité qu’elle eût vu tant d’horreurs que son esprit avait fini par s’y faire.


Le soleil avait disparu derrière le feuillage des arbres quand nous atteignîmes enfin la Place des Cinq. Un frisson d’extase me parcourut lorsque les lieux s’offrirent à nous après des heures de marche en forêt dense.

La Place, pavée de pierres blanches qui reflétaient la lumière mourante, s’étendait en un cercle d’une cinquantaine de mètres de diamètre. À intervalles réguliers, des fontaines représentatives des divinités majeures crachaient une eau cristalline qui accrochait des brins de lumières et les emmenait jusqu’à un réseau de minuscules tranchées. Celles-ci se répartissaient en un motif qui se déroulait sur la Place tout entière. Avec les derniers rayons de soleil, le liquide qui coulait entre les pierres pâles ressemblait à de l’or fondu.

— C’est magnifique, souffla Alice à mes côtés, les yeux écarquillés d’émerveillement.

— À qui le dites-vous, se moqua Aion avant de s’avancer tranquillement jusqu’à la Place.

Nonchalant, il s’appuya contre l’une des fontaines. Elle représentait un homme à la silhouette délicate, à la longue chevelure souple et au visage charmeur. L’eau s’échappait de ses paumes.

— C’est vous, comprit Wil en lâchant la bride de l’âne pour qu’il pût brouter en paix.

— C’est moi, acquiesça le Dieu avant de s’esclaffer devant nos mines dépitées.

Il se décala de la fontaine en écartant grand les bras.

— En ce moment même, Lefk, Galadriel, Kan et Eon doivent nous observer depuis les Cieux. Priez-les, mortels, suppliez-les de vous laisser la vie sauve lors de notre affrontement contre Calamity.

— Vous pouvez leur parler ? s’enquit Alice d’une petite voix, comme si elle était intimidée par la possibilité que nos grands Dieux l’observassent en ce moment même.

Comme s’il n’était pas sûr de la réponse à donner, Aion laissa planer quelques secondes de doutes. Finalement, il se tourna vers la Place, où ses anciens égaux étaient eux aussi façonnés dans la pierre et le marbre.

— Non. Du moins, plus comme autrefois. Aujourd’hui, si je voulais échanger avec eux, je devrais attendre qu’ils se manifestent dans une enveloppe charnelle. Je serais incapable de supporter la vision de leur forme pure et éthérée. (Je l’entendis lâcher un long soupir.) Néanmoins, depuis le Grand Désastre, les Dieux ne veulent plus se manifester sur Oneiris sous enveloppe charnelle. Et c’est tout à leur honneur.

À mes côtés, Alice retint son souffle. Puis, une fois relâché, elle demanda gentiment :

— Alors vous n’avez plus parlé à vos égaux depuis cinq cents ans ?

— Non.

La voix du Dieu avait été vulnérable. Sa tristesse et sa solitude, palpables.

Refusant de me laisser gagner par l’émotion, je me détournai du Dieu pour décharger l’âne de son fardeau et monter le camp. Soraya Samay me rejoignit, sans pour autant m’adresser la parole.

Ça me convenait très bien ainsi.

Alors que je faisais cuire quelques plantes comestibles récoltées par Wilwarin, j’observais du coin de l’œil Aion et Alice. Ils discutaient sur la place, assis en tailleur, depuis une bonne demi-heure. Je me demandais ce qu’ils pouvaient bien se raconter de beau.

Quand le repas fut prêt, j’appelai mon amie.

— J’arrive dans cinq minutes ! répondit Alice avant de retourner à sa discussion avec le Dieu.

Perplexe, je commençai mon repas sans elle. Calamity n’était pas apparu aujourd’hui. Pourtant, Aion était certain qu’il viendrait ici, sur la Place des Cinq. Pour achever ce qui avait commencé.

Je supposais que le combat allait être pour demain.


Comme indiqué, Alice nous rejoignit cinq minutes plus tard. Elle avait noué ses cheveux en arrière et laissé de côté sa veste. Bien que toujours maigrichons, ses bras s’étaient renforcés. Son muscle dessinait une jolie courbe discrète entre l’épaule et le coude.

— Pardon pour le retard, souffla-t-elle en s’installant près du feu.

— Rien de grave, la rassura Wil avant de lui tendre un bol rempli de légumes fondants. Tiens, voilà ta part. En dessert, nous avons de nouveaux fruits à goûter.

— Avec plaisir !

Las de cette bonne humeur, je me levai, ignorant les regards inquisiteurs de mes compagnons, puis me dirigeai vers Aion, qui était resté assis sur la place. Sans un mot, je m’installai près de lui.

— Calamity a-t-il des faiblesses ?

Surpris par ma question, le Dieu déchu tourna les yeux vers moi. Puis il sourit avec mystère.

— Je vois que tu prends les choses au sérieux.

— Évidemment, répliquai-je d’un ton acide.

Surtout quand les vies de mes compagnons sont en jeu.

— Alors, des faiblesses ?

— Hum… oui. (Aion claqua ses mains l’une contre l’autre puis les tendit devant lui. Un arc aquatique s’éleva de l’un des sillons creusés entre les pierres.) Calamity s’est forgé une réputation au fil des décennies. Il est de nature violente et a vite été considéré comme une divinité de malheur. De nos affrontements subsistaient seulement des incendies et des orages. Notamment car il apprécie tout particulièrement le feu et la foudre. Pour lui, ce sont les éléments les plus destructeurs. C’est un peu devenu sa marque de fabrique : là où il passe, on retrouve la trace de ses pouvoirs.

— En quoi est-ce une faiblesse ? grinçai-je, peu rassuré.

— C’est une faiblesse, car, à force d’user uniquement de la foudre et du feu pour maintenir son image de destructeur, il en a oublié les autres éléments. Bien sûr, il peut toujours manier l’eau, faire trembler la terre, mais… beaucoup moins aisément que les flammes et les éclairs.

— Il n’utilisera que ceux-ci lors du combat ?

— Il y a de fortes chances. Calamity ne se sent pas très à l’aise avec les autres éléments. Nous devons tout miser là-dessus. (Le Dieu laissa retomber l’arc aquatique qu’il maintenant en l’air dans le sillon, qui reprit tranquillement son cours.) Toi, tu peux arrêter ses flammes avec ton eau et sa foudre avec ta glace. Moi, je peux l’attaquer avec tous les autres éléments.

— Nous pouvons le battre, conclus-je avec fermeté en serrant les poings sur mes cuisses.

— Nous devons, me reprit le Dieu d’une voix froide. Nous n’avons pas le choix. Il ne s’agit pas uniquement de moi, de ma volonté. Si Calamity obtient le reste de mes pouvoirs, il deviendra un Dieu. Mais un Dieu mauvais, qui n’agit que pour lui et se fiche de la neutralité divine. Il vaut encore mieux ne pas avoir de divinité des éléments que ce monstre à mon ancienne place.

Conscient de ses propos, je déglutis péniblement. Comme si je n’avais pas assez de pression sur les épaules, voilà qu’il m’annonçait que le sort d’Oneiris dépendait en partie de l’issue du combat à venir.

C’était une raison de plus pour ne surtout pas échouer.

Tu dois tout donner, Al, souffla la voix familière de Zane au coin de mon esprit. Tout.

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