Chapitre 15 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, au nord-ouest du lac Ishalgen, Terres de l’Ouest.

J’avais tant pleuré, ces quatre derniers jours, que mes yeux secs me semblaient infestés de sable et de petits cailloux. Ma gorge était irritée et mon nez rougi par les mouchoirs de fortune que j’avais fabriqués avec des feuilles larges et douces.

Mon cœur s’était flétri des derniers fragments d’espoir qui me faisaient tenir debout malgré la chaleur et la cruauté du comte. Je ne croyais en plus rien, que ce soient les Dieux, l’avenir, la bonté ou la justice. Mes stupides valeurs, mes croyances naïves, avaient été soufflées par l’égoïsme et l’indifférence de ceux qui m’entouraient.

Mon père m’avait vendue à un marchand étranger pour une Prophétie sortie de nulle part, mon fiancé était lui aussi un traitre, et l’une des rares personnes auxquelles je tenais allait être exécutée.

Le désespoir qui m’envahissait lorsque je songeais à la mort d’Al était encore plus cinglant que la peur d’être tuée dans un avenir proche. Pourquoi lui ? Oui, c’était un Chasseur doué. Comme il y en avait des dizaines dans le Nord. Alors, pourquoi, pourquoi, Achalmy ? Qu’avait-il fait pour mériter cela ? Les soi-disant Élus devaient-ils être jeunes ? Le Noble avait mentionné un Sage pour l’Est… Y avait-il un membre de l’Épine qui fût âgé seulement d’une vingtaine d’années ou moins ?


Le comte avait vaqué ici et là durant ces derniers jours, comme rongé par l’impatience. Quand je lui avais demandé ce qu’il attendait, alors que nous dinions de tubercules déterrés dans les environs et cuits à la vapeur, il s’était agacé. Nous n’avions échangé que peu de mots, et j’en étais soulagée. Sa vue m’insupportait, me rappelait sans cesse ce que j’allais devenir et ce qu’il allait me faire subir.

Je m’étais abritée dans la maison abandonnée, là où un bout de toit avait subsisté, de la pluie qui tombait doucement depuis le lever du jour. L’averse avait apporté une douceur bienvenue et j’en avais profité pour remplir ma gourde et humidifier mes vêtements.

Le comte était assis en tailleur le plus loin possible de moi, le regard plongé dans les sous-bois. Ses vêtements s’étaient usés au cours de notre voyage, mais ni ses cheveux écumeux, ni sa peau laiteuse ne semblaient souffrir de la vie extérieure. Cet individu demeurait un mystère.


Des deux chevaux qui ne s’étaient pas enfuis pendant le massacre des gardes royaux, seule une monture était restée près de la maison abandonnée. C’était le bel étalon pommelé de gris, celui que la soldate et moi avions chevauché pour prendre la fuite. Recroquevillée dans un angle de la maison à moitié affaissée, je le regardais brouter paisiblement sous la bruine. Ses crins étaient emmêlés et sa robe tout crottée. Pauvre bête, cela devait lui changer du traitement royal des écuries du Château. À la pensée de mon ancien foyer, mon cœur remonta dans ma gorge et je resserrai les genoux contre ma poitrine. Les bougies parfumées à la lavande qui éclairaient mon bureau, les rires des gouvernantes et des bonnes qui bondissaient dans les couloirs lambrissés, la voix grave de mon père lorsqu’il accueillait des invités dans la salle de réception, la douce musique que dégageait la flûte d’Ash à travers les murs de sa chambre… Je ne connaitrais plus rien de tout ça. Plus de course à cheval dans les vergers du Château, plus de discussion matinale avec ma mère, installées près de la fenêtre qui donnait sur les champs alentours, plus rien des délicieux plats que nous préparaient les cuisiniers, plus de salut amical et respectueux des gardes royaux. Plus rien. Juste la peur, la douleur, la mort.


Je m’étais assoupie lorsque des voix m’éveillèrent. L’esprit embrumé, je me redressai, courbaturée, et tendis l’oreille. La pluie s’était calmée et quelques rayons de soleil perçaient le ciel grisâtre. Je reconnus la voix du comte. D’autres lui répondirent et, parmi celles-ci, l’une d’elle me fit écarquiller les yeux. La bile me monta à la gorge et je me levai sur des jambes tremblantes.

Le Roi. Mon père. Papa.

Il était accompagné de trois personnes que je soupçonnai être des gardes royaux. Les deux hommes et la femme ne portaient pas l’uniforme, mais leur posture indiquait un entraînement guerrier et leurs visages me semblaient familiers.

Ils ne m’avaient pas encore vue, cachée par l’angle du mur. Mon père avait dû laisser sa couronne au Château et ses cheveux lâches, plus gris que blonds après les ans écoulés, bouclaient près de ses oreilles. Il était vêtu pour une expédition, avec des vêtements simples, mais de qualité. Une épée pendait à sa hanche. Malgré sa tenue de roturier, il dégageait une certaine prestance sur sa grande monture noire.

Ace Wessex Bastelborn se tenait devant eux avec une assurance mordante malgré la différence de taille et de carrure. Le Roi mit pied à terre puis s’approcha du Noble.

— Comte Wessex Bastelborn, le salua mon père d’un air grave.

— Mon Roi, susurra mon tortionnaire en retour en exécutant une courbette perfide.

Mon père afficha un visage agacé puis détourna les yeux.

— Où est ma fille ?

La peur me fit reculer bêtement d’un pas pour me cacher derrière le mur. Le comte, qui m’avait vu faire, sourit avec amusement puis souffla en exécutant un geste souple dans ma direction :

— Juste ici, mon Roi.

Je l’entendis faire quelques pas dans la terre rendue boueuse par la pluie. Un poids mort au fond du ventre, je redressai le cou. Ses yeux sévères se plantèrent dans les miens et je revécus les longues disputes, les cris, les injures et notre conflit familial.

Son regard violet, que j’avais hérité de lui, me dévisagea avec un mélange de surprise, de pitié et de dépit.

— Tu n’as pas très bonne mine, ma fille.

— Bonjour père, répondis-je bêtement, apeurée comme une enfant devant un adulte colérique.

Il resta silencieux un moment, prenant le temps de me redécouvrir après trois mois de séparation. J’essayai de faire de même, mais il n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois que je l’avais vu. Il était le même homme au visage fermé, aux épaules larges et à la carrure imposante. Et, surtout, il n’avait pas passé trois mois à dormir à la belle étoile, se nourrissant de ce qui voulait bien nous tomber sous la main.

Le Roi s’arracha soudain à sa contemplation et adressa un geste à ses gardes.

— Dessellez les montures et installez le camp, nous partons demain.

Ils s’exécutèrent sans attendre. Le Noble, un air de connivence peint sur ses traits charmants, observait la scène en retrait. Timidement, je m’avançai.

— Partir où ?

Mon père me jeta ce regard, irrité et condescendant, qui avait été une des raisons de ma fuite.

— Tu n’écoutes toujours rien de ce qu’on te dit, Alice ? Nous partons pour le Noyau.

— Le N-Noyau ? bredouillai-je, ahurie.

— Oui. Nous allons accomplir la Prophétie, intervint Ace Wessex Bastelborn en s’avançant près de nous. C’est là-bas qu’elle doit être exécutée.

— Pourquoi ?

— Pour être au plus près des Dieux, répondit le comte en m’observant avec intérêt.

— Mais le Noyau est interdit d’accès aux humains depuis le Grand Désastre !

Il s’esclaffa et mon père renifla avec mépris avant d’aller s’installer sur une couverture dans la maison abandonnée.

— Il n’est pas interdit d’accès, reprit le Noble en sautant avec souplesse sur une partie du mur affaissé. Seulement, la disparition des éminents représentants d’Oneiris lors du Grand Désastre a terrifié les hommes et les a persuadés que ce lieu était maudit et interdit.

Je jetai un coup d’œil à mon père, qui buvait à sa gourde, l’air fatigué. Je me demandais depuis combien de temps ils avaient chevauché.

— Père… soufflai-je, mais il me fit taire d’un regard.

— Le comte a dû tout t’expliquer, marmonna-t-il d’une voix rauque. Je n’ai rien de plus à ajouter.

Cette fois, une vive colère enflamma mes joues et mon être.

— Rien à ajouter ? Tu vas sacrifier ta propre fille !

Les yeux qu’il posa sur moi me pétrifièrent. J’y lus un soupçon de douleur et de doutes, mais ils n’étaient que détermination. L’ambition avant le reste. Le pouvoir avant l’amour.

On ne pouvait aimer et diriger, comme me l’avait fait comprendre Zane Soho des mois plus tôt.


Une fois le camp monté, les trois gardes s’installèrent et jouèrent aux dés. Ils me rappelèrent douloureusement les compagnons que j’avais perdus il y avait seulement quelques jours et je m’isolai pour essuyer rageusement les larmes fourbes qui irritaient mes joues. Faible. J’étais tellement faible ! Si j’avais été aussi forte qu’Al, si j’avais eu sa détermination, j’aurais pu m’enfuir. Mais je n’étais qu’une princesse trahie par sa famille, manipulée sur un échiquier, sans plus de valeur qu’un pion sacrifiable à souhait.


J’entendais les gardes rire. La soirée s’était installée et j’étais toujours assise derrière la maison, les genoux repliés contre la poitrine. J’avais faim, mais je préférais encore jeûner que de m’installer près des personnes qui m’avaient trahie.

Alors que la lune commençait à luire dans le ciel d’encre, le comte vint me rejoindre. L’astre éclairait d’une lumière pure sa crinière pâle et ses lèvres souriaient presque avec douceur dans la pénombre. Il tenait dans la main un bout de bois sur lequel était embroché ce que je soupçonnai être un morceau de lièvre. Mon estomac remonta dans ma gorge et l’odeur de viande grillée me fit saliver. Agacée par les besoins primaires de mon corps, je serrai les dents, mais le vide dans mon ventre était plus important que le plein de ma tête.

— Un morceau de viande ? me proposa Ace Wessex en s’avançant.

Il n’attendit pas ma réponse et vint s’agenouiller avec souplesse devant moi. La brochette sous mon nez me faisait presque tourner de l’œil.

— Vous n’avez rien mangé depuis hier soir. Nous avons une longue route devant nous, Alice. Vous devez prendre des forces.

Je notai à peine le fait qu’il m’avait appelée seulement par mon prénom pour asséner avec sécheresse :

— Je n’ai pas besoin d’être engraissée pour être sacrifiée, si ?

Une drôle de lueur dansa dans ses iris clairs.

— Je m’inquiète pour vous.

L’annonce m’arracha un rire amer.

— Allez-vous-en ! sifflai-je avec un mélange de colère et de tristesse. Vous n’avez aucune sympathie pour moi. Êtes-vous un menteur en plus d’un fourbe ?

Une expression terriblement humaine s’empara de ses traits. Il y avait au fond de ses yeux une telle douleur que j’en eus la gorge comprimée.

— Non, pas le mensonge. J’ai bien… des façons de me comporter, mais je ne suis pas un menteur. (Il tendit la main et déposa avec délicatesse la broche de viande entre mes doigts crispés.) Mangez, Alice.

— Je ne vous comprends pas, gémis-je en fermant les yeux. Vous me méprisez, me blessez de vos mots acerbes, puis vous vous montrez bienveillant. Que dois-je penser de vous ?

Je sentis une brise parfumée de mousse, de terre fraîche, de roussi, d’ozone et d’autres choses me chatouiller les joues et je rouvris les yeux pour le voir dressé devant moi.

— Vous l’avez dit vous-même, jeune fille : je suis de nature changeante.

Il m’adressa un sourire mystérieux puis s’en alla d’un pas léger qui ne provoquait aucun bruit.

Et la viande était délicieuse.


Plus tard, alors que les gardes dormaient, j’observais encore la lune. Le sommeil ne me viendrait pas de sitôt, je le pressentais. Toujours adossée au mur couvert de plantes grimpantes, je faisais tournoyer la branche en bois dans mes mains. Je m’amusais aussi à faire courir des étincelles bleutées entre mes doigts, toujours fascinée par le phénomène malgré des années de pratique.

— J’aurais aimé que ton frère puisse faire pareil. Si la Prophétie n’avait pas exigé que ce soit toi, l’Élue de l’Ouest, tu aurais été reine, Alice.

La stupeur m’arracha un cri et je jetai la branche vers la voix dans un réflexe. Mon père la repoussa d’une bourrasque maîtrisée et s’approcha de moi d’un pas mesuré.

— Ash sera sûrement contesté à cause de son incapacité à appeler les éclairs, mais tant pis. Ta mère et moi n’aurons, de toute manière, pas d’autres enfants, alors les Nobles devront faire avec.

Sans même me regarder, il s’assit à un mètre de moi et posa les poignets sur les genoux. Il ressemblait simplement à un homme fatigué qui allait faire face à quelque chose qui le dépassait.

— Ce…

Sa voix faiblit et il se reprit avec une colère palpable envers lui-même.

— Ce n’est pas contre toi, Alice. La Prophétie indique qu’un jeune adulte, homme ou femme, digne représentant de ses Terres natales, qui maîtrise très bien les éléments qui lui sont dus, doit être sacrifié. Ton sang, celui des Tharros, celui des Occidentaux, sera versé sur la Place des Cinq, au cœur du Temple de Timoria. Il sera mélangé à celui de trois autres personnes. Ainsi, les Dieux pourront nous apparaître et nous accorder de grands pouvoirs.

— De grands pouvoirs ? chuchotai-je, atterrée. Tu… tu vas me tuer pour de « grands pouvoirs » ?

De nouveau, sa voix se fit tranchante et son regard implacable.

— Pour l’honneur des Dieux, Alice. Ils ont été déçus de nous il y a cinq cents ans. Cette fois, nous leur prouverons notre force et notre vaillance.

— En versant le sang sur l’un des temples qui leur est dédié ? Eh bien, quel honneur !

Il agrippa sévèrement mon bras, ce qui me fit glapir de douleur.

— Ton langage méprisant ne dérangeait peut-être pas le pouilleux qui t’a accompagnée sur les routes jusqu’au Nord, mais j’exige de toi que tu te montres respectueuse. (Il lâcha mon bras avec un soupir résigné.) Tu as toujours été une enfant difficile, ce n’est pas aujourd’hui que cela va changer.

— Tu… connais Achalmy ?

Il me jeta un regard étonné.

— De qui est-ce que tu parles ?

Je me sentis stupide, mais je préférai répondre que de risquer le courroux de mon père.

— Le « pouilleux » dont tu parles s’appelle Achalmy Dillys.

— Ah ! lâcha-t-il avec un rire. Le fameux. Il devrait nous rejoindre sans trop tarder.

— Co-comment ça ?

— Il est recherché sur les Terres occidentales. Il est accusé de ton meurtre. Le commandant Wilson l’a capturé, il va être détourné pour nous rejoindre rapidement.

La lune me tomba dessus. Le souffle bloqué dans la poitrine, je peinai à reprendre mes esprits. Accusé de mon meurtre, capturé, détourné…

Oh, Al, tout est ma faute.

— Pourquoi ? soufflai-je d’une voix ridiculement faible. Pourquoi l’avoir accusé de mon meurtre ?

— Car le comte Wessex Bastelborn estime qu’il est le parfait Élu du Nord. Bon Élémentaliste, jeune, descendant d’éminents clans de Chasseurs… Il va être lui aussi sacrifié, au nom de Lefk.

— Mais… le coupai-je, sidérée. Pourquoi…

— Laisse-moi finir, mal élevée, grogna-t-il d’un ton sec. J’offre une prime de cinquante pièces d’or pour sa capture. J’ai demandé aux troupes royales de se lancer à sa poursuite, mais les chasseurs de prime ont aussi fait partie de la course. (Il agita la main en l’air.) Enfin, c’est terminé, maintenant, il a été capturé. Le comte me l’a affirmé.

Ma gorge se serra brutalement et je clignai des yeux rapidement pour en chasser de potentielles larmes.

— Or, rien n’aurait justifié la capture d’un étranger sur nos Terres s’il n’y avait pas eu de… circonstances particulières. Comme tu es destinée à être sacrifiée, nous avons décidé de te faire passer pour morte au Royaume. Plusieurs témoins affirmaient t’avoir vue en compagnie de ce jeune Chasseur en direction du Nord. Nous avons annoncé qu’il t’avait assassinée et que la couronne exigeait une vengeance. Il devait être emmené à Vasilias, mais quelques-uns de mes hommes, qui sont au courant de la Prophétie, vont bientôt le détourner pour nous l’amener.

— Tu es un monstre, murmurai-je sans pouvoir retenir mon amertume. Al n’a rien fait qui puisse justifier qu’on le traite ainsi.

Il me gifla si fort que je m’écroulai par terre. Aussitôt, le sang afflua dans ma bouche alors que des étoiles – en plus de celles qui brillaient dans le ciel – dansaient sous mes yeux.

— Parfois, je me dis que c’est une bonne chose que tu aies été choisie pour être l’Élue. Tu es une effrontée, Alice. Naïve et pleine de valeurs qui te font passer pour une illuminée hors de ton époque.

— Je suis humaine ! hurlai-je avec colère en me redressant. Est-ce mal de penser au bien des autres, de ne pas vouloir tuer, de ne pas vouloir voir le sang couler ? Toi, tu ne penses qu’au pouvoir, à ta position… Connais-tu l’amour, au moins ?

Ses yeux s’enflammèrent et je reculai, de crainte qu’il ne me giflât à nouveau.

— Le comte m’a dit que tu t’étais attachée à ce Chasseur. (Mon cœur se fit minuscule dans ma poitrine et je le toisai en silence, en attente de ses paroles.) Je le tuerai devant toi, Alice. Pour te montrer à quel point l’amour est pitoyable. Qu’il ne te sauvera ni toi, ni ce pauvre garçon !

Les larmes roulaient sur mes joues. Je les essuyai puis demandai :

— Alors l’affection que te porte ma mère n’est pas réciproque ? Vous avez eu la chance d’avoir un mariage d’amour, pourtant.

Il eut l’air désemparé. Finalement, il contracta les mâchoires puis susurra :

— Ta mère, elle, ne m’a pas déçu. Voilà la différence.

Sans un regard de plus, il me tourna le dos et se dirigea vers le camp de fortune. Avant de disparaître de mon champ de vue, il lança :

— Que les Dieux aient pitié de toi, ma fille.

Sous l’éclat de la lune, il contourna le mur de la maison. Seule dans le noir, je m’agenouillai, me penchai en avant jusqu’à ce que mon front touchât le sol et étouffai dans mon âme le cri insoutenable qui me déchirait les entrailles.


Ce fut un effleurement sur mon visage qui me réveilla à l’aube le lendemain matin. Assoupie à même le sol, près du mur de la maison, un flot de courbatures s’éveillèrent dans mon corps alors que je me redressai en sursaut. Mais il n’y avait personne. Rien que les rayons doux du soleil, le chant des insectes et des oiseaux et la respiration des cinq chevaux qui broutaient près de moi.

Tout en étirant les muscles endoloris de mes jambes, j’approchai de l’étalon pommelé, celui qui était resté près de moi malgré les événements, et fis glisser mes doigts aux ongles sales sur son flanc. Il redressa la tête, m’observa un instant puis me poussa gentiment de la tête. Je gratouillai son front puis entrepris de démêler ses crins. Paisible, il me laisse faire, et j’appréciai ce moment simple et hors du temps.

Une fois les crins de la monture à peu près démêlés, je m’aventurai dans les sous-bois pour me soulager et trouver des fruits. Je dégotai des fraises des bois, quelques mûres, et un ruisseau à l’eau claire où remplir ma gourde.

Quand je revins, le Noble était appuyé contre un mur de la maison et me regardai approcher en souriant. Je l’ignorai et m’installai à l’ombre pour déjeuner mes trouvailles.

— Vous n’irez pas bien loin avec seulement des fruits, annonça-t-il en s’approchant de moi.

Toujours repliée sur moi-même, je croquai une petite fraise au parfum puissant. Soudain, une miche de pain apparut sous mon nez dans la main gantée du Noble.

— Votre père a amené des vivres avec lui. Vous devriez en profiter.

— Je ne veux rien qui vienne de lui, rétorquai-je avec sécheresse.

Je l’entendis s’esclaffer.

— Est-ce que votre lèvre gonflée a un rapport avec cette amertume ?

Cette fois, je redressai le cou pour le fusiller du regard.

— Je ne veux rien d’un homme qui n’éprouve guère d’affection pour moi, qui lève la main sur moi et compte me sacrifier pour sa propre ambition.

— C’est compréhensible, souffla le comte en ramenant à lui le pain pour en casser un bout, qu’il me tendit. Quand votre colère sera retombée, vous le mangerez. Nous partons dès que les gardes sont prêts.

Agacée, je rangeai le bout de pain dans une de mes poches avec des gestes rapides, comme s’il s’était agi d’un champignon vénéneux.


Nous étions six et il n’y avait que cinq chevaux. Mon père et ses gardes récupérèrent les montures avec lesquelles ils nous avaient rejoints. Le Noble et moi nous retrouvâmes tous les deux devant l’étalon pommelé.

— Je préfère encore marcher à pied, sifflai-je en secouant la tête.

— Allons, se moqua presque gentiment Ace Wessex Bastelborn, vous savez aussi bien que moi qu’il vous est impossible de suivre l’allure d’un cheval.

— Je refuse de chevaucher avec vous.

Avec dépit, le comte toisa les gardes.

— Quelqu’un veut-il bien se dévouer pour la prendre avec lui ?

La femme et l’un des hommes détournèrent les yeux et je me sentis étrangement blessée. Le dernier soldat soupira puis me tendit la main.

— Montez, princesse Alice.

Le simple fait qu’il s’adressât à moi comme les gens du Château le faisaient avant mon départ m’émut au plus haut point. Tremblante, j’approchai de lui, et il me hissa aisément dans son dos.

— Accrochez-vous bien.

Je refermai les bras autour de sa taille et posai les yeux sur la couture de son pourpoint. Je refusais de croiser le regard de mon père. De toute façon, il ne devait même pas daigner m’observer.


Alors que nous avions laissé la maison abandonnée derrière nous depuis des heures, mon père se porta à hauteur du comte, qui nous menait, et s’enquit :

— L’Élu du Nord nous rejoindra à Ma’an ?

— Oui. (Le Noble leva les yeux vers les branches des arbres.) Les oiseaux m’ont dit que votre commandant l’avait capturé. Pour la suite, tout dépend des gardes à qui vous avez confié la mission. Ils doivent prendre possession de l’Élu aux abords de Vasilias. De là, nous les attendrons à Ma’an.

Je fronçai les sourcils. Communiquer avec les oiseaux ? Alors qu’il pouvait déjà faire appel à l’eau et à la terre ? N’avait-il donc aucunes limites ? Les Orientaux n’étaient qu’une dizaine à posséder le don d’échanger avec la faune. Comment un étranger comme Ace Wessex Bastelborn pouvait-il avoir de si nombreux talents ?

Puis notre destination me frappa et je me reculai sur la selle.

— Tout va bien, ma demoiselle ? souffla le garde en tournant la tête vers moi.

— Pourquoi allons-nous à Ma’an ? Nous ne devons pas nous rendre au Noyau ?

Il eut l’air perplexe devant mon ignorance. Finalement, il répondit :

— Nous rejoignons les Samay à Ma’an, ma demoiselle. L’Impératrice et son frère nous attendent là-bas.

— Vous savez que Dastan Samay compte trahir sa sœur ? murmurai-je, atterrée.

— Oui, répondit-il d’une voix blanche en reprenant sa position initiale. L’empereur Dastan et notre roi se sont alliés. Ils espèrent réaliser la Prophétie côte à côte, car il est conseillé de ne pas entreprendre une telle aventure seul.

Mortifiée, je le dévisageai, mais il ne me voyait pas. La bile me monta dans la gorge, mais je réprimai mes nausées en serrant les dents.

— Dastan Samay n’est pas empereur.

— Il le sera bientôt, renifla avec mépris un autre garde à notre gauche.

— Vous croyez en cette prophétie ? demandai-je à ce dernier avec gravité.

— Oui. Le comte nous l’a exposée, à nous aussi. (Il posa un regard fier sur le dos imposant de mon père.) Le Roi nous a choisis pour l’accompagner. C’est un honneur dont nous nous montrerons dignes.

— Mais… repris-je, désabusée, mon père compte me sacrifier.

Le troisième soldat, une femme, me lança un regard tranchant.

— On n’obtient rien sans sacrifice.

— Il ne veut que le pouvoir des Dieux ! m’insurgeai-je en élevant la voix. Ce n’est pas une ambition dont un humain devrait faire preuve.

Je vis le Noble tressaillir sur sa selle et il me lança un regard en biais. Mon père, quant à lui, fit tourner sa monture pour venir à notre hauteur. Un sang glacé se mit à pulser dans mes veines.

— Alice, cesse tes jérémiades.

Il positionna sa monture près de celle du garde et agrippa mon bras en se penchant vers mon visage.

— La prochaine fois, tu marcheras bel et bien à pied.

Malgré moi, je gémis et il me lâcha avec une grimace consternée.

— Les pouvoirs des Dieux nous serviront à étendre notre influence.

— Dans quel but ? soufflai-je en frottant mon bras douloureux. L’Ouest se porte bien. Nous ne sommes pas en guerre, nos cultures sont rentables, notre peuple a un quotidien tout à fait correct… Si tu t’es allié au Sud, c’est que tu ne comptes pas t’accaparer une partie de leurs terres.

Le sourire qu’il m’adressa fit courir des frissons glacés de ma nuque au bas de mon dos.

— Tout à fait, ma chère fille. Comme quoi, tu as encore un brin de cervelle. (Je rougis violemment de la moquerie, mais il enchaîna d’un ton doucereux :) Je vais conquérir le Nord.

J’écarquillai les yeux et agrippai nerveusement le vêtement du soldat.

— Dastan Samay obtiendra l’Est et nous le Nord. Nous nous sommes arrangés ainsi.

— Vous êtes monstrueux, murmurai-je, abasourdie. Des gens vivent sur ces Terres !

— Nous les ferons sujets de nos empires. (Comme j’ouvrais la bouche, il m’agrippa par les joues en y enfonçant ses doigts.) Non, Alice, tes reproches n’y changeront rien. La Prophétie le dit, les choses se passeront ainsi.

Il m’observa avec lassitude.

— Et tu ne peux rien faire contre.

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