Chapitre 14 - Achalmy

11 minutes de lecture

An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, au nord-est de Vasilias, Terres de l’Ouest.

J’approchais de la capitale dans l’air toujours plus chaud du milieu d’été. J’avais aperçu quelques campements dans la Petite Forêt et j’avais pris soin de m’éloigner d’eux. Je ne voulais plus risquer le moindre contact avec d’éventuels chasseurs de primes.

À la sortie de la Petite Forêt, je traversai la vallée qu’Alice et moi avions franchie quelques mois plus tôt. Je me rappelais ses lamentations, ses observations, son rire ou son chant. J’osais penser qu’elle était en vie. Disparue, mais en vie. Le contraire me rendrait fou de rage. Si ce comte l’avait maltraitée… je le retrouverais. Et lui ferais payer.

Fulminant, impatient de la vérité, j’avalai les lieues qui me séparaient de la capitale. Le soleil d’été faisait cuire ma peau exposée, mais j’y étais habitué après des années à courir les bois. Il était néanmoins temps que je changeasse mes chaussures, leur semelle était plus qu’usée. Une raison de plus de me rendre à Vasilias.


Je m’accordai une pause, au zénith du soleil, à l’ombre d’un chêne verdoyant. Je grignotai des fruits, abondants en cette saison, et un quignon de pain. La chaleur ne m’encourageait pas à aller chasser et ma soif était plus forte que ma faim.

Comme pas un brin d’air ne soufflait dans la vallée, je m’allongeai, ma besace sous la nuque, pour attendre que la chaleur baissât un peu. Les paupières closes, je savourai l’odeur de l’été, le bruit de la vie, le calme des environs. Voilà pourquoi je ne me posais pas dans un village pour bâtir ma maison et fonder un foyer. Voyager, explorer de nouveaux horizons, vivre au milieu de la nature, savourer la vie… Je ne savais pas si c’étaient les habitudes de mes ancêtres ou des désirs plus personnels qui me poussaient à découvrir sans cesse.


Des grillons embaumaient l’air de leur chant quand je rouvris les yeux. Le soleil était un peu plus bas dans le ciel. J’étouffai un bâillement en me redressant et observai les étendues herbeuses et parsemées de bosquets d’arbres qui s’étendaient en toutes directions. Dans deux jours, je serais à la capitale et je pourrais obtenir les renseignements dont j’avais besoin.

Au loin, des silhouettes se dessinèrent. D’abord floues dans les ondulations de l’air chaud, elles prirent la forme d’une troupe assez compacte qui marchait avec régularité. Quand elle fut assez près, je comptai une vingtaine de personnes. La gorge serrée, je me redressai. Des chasseurs ?

Le regard pointé vers cette apparition, je n’avais pas prêté attention à mes arrières. Quatre flèches sifflèrent autour de moi, l’une se plantant dans ma besace et une autre m’écorchant le bras. Je jurai tout bas et condensai l’humidité de l’air pour lever un voile de brume. Avec rapidité, je récupérai mes sabres et dégainai. Le danger faisait palpiter mon cœur et la sueur avait déjà envahi ma nuque.

Pour éviter de finir transpercé par les flèches ennemies, je m’adossai au tronc du chêne sous lequel je m’étais reposé et dressai des murs de glace autour de moi. Je sentis les muscles de mes bras s’engourdir légèrement face à cette demande brutale d’énergie. Déjà, l’eau se mettait à couler sur les pans gelés, fondus par le soleil.

— Achalmy Dillys ?

La voix tranchante qui s’éleva m’arracha un frisson. Je ne la connaissais pas, mais l’intonation grave et l’autorité qui s’en dégageaient n’auguraient rien de bon.

Les côtes rendues douloureuses par les battements acharnés de mon cœur, j’inspirai un coup et réduisis la taille des murs glacés qui me protégeaient pour mieux voir mes adversaires.

Quand le voile de brume retomba et que les pans de glace s’abaissèrent, une trentaine d’hommes disposés en cercle m’entouraient.

Bon sang de Lefk !

Nerveux, je chassai l’humidité de mes paumes pour éviter que les gardes de mes katanas ne me glissassent entre les mains. Des soldats. Tous armés. Comment m’avaient-ils trouvé ? Sûrement pendant que je piquais un somme. Un éclaireur avait dû me repérer et alerter les autres.

Merde, merde, merde. Quel crétin !

Une silhouette imposante se détacha du cercle et s’avança prudemment dans ma direction.

— Achalmy Dillys, je suis le commandant des troupes royales, Neil Wilson. Nous venons au nom du Roi avec l’ordre de vous ramener vivant à Vasilias. (Son ton se fit plus grave.) Nous devons vous y amener pour le jugement de l’assassinat de la princesse Alice. Vous serez exécuté.

Des tics nerveux agitèrent mon visage. Dans quel pétrin m’étais-je foutu ?

— Vous avez deux options, jeune homme, reprit l’homme à la voix autoritaire. Vous pouvez vous rendre sans résister, ce qui vaudrait mieux pour tout le monde. Ou vous pouvez vous défendre, ce que je comprendrais aisément, et subir un mauvais traitement en retour.

Il connaissait comme moi la réponse. Je n’avais pas mes chances face à tant de gardes. Malgré tout, j’étais un Chasseur. Et un Chasseur ne se rendait pas sans montrer les crocs.

Avant que le sang ne coulât, je lançai d’une voix forte :

— Commandant Wilson, je suis bien la personne que vous recherchez. Mais j’aimerais quand même éclaircir les choses avant qu’il ne soit plus possible de revenir en arrière. Je n’ai pas tué la princesse Alice. Et, si vous voulez mon avis, elle est encore en vie.

Le silence de la plaine me répondit. Agacé, je serrai les dents.

— Je prends en compte vos propos, Chasseur, m’annonça Wilson d’un air sincère. Cela ne nous empêchera pas de vous ramener à la famille royale, mais je ferai part de votre point de vue.

Point de vue ? C’est la vérité !

Avant d’engager le combat, je levai les yeux vers le ciel dégagé. Il faisait chaud, sec et pas un cours d’eau ne coulait dans le coin. Tout à mon désavantage.

Un sourire dépité aux lèvres, je fermai brièvement les paupières.

Veille sur moi, Lefk.


Après une longue inspiration, je brisai en mille morceaux de glace aiguisés les pans qui m’avaient protégé. Je les balançai en toute direction et accueillis avec plaisir les râles de douleur et les cris de surprise qui fusèrent.

Le commandant dégaina son épée et me fit face. Il serait un adversaire coriace. Les épaules larges, les appuis solides, ses yeux violets me toisaient calmement. Son expérience était incontestablement supérieure à la mienne. Et il avait deux troupes royales pour le seconder.

Sans faire attention aux soldats, je m’élançai vers lui. Une meute était toujours plus dispersée sans chef pour la guider. Alors que mes pas me menaient à lui, une bourrasque me poussa sur le côté et je courus dans son sens pour éviter de me fatiguer trop rapidement. Comme Wilson ne semblait pas l’avoir lancée, d’autres Élémentalistes devaient l’accompagner.

Le vent m’avait amené en direction de trois soldats qui n’avaient pas été blessés par mon attaque de glace. Autant m’occuper d’eux. Je me faufilai sous la garde du premier pour aller planter Kan dans la main du deuxième. Le dernier piqua dans mon dos et je pliai le bras pour parer avec Eon. Celui-ci gela l’arme de l’adversaire, qui la laissa tomber au sol avec surprise. J’en profitai pour taillader sa poitrine. Le premier garde revint à la charge et passa près de mon visage avec son cimeterre. Les poumons brûlants, je me baissai et remontai brutalement mon bras gauche. Mon sabre court lui entailla l’épaule et il recula en sifflant. L’homme blessé à la main s’approcha de moi en brandissant un couteau. Tout en parant son attaque, je remarquai une dizaine de gardes s’approcher de nous en courant.

D’un mouvement du poignet, je tranchai la gorge du garde qui s’élançait de nouveau vers moi. Prenant à peine le temps de me poser, j’abattis une femme ennemie en lui lançant Kan dans le ventre. Pliée en deux, elle s’effondra à terre, me laissant la voie libre pour envoyer un jet d’eau disloquer les genoux de deux autres soldats derrière elle.

Des cris jaillirent autour de moi. Une flèche se planta dans mon épaule gauche. J’eus à peine le temps de le remarquer qu’une garde plus haute que moi élevait au-dessus de ma tête une hache. D’un bond, j’esquivai son attaque et déchirai son uniforme d’un revers d’Eon. Je plantai les talons dans le sol et agrippai à deux mains mon sabre pour lui percer le flanc. Sa hache tomba au sol.

Une flèche siffla tout près de ma tête. Je jurai, me baissai, et glissai près du corps de la première femme que j’avais abattue. D’un mouvement sec, je récupérai Kan. La flèche dans mon épaule m’empêcherait de l’utiliser correctement. D’une pensée, Kan libéra la moitié de sa lame en deux bulles d’eau – son poids réduit m’aiderait à la manier. Je les guidai aussitôt vers deux soldats qui me tombaient dessus. Je ne leur accordai pas la chance de se relever.

Au loin, le commandant donnait des ordres. Au milieu des râles de douleurs, des cris de rage, du tambourinement de mon cœur, du chant des insectes, je n’entendais pas ses mots.

Une dague m’entailla le bras. Un cri m’échappa et je me tournai vers son lanceur. Un homme de vingt ans à peine me toisait avec une lueur de haine dans les yeux.

Si seulement je pouvais moi aussi les haïr. Leur ôter la vie serait plus simple.

Le jeune homme mourut le cœur déchiré par mon sabre de glace.


Quand j’eus abattu encore deux soldats et blessé trois, mon cœur remonta brutalement dans ma gorge. J’étais couvert de sang, d’entailles et de tripes. J’entendis, au milieu des hurlements, la voix ferme et triste d’Alice clamant que tuer n’était pas la solution. Je me rappelais ses yeux profonds, dans lesquels seule la vie avait sa place.

Mes genoux cédèrent au milieu d’un affrontement avec un garde armé de deux épées. L’une d’elle creusa un sillon brûlant sur mon épaule droite et j’étouffai un cri de souffrance. Avec l’énergie du désespoir, je le blessai aux jambes grâce à mon long sabre. Et je vomis juste à côté de lui.

Le soleil faisait vibrer ma tête douloureusement et l’air brûlait mes poumons. Le sang séchait sur ma peau mouillée de sueur. Mes muscles étaient tétanisés, ma respiration haletante.

Cinq gardes bondirent vers moi. La vision obscurcie, je serrai les poings et cherchai au fond de mes tripes l’énergie de les repousser. Quand je constatai que j’étais encore en vie, je soupirai de soulagement. Les cinq soldats royaux se tordaient de douleur au sol, de petits morceaux de glace plantés dans différents endroits de leur corps.

Je ne savais pas combien de soldats étaient hors-jeu. Pas assez. Je ne pouvais pas tous les repousser. Ils étaient trop nombreux. Me redressant difficilement, j’observai une dizaine d’entre eux arriver. Je n’en avais pas la force. Le vertige me menaçait d’une seconde à l’autre.

— Laissez-le-moi !

Une voix tonitruante venait de jaillir à ma gauche. Instinctivement, je bondis sur le côté, chancelai, et plantai Eon dans le sol pour rester debout.

Le commandant me faisait face, ses yeux luisant d’une animosité tintée d’admiration.

— Je vais l’affronter seul.

Le cœur battant la chamade, je toisai le garde royal. Il se dressait fièrement face à moi, l’air sévère. Avec gravité, il reprit :

— Tu t’es bien battu, Chasseur. Tu as tué des miens et, cela, je ne te le pardonnerai jamais. Néanmoins, et car nous savons tous deux que tu mourras avant la fin de l’été, j’aimerais t’accorder une dernière chose. Je respecte les guerriers de tes Terres. Vous êtes fiers, vifs, et sans pitié. Mais vous êtes de formidables guerriers. Il y a un rite de combat que j’apprécie chez vous. (Il leva lentement son épée dans ma direction et, avant qu’il ne les prononçât, je sus quels mots il allait lâcher.) Je t’affronte en duel, Achalmy Dillys. Si tu gagnes, tu as ma vie. Si tu perds… Malgré les traditions, je serai obligé de te laisser la vie sauve, car mon Roi l’exige.

J’étais prêt à m’évanouir d’une seconde à l’autre. Je m’étais bien battu, je le savais. C’avait été bref, mais intense. Derrière la douleur, la nausée et la peur, une petite fierté brûlait dans ma poitrine. Zane et mon père auraient été ravis d’apprendre que le commandant des troupes royales reconnaissait mes capacités.

— De toute façon, quel choix me reste-t-il ?

Ma voix était si rauque que je fus sûrement le seul à l’entendre. Avec un soupir, j’essuyai la sueur et le sang qui me coulaient dans les yeux, lâchai Kan qui pendait tel un poids mort à mon bras gauche amoindri, et agrippai fermement Eon.

— J’accepte votre duel, Neil Wilson.

Cette fois, ma voix avait porté.


Alors que j’allais m’élancer, un rapace sorti de nulle part fondit sur moi. Je bloquai ses serres avec ma lame en jurant. Un faucon. D’où est-ce qu’il sortait ? L’oiseau me toisa d’un œil vif, reprit son envol et piqua de nouveau. Un vent le chassa loin de moi. J’adressai un regard au commandant, qui fixait avec agacement le rapace. Ce dernier poussa un piaillement criard puis disparut dans un bruissement d’ailes. Étrange. Un animal sauvage de ce genre n’attaquait pas d’être humain en temps normal. Un Sage se trouvait-il aux alentours ? Pourquoi m’envoyer l’une de ses créatures ?

À cours de réponses, j’adressai un petit hochement de tête au garde. Nous étions prêts.

Les soldats s’écartèrent de la zone de combat avec méfiance et respect. Je me déplaçai latéralement pour tester la fiabilité de mes appuis et de mon équilibre. Moyens. Tant pis, je devais faire avec.

Il attaqua en premier. Un vent violent souffla à contre-sens et me repoussa en arrière tandis que le commandant, poussé les courants d’air, arrivait vers moi en chargeant tel un buffle. Sa grande épée brillait au soleil. Le premier coup qu’il m’assena me fit déraper dans la terre. Les muscles vibrants de douleur, je parai chacune de ses attaques plus difficilement. L’une d’elles m’entailla le poignet et j’abattis, avec la colère de la douleur, mon pied dans sa hanche. Il grogna, recula, et me balança de petits éclairs. Eon les attira à lui et se couvrit de givre pour les arrêter.

Avec une charge puissante, il fonça vers moi, enchaîna plusieurs coups en haut, en bas, sur le côté, avant de me planter soudainement son poing libre dans la poitrine. L’air quitta mes poumons et je reculai en chancelant. Des points noirs mouchetèrent ma vision et son épée luisit au coin de mon esprit. Laborieusement, je levai ma lame pour éviter la mort imminente. Le métal crissa contre le métal. D’une pensée, Eon se couvrit d’une couche de glace qui gagna l’arme adverse.

Sans plus se soucier de l’état de son épée, le commandant la lâcha et serra ses poings en enclumes. Il frappa avec dextérité ma main armée, faisant vibrer mes os sous le choc. Eon me glissa des doigts et je croisai les poignets pour éviter son uppercut. Malgré tout, il m’envoya valser au sol. Je n’étais ni léger, ni fragile, mais le commandant faisait une tête de plus que moi et pouvait emmagasiner une force qui n’était pas des moindres.

Je roulai sur le flanc pour éviter un coup de pied. La flèche, qui était restée plantée dans mon épaule tout ce temps, se brisa et s’enfonça dans ma chair. Je criai, me redressai en sursaut. La botte du commandant m’écrasa aussitôt le visage.

Je perdis momentanément connaissance. Lorsque je rouvris les yeux, le soleil me brûla les rétines. Un liquide tiède coulait sur mes lèvres. La lame d’Eon brillait à quelques mètres de moi. Sonné, je ne vis pas tout de suite la silhouette imposante qui se dressait derrière moi. J’entendis les soldats royaux exulter, crier des encouragements, puis une ombre se dessina sur le sol devant moi.

Je levais les yeux quand le poing de Neil Wilson me frappa la tempe.

Annotations

Vous aimez lire Co "louji" Lazulys ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0