Chapitre 13 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, au nord-ouest du lac Ishalgen, Terres de l’Ouest.

Assis près du cercle de pierre qui nous servait à faire le feu, Errick, les trois gardes royaux et moi jouions aux dés. Le capitaine d’équipe menait la partie. Malgré la bonne entente engendrée par le jeu, une ambiance morose ne nous quittait plus. Errick affichait un visage fermé et grave en dépit de ses victoires.

Alors que nous entamions un nouveau tour, l’un des gardes, Josh, souffla doucement :

— Et si nous fuyions cette nuit ? Quand la lune sera haute dans le ciel ? La pluie a cessé depuis ce matin, le ciel est dégagé ; nous y verrons comme en plein jour.

Ma poitrine s’était comprimée dès la mention de la fuite. Ma raison me hurlait de les empêcher de passer à l’action, mais ma peur ne souhaitait que les écouter. Aussi fortes l’une que l’autre, ma langue resta inerte dans ma bouche asséchée.

— Josh, murmura Errick en lui jetant un regard méfiant, ce n’est pas une bonne idée. Tu sais que le comte nous tuera tous s’il nous surprend en train de nous enfuir. Il nous a dit de rester dans cette maison ; au moins nous avons un semblant de toit sur la tête.

Les deux autres gardes, des femmes, écoutaient l’échange avec gravité, sûrement aussi déchirées que moi. L’une, grande blonde au visage allongé, et l’autre, une brune aux épaules larges et à la mine revêche, étaient aussi silencieuses que dépitées.

— Si vous ne voulez pas m’accompagner, j’irai seul, reprit Josh en secouant la tête. Laissez-moi une monture et je partirai en vitesse pour vous éviter la colère du comte.

Les trois autres s’agitèrent, mal à l’aise. Après quelques secondes de silence pesant, la garde blonde, Manea il me semblait, chuchota :

— Tu n’as pas peur qu’il nous découvre ? Il a clairement dit qu’il pouvait nous surveiller même lorsqu’il n’était pas là.

— Ce n’était peut-être qu’un mensonge ! Il peut très bien se contenter de rester caché dans les sous-bois pour nous surveiller de loin et nous suivre sans faire de bruits.

— Il a tué tous les autres sans bouger d’un pas ! s’exclama soudain la femme brune avec crainte. Tu veux vraiment t’opposer à une telle personne, Josh ?

— Oui, répliqua-t-il d’un ton mordant. J’y vais ce soir, avec ou sans vous. Quitte à en mourir, je refuse de continuer à répondre aux ordres de cette brute manipulatrice.

Je comprenais son envie. Au fond, je le souhaitais aussi. Rentrer chez moi. Retrouver mes parents et mon frère. Leur demander pardon pour avoir fui bêtement. Si je devais me marier pour les retrouver, qu’il en fût ainsi. Je préférais cela à rester en compagnie d’un monstre qui cachait ses intentions.

— Je viens avec vous.

Alors que ces mots allaient franchir mes lèvres, Errick l’avait fait pour moi. Bouche bée, je le dévisageai et il se détourna, embarrassé.

— Pardonnez-moi, princesse Alice. Je ne peux pas rester plus longtemps sans réagir. C’est mon devoir de faire un rapport à votre père. Même si nous devons en mourir, comme le dit Josh, nous devons essayer.

Il m’adressa un regard dur.

— Néanmoins, princesse, je vous prie de réfléchir avant de prendre la décision de nous accompagner ou non. Si vous le faites, vous prenez le risque de subir les foudres du comte. Si vous restez, vous serez seule face à la perversion de cet homme. (Il se pencha en avant vers moi, l’air préoccupé.) Soyez sûre que nous parlerions du sort que vous subissez à votre père si nous réussissons à fuir. Nous réquisitionnerions tous les gardes royaux si nécessaire, et nous irions vous arracher aux griffes de Bastelborn.

Ne me laissez pas seule !

Je fis taire l’instinct primitif qui hurlait en moi et essayai de faire le vide dans mon esprit. Je ne devais pas prendre ma décision à la hâte.

En même temps, qui aurait envie de rester une seconde de plus avec cet immonde individu ? souffla une voix consternée dans un coin de ma tête.

La gorge serrée, je n’avais qu’une envie : accompagner les gardes.


La nuit était tombée. Conformément à la prévision de Josh, le ciel était clair d’une lune pleine et brillante. On pouvait aisément y voir, bien qu’il fallût rester prudent pour éviter de se prendre les chevilles entre les racines ou les plantes.

Errick, Josh, Manea et la garde brune étaient prêts à partir. Un soupçon d’hésitation m’empêchait de me lever. Nous n’avions pas fait de feu et le comte n’était pas réapparu depuis le matin. Seuls quelques insectes résistants chantaient et la terre renvoyait dans l’air la chaleur accumulée pendant la journée. Malgré l’obscurité, il faisait un temps idéal pour partir. Bien qu’il ne restât que quatre chevaux, je pourrais monter sur l’un d’eux avec la femme brune, qui était petite et moins lourde que les autres gardes.

Je n’étais aucunement fatiguée. Je voulais simplement m’en aller. Mais une peur sourde grondait au fond de moi : bien qu’il ne souhaitât pas me faire du mal, que faire si le comte entrait dans une colère noire et décidait de s’en prendre à nous tous ? Supporterais-je de voir mes derniers compagnons de route froidement assassinés ?


Josh décida de mener la troupe. Nous étions restés trois jours dans la maison abandonnée ; nous avions eu le temps d’estimer les directions géographiques. Nous prîmes le nord-est, en direction du Château du Crépuscule.

Il ne m’avait pas fallu longtemps pour être sûre de mon choix. Je ne voulais pas plus de regrets : quitte à échouer, autant essayer. Bien cramponnée à la taille de la femme brune, le ventre rempli de carottes sauvages et d’un bout de lièvre, la gorge soulagée de l’eau d’une gourde, j’étais prête à chevaucher toute la nuit s’il le fallait. Déterminée à rentrer chez moi.

Josh talonna sa jument baie et elle partit au petit trot dans les sous-bois. Errick suivait sur un hongre noir et placide, puis Manea sur une petite alezane. La femme brune et moi montions un grand étalon pommelé de gris qui piaffait d’impatience.

La forêt était calme et le silence cassé par les grésillements de quelques insectes nocturnes et par la respiration des chevaux. Quand nous nous trouvâmes dans une zone un peu mieux dégagée, nous talonnâmes nos montures pour accélérer la cadence. Plus loin nous serions du camp, du comte, plus nous serions en sécurité.


Je jetais régulièrement des coups d’œil derrière moi, mais ne voyais que les silhouettes tordues des arbres dans l’obscurité. Le souffle des chevaux était régulier. Personne ne parlait. Une bonne heure était passée depuis notre départ.

— Avez-vous besoin de faire une pause ? souffla la garde avec laquelle je chevauchais.

— Ça va, la rassurai-je d’un ton sûr, je montais souvent au Château. J’adorais me balader dans les bois alentour avec mon petit frè…

Je me tus. Un souvenir amer du rire d’Ash alors que nous faisions une course à cheval dans une plaine venait de surgir. J’agrippai la veste de la garde en serrant les dents.

Bientôt, j’y serai bientôt.


— Faisons une pause ! annonça Errick alors que la lune était plus ronde et brillante que jamais dans le ciel anthracite.

Les gardes ne discutèrent pas. Les chevaux avaient plus besoin que nous de cette pause et c’était avant tout pour qu’ils pussent se désaltérer à l’eau cristalline d’un ruisseau que nous nous arrêtâmes. J’en profitai néanmoins pour me dégourdir les jambes et soulager ma vessie.

— Je reviens, lançai-je au groupe sans attendre de réponse.

En prenant soin de ne pas me coincer la cheville dans une branche, je m’éloignai entre les troncs, seulement guidée par l’éclat de la lune. J’avisai un buisson touffu et me dirigeai vers lui. Le calme et la douceur de l’air étaient agréables.

Alors que je remontais mon pantalon, un cri déchira les bois.

Terrifiée, je me précipitai jusqu’au ruisseau. Je m’éraflai les chevilles contre des ronces, mais n’y prêtai guère d’attention. Le souffle court, je priai les Dieux. Peut-être était-ce un animal sauvage qui avait surpris les gardes…

Un cheval effrayé aux yeux exorbités manqua m’écraser. Il poussa un hennissement plaintif et bondit près de moi dans les sous-bois avant de partir au galop. Il fut suivi de près par deux autres. Aucun n’avait de cavalier sur le dos.

— Par les Dieux !

Je m’étais déplacée avant que l’animal ne m’écrasât et je me relevai en grimaçant.

— Errick ! criai-je en débarquant près du ruisseau.

Deux silhouettes se tenaient devant moi. L’une était allongée, inerte, et l’autre debout, une épée à la main dirigée vers le sol. Quand le nuage qui masquait la lune s’écarta enfin, je compris que Josh, le garde qui avait mené notre groupe, venait de se faire égorger.

Sans m’attarder sur l’identité du meurtrier, je criai, traversai le ruisseau et lançai un éclair sur la silhouette. Mes doigts fourmillèrent d’énergie et une lumière intense éclaira brièvement les bois. Un hoquet de stupeur. Comment avait-il fait ? Il n’avait pas pu nous suivre aussi vite… Avait-il trouvé une monture ?

Quand Ace Wessex Bastelborn reçut l’éclair, il tressaillit à peine. Avec un grognement, il bondit dans ma direction. Avant d’avoir pu reculer, il plaqua son bras contre ma gorge et me poussa brutalement contre un arbre. L’air s’échappa de ma poitrine et une douleur sourde se diffusa dans mon dos. Étouffée, j’agrippai son bras et lançai mes éclairs, mais ils se contentèrent de danser autour de lui comme un chat tournoie autour des jambes de son maître en quête d’affection.

— Alice Tharros, souffla-t-il d’une voix mordante, regardez-moi.

Intimidée, je m’exécutai. Son regard avait viré au rouge sanguin.

— Je n’avais guère envie de tous les tuer, vous savez.

Ce fut comme s’il enfonçait son poing dans mon estomac. Un sanglot monta dans ma gorge, mais se bloqua contre ma carotide, écrasée par la poigne du Noble.

— Je ne lance pas de paroles en l’air, malheureusement. Quand je promets quelque chose, je le fais. Je vous ai prévenus qu’un acte de rébellion serait suivi d’une mise à mort.

— No… essayai-je d’articuler, en vain.

Ma vision se brouillait. Allait-il me tuer, moi aussi ?

— Les autres gardes ne m’intéressaient pas. Leur capitaine, en revanche, aurait pu m’aider.

Il renifla avec mépris puis retira son bras. Hoquetante, je m’avachis par terre et toussai. Je m’efforçai de prendre de grandes gorgées d’air pour soulager mes poumons meurtris.

— Mais ne pas le tuer ne vous aurait pas assez secouée.

Abasourdie, je levai des yeux humides de larmes vers lui. Pas assez secouée ?

— Vous… les avez… tous… tués ? articulai-je entre deux inspirations.

— En effet. Ça ne m’a pas davantage plu qu’à vous.

La colère me prit et je me relevai pour le gifler. Sûrement aussi stupéfait que moi, il me dévisagea sans rien dire. Mortifiée, je restai figée, m’attendant à ce qu’il plantât son épée dans ma poitrine d’une seconde à l’autre.

— Vous êtes un monstre, finis-je par asséner avec chagrin et fureur. Ces personnes étaient innocentes ! Vous les avez tuées de sang-froid… P-Pourquoi au juste ?

Ses yeux luisaient de colère.

— Je devrais vous tuer immédiatement, jeune sotte ! Vous avez intérêt à vous montrer à la hauteur de ce que j’attends de vous… Autrement, je…

Il me jeta un regard qui en disait plus long que les mots.

— Ces humains innocents sont morts pour votre péché, enchaîna-t-il d’un ton acerbe.

— Mais de quel péché parlez-vous ?

— Celui de votre famille, cracha-t-il avant de se tourner vers les deux chevaux restants.

Je notai alors qu’Errick était avachi sur l’un d’eux, le bras ballant.

Mon cœur se souleva.

— Non, non…

Je contournai le Noble et m’approchai du chef de troupe. Ses yeux bleus étaient vides de lumière. Pantoise, je le contemplai sans rien dire.

— Les autres sont là, lança le Noble derrière moi d’une voix tranquille.

Machinalement, je suivis son doigt des yeux. Manea, la garde à la chevelure blonde, était à moitié couchée dans le ruisseau. L’autre femme était assise contre un tronc. On l’aurait crue en train de dormir si elle n’avait pas eu cette branche plantée en plein milieu du torse.

— Qu’êtes-vous ? murmurai-je en fixant l’individu qui se tenait face à moi.

— Un être qui n’aurait jamais dû exister, répondit-il avec un soupçon de colère au fond de sa voix doucereuse. Si je suis là, si je tue ces hommes et femmes, c’est à cause de vous, Tharros. Voilà à quoi j’en suis réduit pour regagner ce qui a toujours été mien.

Je ne comprenais rien. Déchirée entre la colère, la tristesse, la peur et l’incompréhension, je cherchais dans ses yeux la folie qui aurait expliqué ses propos. Rien, si ce n’était une fureur et un dépit aussi grands que les miens.

— Pourquoi faites-vous ça ?

— Pour obtenir ma revanche.

Je ne remarquai le silence de la forêt que lorsqu’il lâcha ces mots avec aigreur. Les insectes ne chantaient plus, l’air était immobile et les arbres silencieux. L’eau ne faisait plus un bruit et le ciel semblait s’être figé.

On aurait dit que le monde lui obéissait.

— Qui êtes-vous ? répétai-je, le cœur presque tétanisé, la respiration bloquée.

Il me toisa un instant, comme dépité. L’espace d’une fraction de seconde, un kaléidoscope de couleurs tourna dans ses yeux. Puis il disparut pour laisse place au parme qui m’était familier.

— Je ne suis plus ce que j’étais, finit-il par lâcher d’un ton las.

Sans se soucier de la situation, il rangea son épée fine dans son fourreau. Alors que j’ouvrais la bouche, il ajouta :

— Pour leurs âmes, ne vous inquiétez pas. (Il posa sur moi un regard indéchiffrable.) Galadriel et Lefk savent. Ils prendront soin d’eux, soyez-en sûre.

Avec l’impression d’avoir le poids des cieux sur les épaules, je m’agenouillai devant le ruisseau. Il charriait autant d’eau que de sang.

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