Chapitre 12 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, à une centaine de lieues à l’est du château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.

Je ne fermai pas l’œil de la nuit. Les scènes macabres de la journée ne cessaient de se dérouler inlassablement dans mon esprit. Les visages blêmes, les yeux vides, les corps inertes, le silence et les cris. Allongés non loin de moi, les cinq gardes royaux encore en vie tournaient, marmonnaient, juraient, tout aussi incapables de dormir.

Le comte n’était pas réapparu, mais aucun de nous ne doutait qu’il reviendrait dès que nous ferions mine de partir. La peur et la colère avaient tendu une toile lourde et opaque au-dessus de notre groupe. La lune pleine parvenait à peine à la percer.


Une heure ou deux plus tard, je me levai de ma couche, chaussai mes bottes trouées et me dirigeai vers la rivière. Mes yeux étaient incapables d’oublier, de même que mes oreilles ou ma conscience. Je délaçai mes chaussures et plongeai les pieds dans l’eau fraîche. La lune blanchissait la surface de la rivière et nimbait les arbres d’un halo argenté. Je me rappelais ces soirées d’été que je passais penchée sur le balcon de ma fenêtre, au château, d’où j’observais avec fascination cet astre nocturne. Le vent qui soulevait légèrement mes cheveux, qui caressait mes joues et faisait danser les plis de ma robe de chambre.

— Comment la nuit peut-elle être aussi belle après ce qui s’est passé ? souffla une voix derrière moi.

Je me retournai pour découvrir Errick, qui semblait avoir pris dix ans en l’espace de quelques heures. Lorsqu’il s’approcha de moi pour s’asseoir à mes côtés, je notai ses traits tirés et ses yeux vides. Je n’imaginais même pas la culpabilité et la tristesse qu’il devait éprouver.

— Ma demoiselle, reprit-il d’une voix calme, pourquoi avez-vous fui le château ?

La question me prit au dépourvu. Je pensais qu’il allait aborder la mort de ses compagnons, mais non. Peut-être qu’il souhaitait ne surtout pas en parler.

— Mon père m’a fiancée de force à Dastan Samay, le frère de l’Impératrice.

— Vous vouliez faire comprendre à vos parents votre refus d’épouser cet homme ?

— En effet…

— Regrettez-vous d’avoir fui ?

— Comment ne pas regretter en constatant le nombre de morts qu’il y a eu par ma faute ?

Le chef de troupe laissa le vent murmurer à sa place. Finalement, il répondit :

— Ces morts n’étaient pas votre faute, mademoiselle Alice. Le comte Wessex Bastelborn semble avoir désobéi au Roi. Que vous ayez fui ou pas, il…

— Non, le coupai-je abruptement, le comte n’aurait eu aucune raison de nous retenir loin du Château si je n’avais pas fui. Mon père vous a envoyés parce que je suis partie. Alors…

Ma voix se cassa et les larmes envahirent mes yeux.

— Je suis sincèrement désolée, capitaine.

Errick me toisa en silence un instant puis se leva pour s’agenouiller face à moi, l’air solennel.

— Princesse Alice, un garde royal jure de protéger les Tharros de sa vie lorsqu’il fait son serment. Les hommes et femmes qui sont morts aujourd’hui l’ont fait pour vous.

— Vous plaisantez ? tonnai-je en me redressant brutalement. Ils ont proposé au compte de m’échanger contre leur liberté !

Le visage du chef de troupe se froissa et il détourna ses yeux bleus des miens.

— Et j’en suis profondément honteux et désolé, ma demoiselle.

Je me sentis rougir de m’être laissée emportée et me rassis en silence, le cœur battant contre les tempes.

— Ils m’auraient été fidèles s’ils me connaissaient ou s’ils me respectaient. C’est ma faute. Qui aurait envie de protéger une princesse qui fuit devant les responsabilités et les obligations ?

— Est-ce raisonnable d’attendre d’une jeune femme un tel sacrifice ?

— Était-ce raisonnable de fuir comme une enfant ?

— Non, mademoiselle.

Un lourd soupir franchit mes lèvres.

— Pourquoi êtes-vous allée jusqu’aux Terres du Nord ? Vous vouliez vraiment partir aussi loin ?

— Eh bien…

Devais-je lui parler du Chasseur qui avait fait route avec moi pendant plusieurs semaines ? De son caractère impétueux, de ses capacités remarquables et de son amour pour son peuple et ses Terres ?

— J’étais à Vasilias lorsque j’ai rencontré la personne qui m’a emmenée jusqu’aux Terres du Nord. À ce moment-là, je souhaitais simplement m’éloigner de mes parents et de l’ambiance désagréable du Château. Mais…. Je l’ai rencontré et nous avons dû fuir la capitale. Vous allez trouver cela ironique, mais c’était à cause du comte Wessex Bastelborn. Il m’a reconnue et nous avons dû partir.

— Qui avez-vous rencontré ?

— Un jeune Chasseur. Il désirait prendre un navire pour les Terres au-delà des Mers. Néanmoins, par ma faute, il a raté le départ du bateau et il a accepté de m’accompagner un moment.

Le capitaine me considéra avec des yeux ronds, soudain pâle à la lumière de la lune.

— Mademoiselle Alice, vous avez fait confiance à un inconnu ? Un étranger, qui plus est ?

Je me sentis rougir.

— Errick, il… il me donnait envie de lui faire confiance. Et lorsqu’il a eu l’occasion de me tuer, il ne l’a pas fait et il m’a prouvé que je n’étais pas assez méfiante et que…

— Princesse ! s’exclama l’homme en faisant un grand geste des bras. N’avez-vous donc rien appris de l’enseignement guerrier que votre père a souhaité vous inculquer ? Qu’est-ce qui a bien pu vous passer par la tête pour suivre un Chasseur et… à quel moment a-t-il eu l’occasion de vous tuer ? Aviez-vous baissé votre garde ?

— Eh bien… commençai-je en me sentant rougir comme une enfant prise en train de faire des cachotteries, nous avons dormi dans une auberge et… Oh, je sais, j’ai été idiote.

L’homme me toisa en silence puis se frotta l’arête du nez.

— Ce Chasseur n’a rien exigé de vous en échange ?

— Rien.

— C’est étrange, vous ne trouvez pas ?

Je me rappelais le regard d’Al, sa voix ferme, mais enthousiaste, lorsqu’il m’expliquait comment faire un feu à partir de pas grand-chose, comment récolter des végétaux consommables ou d’autres techniques essentielles. Que lui avais-je apporté en échange de sa protection et de ses conseils ? Une raison de retourner chez lui, de retrouver son Maître, sa famille et son peuple ?

— Il est bon, soufflai-je alors qu’Errick ne m’avait pas quittée des yeux, curieux de ma réponse. Il est dur, parfois glacial, mais il a bon fond.

— Mademoiselle… commença l’homme d’une voix lasse, vous ne pouvez pas faire confiance au premier venu…

— Je ne fais pas confiance à n’importe qui !

— Vraiment ? Qu’avait ce Chasseur en plus pour qu’il vous semble bon ?

— Il était sincère et… Il faudrait que vous le rencontriez pour comprendre.

— Hum. Et c’est donc ce Chasseur qui vous a emmenée jusqu’au campement du Rituel de la Maturité ?

— Oui. Il a rejoint en même temps son père et son ancien enseignant, qui sont tous deux des Maîtres d’Armes.

— Oh ! Il doit être doué.

— Il l’est, soufflai-je avec un sourire. Doué, arrogant, mais très attacha…

Je me tus, gênée d’exprimer ainsi mes sentiments.

Errick fit mine de ne pas remarquer mon embarras et toussota.

— Tout ça me fait penser à ce jeune homme que j’ai affronté au camp en vous cherchant. Un vrai loup. Rapide, futé et carnassier. Je me demande ce qu’il est devenu. Le comte lui a assené un sacré coup.

Je le dévisageai avec étonnement puis poussai un petit cri.

— Mais c’était lui, capitaine ! Achalmy vous a affronté lorsque le comte Bastelborn a commencé à s’en prendre aux Nordistes.

— Comment ? C’est ce Chasseur qui vous a accompagnée ? Aux deux sabres élémentaires ?

— Oui ! Il… il a été grièvement blessé par le comte.

— Oh… fit Errick en me dévisageant. Je… suis désolée, mademoiselle.

— P-Pourquoi ? bredouillai-je en sentant mon cœur se recroqueviller dans ma poitrine.

— Il n’a pas dû s’en sortir. Il avait beau être jeune et féroce, une blessure pareille ? (Il grimaça devant mon expression.) Vous… devriez oublier toute cette histoire, mademoiselle.

— Oublier ? murmurai-je d’un ton peiné. Non, non… Je ne veux pas oublier ces gens qui m’ont acceptée, peu importe mes origines ou mes erreurs. Je ne veux pas oublier ces Maîtres d’Armes qui protégeaient leur peuple, je ne veux pas oublier Al.

Alors qu’Errick cherchait des mots réconfortants à me donner, des applaudissements éclatèrent derrière nous. Nous sursautâmes et nous tournâmes en cœur, des éclairs courant entre les doigts.

— C’était touchant, Alice Tharros, lança d’une voix cajoleuse Ace Wessex Bastelborn. Très touchant. À croire que vous vous êtes éprise de ce jeune homme. (Furieuse, je lui lançai un éclair, qu’il laissa courir sur son bras comme s’il s’était agi d’un chat affectueux.) Oh, est-ce le cas ?

Mon impuissance me rendait folle. Comment contrer un homme qui jouait avec les éclairs, dansait dans le vent et usait impunément des éléments qui lui étaient interdits ?

— La plaisanterie est terminée, reprit le Noble en nous toisant avec condescendance. Allez prévenir les autres gardes : nous levons le camp et nous partons.


Une semaine s’était écoulée depuis la levée du camp. Nous avions marché pendant cinq jours. Lentement et dans une ambiance morose. Nous avions cru enfin rentrer chez nous. Néanmoins, la position du soleil dans le ciel nous avait indiqué que nous nous déplacions vers le sud-est, en direction du lac Ishalgen.

Comme depuis le début, nous n’avions pu soutirer un mot au comte. Il nous menait, nous menaçait et nous blessait lorsque nous tentions de changer notre trajectoire ou de nous enfuir. Un garde était resté inconscient pendant deux jours après une tentative de fuite qui s’était soldée par une violente attaque électrique du Noble.


Après avoir repéré une ancienne maison en pierre abandonnée à la lisière d’une clairière, Ace Wessex Bastelborn nous y avait fait installer. La décrépitude avait fait s’effondrer le toit, qui avait emporté un pan de mur dans sa chute. Nous étions à peine à l’abri du vent et la pluie nous gelait jusqu’aux os.

Deux jours étaient passés depuis notre installation dans la maison. Un pauvre feu nous procurait une chaleur timide. Malgré la bonne saison, la pluie n’avait cessé de s’abattre depuis trois jours. Les chevaux avaient été attachés à l’abri, mais, l’un d’eux, effrayé par le tonnerre pendant la nuit, avait arraché sa corde et s’était enfui. Il nous restait encore quatre montures, qui portaient notamment des vivres, des onguents et bandages ainsi que notre matériel de campement.

Le comte restait près de nous, l’air songeur, les yeux constamment rivés vers l’horizon. Je l’avais vu toiser un oiseau du regard pendant plusieurs minutes sans que l’animal ne s’envolât ou ne le quittât des yeux. Puis, sans crier gare, le volatile était parti et le Noble était retourné vaquer à ses occupations. Pouvait-il communiquer avec les animaux ? À ma connaissance, seuls les Sages de l’Est en avaient le don.

N’oublie pas qu’il peut faire appel aux éléments de l’eau alors que c’est un Élémentaliste de l’Ouest.

Qui était cet individu qui résistait aux lames, à l’eau comme à la foudre et qui se moquait éperdument des lois qui régissaient notre monde depuis des siècles ?

Quel était son objectif, ses motivations ? Pourquoi nous avait-il enlevés, les gardes royaux et moi ?

Qu’allait-il faire de nous ?

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