Chapitre 11 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, Terres du Nord.

L’après-midi touchait à sa fin. Le campement s’était en partie dispersé avec le départ des jeunes pour la Maturité et nous avions dépassé les dernières tentes depuis plusieurs heures. Vanä avait marché d’un rythme soutenu, prenant à peine le temps de se reposer ou de se restaurer.

Ma convalescence m’avait affaibli, je le savais, mais je n’en avais pris l’entière mesure qu’en constatant que la Maîtresse d’Armes m’attendait, me pressait d’accélérer ou soupirait face à ma lenteur. Je me sentais humilié. J’avais l’impression qu’Eon pesait aussi lourd qu’un chevreuil dans mon dos, que ma besace sciait mon épaule et que Kan alourdissait ma taille. Marcher dans la neige, pourtant presque disparue au soleil, me rendait haletant. La sueur avait envahi mon front et ma nuque.

Il fallait que je me reprisse rapidement. Réaliser des exercices basiques, avec ou sans armes, pour reforger les muscles de mon corps ; retrouver la souplesse de mes articulations et la résistance de mes tendons. Travailler mon souffle, mon endurance, ma vitesse. Le jeu de mes pas, le rythme de mon cœur, mon sens de l’observation. J’avais acquis la Marque Noire à force de travailler, de suer, de répéter. La maladie avait rongé mes forces et la convalescence entamé mes aptitudes. Je ne comptais pas rester longtemps dans cet état de faiblesse.


Le soleil se couchait plus tard en cette saison et, quand Vanä décida enfin de s’arrêter pour la nuit, j’étais épuisé. Je me laissai tomber sur un lit d’aiguilles de pin et m’adossai à un arbre en me déchargeant de mes sabres et de ma besace.

— Tu as l’air abattu, remarqua Vanä en déposant son propre sac au sol.

— Je suis mort de fatigue, reconnus-je avec un soupir. Cette fichue convalescence m’a bouffé. J’ai l’impression d’avoir perdu tous mes acquis.

Pensive, l’Orientale me fixa de ses yeux profonds. Elle prit un air concentré et je sentis au fond de mes tripes le danger venir avant de le voir. Bondissant sur le côté, je ramassai Kan et dégainai en me redressant. Une branche d’arbre fusait vers moi. Je la détournai in extremis et brisai l’écorce d’un jet d’eau à haute pression. Mes bras avaient failli lâcher au moment de l’impact.

Une tension autour de ma cheville. Je ne pris pas le temps de regarder et tuai le végétal qui enserrait ma jambe avec la glace. En face, Vanä avait dégainé un couteau et s’élançait dans ma direction. Perturbé, je parai son coup avec ma lame. La femme enchaîna plusieurs attaques, dont aucune n’atteignit son but.

Perplexe, je tentai de déchiffrer les traits fins, mais sévères, de Vanä. Quelles étaient ses motivations ? Si elle avait voulu se débarrasser de moi, elle aurait pu le faire bien plus tôt. À moins qu’elle eût attendu que je fus épuisé pour m’attaquer.

— Vanä, marmonnai-je en la repoussant vers un tronc, qu’est-ce qui te prend ?

— Depuis quand on discute au milieu d’un combat, morveux ? cingla-t-elle en contrattaquant par de vives attaques.

Ses gestes fluides et précis franchirent ma garde. Mon cœur se souleva quand la lame m’entailla l’avant-bras. Repoussant la douleur, j’ordonnai mentalement à Kan de libérer une partie de sa lame en eau. L’arme élémentaire s’exécuta et je guidai le liquide vers le flanc de l’ennemie. Aussi agile qu’un félin, elle bondit au moment où l’attaque fendait et m’envoya à la figure une branche qui manqua me décapiter.

Le souffle court, je dégainai Eon.

Bon sang de Lefk, jurai-je intérieurement, cette folle va m’étriper.

Le poids familier des katanas dans chaque main, je m’élançai. Mes jambes trouvèrent d’elles-mêmes les figures à adopter pour me déplacer le plus efficacement possible. Les lames de Kan et d’Eon accrochèrent l’éclat de la lune quand je les fis s’envoler vers la silhouette élancée de l’adversaire. Malgré l’obscurité qui s’abattait sur nous, j’aperçus un demi-sourire sur les lèvres pâles de la femme. Ses cheveux clairs absorbaient la lumière tandis qu’elle virevoltait entre les troncs.

Nous nous tournâmes autour pendant plusieurs minutes, feintant, bondissant, piquant, repoussant, faisant appel aux éléments. Les plantes s’enroulaient autour de mes chevilles tandis que l’eau harcelait la Maîtresse d’Armes, les arbres tentaient de m’attraper entre leurs bras noueux alors que ma glace essayait de figer Vanä. Je ne l’aurais pas crue aussi coriace.

Absorbé par le combat, par la sensation grisante des sifflements des sabres dans l’air, je ne fis pas attention à ce qui venait de m’entourer. Je sentis leur présence trop tard.

Les oiseaux piquèrent vers ma tête alors qu’un cerf chargeait, secondé par des renards aux crocs luisants. Je les repoussai en dressant une prison de glace autour de moi, mais le cervidé craquela sa surface gelée d’un coup de bois.

Je m’esclaffai. La faune était prête à devenir tordue pour obéir à un Oriental. Les Élémentalistes capables d’une telle prouesse n’étaient pas plus de vingt. On racontait que leur don avec les animaux était un cadeau de Galadriel à ses fidèles les plus méritants. De manière générale, les Orientaux avaient tous plus ou moins une maîtrise sur la flore. Leurs cultures avaient de meilleurs rendements ; ils adaptaient les arbres centenaires de leurs contrées pour y installer leurs demeures ; un bouquet de fleurs fanait beaucoup plus lentement. Les membres de leur gouvernement, l’Épine, étaient tous capables de communiquer et de se faire obéir des animaux. On les appelait les Sages.

Vanä était une redoutable Maîtresse d’Armes grâce à sa maîtrise de la nature et des lames courtes. Son rôle de Sage complétait le tableau.


Le cerf s’acharnait sur la paroi gelée, créant des centaines de fissures qui formaient une toile d’araignée géante. Les renards grattaient la glace et les oiseaux la piquaient du bec. Pour l’instant, j’étais protégé.

Une vive sensation de brûlure dans la cuisse me détourna des animaux enragés. Une racine d’arbre avait jailli du sol pour transpercer mes vêtements et ma peau. Je voyais le bout dépasser de ma jambe. D’une pensée, je la fis geler, cassai l’extrémité et retirai délicatement la racine de ma chair. Sitôt la plaie ouverte, j’apposai mes paumes sur les deux côtés de ma cuisse et y appliquai une mince couche de givre. Ce fut alors qu’un des pans de ma prison de glace se désintégra. J’eus tout juste le temps de brandir Eon que le roi de la forêt se jetait sur moi. Le choc me coupa le souffle et ses bois faillirent me percer les épaules. Projeté en arrière, je m’affaissai sur le dos et regardai le cerf s’avancer vers moi de toute sa majesté.

— Ça suffit, lança Vanä tranquillement.

Grimaçant, j’acceptai la main qu’elle me tendait. Retrouvant leur état normal, les renards disparurent dans des tornades rousses et blanches, les oiseaux dans un concert de battements et le cerf repartit d’un pas flegmatique.

Ses cheveux platine en bataille, la Maîtresse d’Armes m’adressa un sourire narquois.

— Tu vois, tu as réussi à t’en sortir.

Agacé, je lui balançai un regard noir puis brandis mon bras gauche, sur lequel une estafilade courait du poignet au coude.

— Si tu avais mis plus de force dans le coup, j’aurais pu y laisser un bras.

Comme s’il s’agissait d’un détail, elle haussa les épaules avec désinvolture puis indiqua ma cuisse droite.

— Enlève donc cette glace, je vais te préparer un onguent.

Ignorant mon soupir, elle me tourna le dos et disparut dans l’obscurité.


Quand Vanä revint, les mains remplies de feuilles, branchages, pousses et fleurs, j’avais allumé un feu et fait bouillir de l’eau. Je n’avais gardé que ma seconde-peau pour m’occuper de mon avant-bras et l’air nocturne me faisait frissonner.

— Tu as trouvé ce qui te fallait ? soufflai-je en l’observant déposer ses trouvailles près du feu.

— Il me manque pas mal de plantes qui ne poussent pas ici à cause du froid, mais on fera sans, expliqua-t-elle en fouillant dans son sac pour en sortir un petit bol de bois accompagné d’un mortier.

Silencieuse, rigoureuse, elle s’occupa de préparer l’onguent en écrasant des feuilles, des fleurs, un peu d’écorce, mélangeant le tout avec un peu d’eau ou de graisse animale récupérée dans un flacon de son sac.

Les flammes se reflétaient dans ses yeux bruns, presque noirs. Ce matin, ils étaient d’un noisette clair. C’était la particularité des Élémentalistes Orientaux : les nuances de leurs iris s’assombrissaient au cours de la journée.

— Terminé, annonça Vanä dans un souffle après quelques minutes. Viens voir.

Avec un grognement, je me levai et m’assis près d’elle. Elle retira le morceau de tissu dont j’avais recouvert mon avant-bras et appliqua minutieusement sa préparation. L’odeur verdâtre et la substance molle m’arrachèrent une grimace.

— Serre les dents, Achalmy, soupira la Maîtresse d’Armes en enroulant délicatement un bandage propre autour de la plaie. Si tu veux voyager en bonne santé, occupe-toi de tes blessures.

— Je sais, marmonnai-je dans ma barbe. C’est juste ton truc qui me révulse.

— Quel petit douillet, se moqua la femme d’une voix railleuse.

Je l’ignorai et étendis ma jambe pour qu’elle s’occupât de ma cuisse. La plaie était petite, elle guérirait vite. Il n’empêchait que ce serait un ralentissement en plus pour la marche.

L’idée de me nourrir exclusivement de végétaux ne me réjouissait pas, mais je ne me sentais pas de consommer de la viande sous les yeux de Vanä. Elle se préparait une soupe à partir des plantes qu’elle avait ramenées.

— Tu ne vas pas chasser ? demanda l’Orientale après un long silence.

— Eh bien… Je ne vais pas manger de la chair animale sous tes yeux alors que…

— Ça ne me dérange pas, tu sais, rétorqua Vanä en me coupant. Si mes traditions et mon rôle de Sage ne me l’interdisaient pas, je mangerais aussi de la viande. (Elle releva les yeux dans ma direction.) Chez moi, on peut combler l’absence de chair animale par des végétaux, mais ici ? Achalmy, tu as perdu du poids pendant ta convalescence et des pousses ne vont pas t’engraisser. Va donc chasser de quoi te nourrir convenablement.

Souriant, je me rhabillai, récupérai Kan et ma besace puis partis en quête de mon dîner.


Trois jours plus tard, nous atteignions le domaine de Zane, au pied des Collines de Minosth. Vanä et moi avions décidé de nous séparer ici, elle pour retrouver ses Terres d’origine et moi pour partir à la recherche d’Alice.

J’avais repris du poil de la bête, mais pas encore assez. Dès que je me serais assuré de la bonne santé de la princesse, je repartirais dans le Nord pour renforcer mon corps.

Nous déjeunâmes ensemble de légumes cuits à la vapeur, et d’un morceau de lièvre pour moi, puis allâmes acheter des vivres. Mon cœur se serra lorsque nous abordâmes le vendeur auprès duquel Alice et moi avions acheté de quoi se nourrir. Trois mois s’étaient écoulés. Un fragment ridicule pour une vie entière. Une éternité de doutes pour moi.

Allait-elle bien ? Avait-elle fait bonne route en compagnie du comte Wessex Bastelborn ou l’avait-il brutalisée ? Comment vivait-elle son retour au Château après sa fuite ? Son père se montrait-il clément ? Sa mère soucieuse ? Les Nobles la traitaient-ils respectueusement ?

Ne pas savoir comment elle allait pouvait me maintenir éveillé une bonne partie de la nuit. À part Zane, personne n’avait autant grignoté de place dans ma conscience. Son rire, ses remarques, son expression offusquée, ses sourires, son étonnement pour le monde, sa joie simple, sa voix douce, ses idées farfelues me manquaient. Alice me manquait. Cette insupportable princesse me manquait.

Vanä chargea son sac sur son épaule puis se tourna vers moi. Ses yeux étaient d’un marron scintillant.

— C’est l’heure, annonça-t-elle simplement en m’adressant un hochement de tête.

— Oui. (Comme elle s’apprêtait à partir, je la retins par le bras.) Vanä, merci pour tout. Pour les soins que tu m’as apportés après l’attaque du camp, pour ton soutien ces derniers mois, pour m’avoir accompagné sur la route.

— Pour t’avoir supporté, surtout ! s’exclama-t-elle d’un ton léger.

Je lui retournai son sourire en posant la main sur le manche de Kan. Silencieux, grave, je m’inclinai.

— Redresse le nez, jeune homme, marmonna Vanä en roulant des yeux. Va donc t’assurer de l’état de cette fille et évite d’y perdre la tête.

Je me demandai si elle faisait mention d’une probable décapitation ou de folie. Peut-être les deux.

Chassant mes pensées, je regardai la silhouette athlétique de Vanä s’éloigner entre les bois. J’espérais qu’elle ferait bon voyage.


Avant de partir en direction de Vasilias, je retournai voir le domaine de Zane. Il devait être entretenu par le mollasson. Owen, Osvald, Os… quelque chose.

Prenant la peine de souffler dans l’air tiède de l’été, je m’accoudai à la barrière et veillai du regard le lieu qui m’avait vu grandir. Perdu dans mes pensées, il me fallut un moment pour prendre conscience de la présence derrière moi.

Une lame brillante fusa dans ma direction.

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