Chapitre 10 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, campement du Rituel de Maturité, Terres du Nord.

Le soleil rasait les cimes des arbres à l’est, enflammant les nuages et rougissant l’immaculé du paysage neigeux. Le deuxième mois de l’été venait de s’installer, mais la neige subsistait. À hauteur du camp, la nature avait réussi à grignoter de l’espace, les jeunes pousses écartant les fragments de neige pour admirer le soleil, les sapins retrouvant leur splendeur, les animaux vagabondant entre les troncs. Pourtant, alors que l’Ouest et l’Est profitaient des douces soirées tièdes, des cultures foisonnantes et de la faune abondante, que le Sud dorait sous leur soleil chéri, le Nord continuait à frissonner dans l’air du matin et à se réchauffer auprès des feux de camp.

Parfois, la punition infligée par Lefk suite au Grand Désastre me paraissait injuste. Qu’avions-nous fait, nous, peuple sans prétention du Nord, pour mériter une telle désolation ? Ne pouvions-nous pas profiter de la vie comme les autres Terres ?

Tu as d’autres priorités, Al, me réprimandai-je alors que j’admirais le lever du soleil.

Je devais partir. Il était plus que temps. Après plus de deux mois de convalescence, j’étais prêt à reprendre la route.

À retrouver Alice.


La première semaine suivant notre affrontement contre le Noble avait été la pire. Pas que je m’en rappelais très bien ; je l’avais passée majoritairement inconscient. Cependant, les bribes de souvenirs que j’en gardai étaient très désagréables. Ma blessure au torse avait vite été prise en charge par les Maîtres d’Armes et un guérisseur, mais ça n’avait pas empêché l’infection de s’installer. La fièvre m’avait enivré plus fort que l’alcool, plus chaudement que la chair d’une femme, plus brutalement que la sensation de virevolter au combat.

S’il n’y avait pas eu Zane, avec son calme à toute épreuve, son inquiétude bornée ; s’il n’y avait pas eu mon père avec son amour tenace, sa main serrée autour de la mienne nuit et jour, la fièvre m’aurait emporté. Lorsque le guérisseur et Vanä, avec leurs concoctions à base de plantes affreuses, avaient réussi à faire baisser ma température, au début du troisième mois du printemps, ma guérison avait été plus supportable.

Mes quatre côtes cassées m’avaient cloué au lit un bon mois et demi. Au bout de deux semaines, les Maîtres d’Armes m’avaient autorisé à me lever pour soulager ma vessie ou mes intestins et faire de rapides ablutions. Les bandages qui enserraient vigoureusement mon torse n’avaient pas facilité la tâche et l’œil acéré de Vanä non plus.

Avoir été traité comme un amoindri, parfois un enfant, pendant deux mois, avait fini par me miner le moral et, ces deux dernières semaines, c’était de la morosité léthargique que les Maîtres d’Armes me protégeaient. La honte, les remords, le souvenir cuisant de ma défaite, le regard terrifié d’Alice et l’expression cruelle du comte Bastelborn me donnaient envie de disparaître au fond d’un trou gelé.

C’était peut-être uniquement grâce à l’attitude enjouée de Zane et à la bienveillance de mon père que je gardais encore la dignité d’un être humain. Car, après avoir été nourri à la petite cuillère, après avoir souillé mes draps dans les pics de fièvre comme un nourrisson, après avoir gémi, peut-être pleuré, je ne m’en rappelais plus, quel honneur me restait-il ?

Quand je n’avais eu cesse de répéter cette question aux Maîtres d’Armes, Zane s’était contenté de s’esclaffer et d’ébouriffer mes cheveux, ignorant mes interrogations, et mon père m’avait regardé de cet air soucieux que je ne lui connaissais pas.

En réalité, c’étaient sûrement Vanä et Riktil qui avaient réussi à me secouer et à me sortir de ma léthargie.

Ils étaient les deux autres Maîtres d’Armes qui devaient rejoindre Zane et mon père pour le Rituel de Maturité. L’un d’eux passait du temps avec sa compagne lorsqu’Alice et moi étions arrivés et l’autre n’avait pointé le bout de son nez que deux jours après l’affrontement.

J’avais d’abord aperçu Vanä, que j’avais prise pour un homme avec ses cheveux platine coupés courts et son allure sèche. Ses mains délicates et ses traits fins, quand j’avais été capable de les remarquer entre les épisodes de fièvre, m’avaient prouvé le contraire.

Elle était l’une des deux Maîtres d’Armes de l’Est et son affinité avec les plantes faisait d’elle une guérisseuse en plus d’une guerrière. S’ajoutait à cela son titre de Sage, preuve de son appartenance à l’Épine, gouvernement de l’Est. Son caractère trempé et son allure féroce faisaient d’elle l’une des femmes, ou même l’un des humains, les plus coriaces qu’il m’eût été donné de rencontrer.

Et je devais voyager avec elle.


Ma blessure avait mis à peu près autant de temps que mes côtes pour guérir. Le guérisseur n’avait pu me recoudre avant d’avoir drainé l’infection et les tissus supérieurs avaient pris leur temps pour se refermer, sans parler de ceux qui étaient en-dessous. Cette lente convalescence m’avait coûté une bonne part d’énergie et je l’avais recouvrée en dormant. Un sommeil réparateur, mais aussi mauvais pour un jeune homme habitué à marcher et à chasser. Mes muscles avaient en partie fondu, ma graisse avait été aspirée par mon organisme pour combler les poussées de fièvre et mes os s’étaient alourdis d’inoccupation. Sans compter la présence permanente qui me surveillait du coin de l’œil.

Les Maîtres d’Armes s’étaient mis d’accord pour ne jamais me laisser seul. Mon père et Zane étaient montés pour accorder des Marques à de jeunes adultes. Vanä, dont les origines ne l’autorisaient pas à ce genre de choses, voulait toutefois dénicher un jeune avec lequel elle aurait pu échanger des rituels de combat propres aux deux contrées. Riktil, au milieu de tout ce sérieux, semblait venu pour faire la fête. Il s’était donc tout naturellement dévoué pour me surveiller. S’il était resté près de moi de temps en temps, au cas où j’aurais besoin de quelque chose, ou que la douleur me fît tourner de l’œil, l’homme en avait néanmoins profité pour s’éclipser et aller retrouver sa belle et son peuple.

Je ne lui en avais pas voulu ; surveiller un demi-mort qui se morfondait dès qu’il avait l’esprit assez clair pour ceci n’avait rien de divertissant. Riktil était un fanfaron, une grande gueule et un fêtard prêt à boire, à jouer ou à culbuter à la moindre occasion. Son crâne chauve bruni par le soleil luisait comme un goulot de bouteille, ses bras épais maniaient sans pareille la masse – raison pour laquelle on devait l’appeler Maître et non pas débauché – et son rire était terriblement contagieux. Je l’aimais bien. Surtout que, lorsqu’il partait occuper son esprit et son corps, j’avais la tente pour moi tout seul et le silence pour ruminer mes idées.

Mon père m’avait laissé son couchage. On avait installé aux quatre coins de la tente un espace personnel pour chacun des Maîtres d’Armes. Zane et mon père étaient du même côté. Ce dernier s’était fait une autre couchette avec un matelas en surplus et des couvertures. C’était lui qui m’avait ramené du champ de bataille, où j’avais été laissé à moitié mort, jusqu’à la tente. C’était sa voix que j’avais entendue alors que je délirais, cette voix que j’avais prise pour celle de Lefk.

Zane et mon père, avec leurs forces combinées à celles du peuple Nordiste qui avait fini par chasser la troupe royale, avaient réussi à repousser l’ennemi. À savoir Ace Wessex Bastelborn. Penser à lui me faisait frémir. Prononcer son nom écorchait ma bouche comme un alcool fort.

Si Zane et mon père avaient fini par obliger le Noble à reculer, ils n’avaient pu empêcher l’enlèvement de la princesse. Quand je leur avais fait part de ma colère et de mon inquiétude à ce propos, ils n’avaient fait que secouer la tête. « C’était te sauver toi ou cette stupide fille gâtée ! » avait sifflé mon père, et je l’avais fusillé du regard.

« Elle voulait partir, Al » avait gentiment soufflé Zane en posant une main sur mon épaule. « Elle s’était déterminée à retrouver ses Terres et son peuple. À embrasser sa destinée. »

« Sûrement pas en se faisant enlever par un dément égocentrique ! » avais-je répliqué avant de me tourner sur le côté pour mettre fin à la discussion.

Sur le coup, j’étais trop brûlant de colère pour les remercier de m’avoir sauvé, d’avoir limité les conséquences sur notre peuple. J’avais été injuste envers eux.

Plus tard, quand je m’étais suffisamment remis pour ne plus avoir d’excuses liées à ma santé, j’avais marmonné un « merci » si bas et si ronchon que Zane avait plissé les yeux en me dévisageant puis crié « Tu as dit quoi ? » En réponse, je l’avais ignoré en serrant les dents. À voir ses yeux brillants et son sourire en coin, ce bougre m’avait bien entendu.


— Tu comptes rêvasser encore longtemps ou nous pouvons partir ?

La voix cassante de Vanä me ramena brusquement à la réalité. Le soleil avait dépassé les arbres et brillait chaleureusement, recouvrant les alentours d’un halo lumineux qui brûlait la rétine. Il avait bien dû s’écouler une demi-heure depuis que je m’étais installé sur une roche pour admirer le soleil levant.

Mes fesses engourdies m’arrachèrent une grimace quand je me levai. Courbaturé, je m’étirai longuement puis soupirai.

— On peut y aller, annonçai-je à Vanä en tapotant ma besace.

— Tu ne veux pas dire au revoir à Zane et à ton père ?

Mon regard glissa par-dessus son épaule pour tomber sur la tente des Maîtres d’Armes. Je leur avais déjà fait mes salutations la veille, mais l’idée de partir sans leur accorder quelques derniers mots me serra le cœur. Il y avait trois jours, je leur avais annoncé que je descendais dans l’Ouest pour m’assurer de la bonne santé d’Alice. Devant leur surprise, j’avais bredouillé que je n’aurais l’esprit tranquille qu’en la sachant au chaud dans son immense lit de princesse. Visiblement guère convaincu, Zane avait pouffé puis murmuré des messes basses à mon père. Celui-ci m’avait toisé comme s’il me voyait pour la première fois et m’avait accordé un regard bienveillant et un sourire satisfait. Puis « Je comprends parfaitement, Al, il m’est arrivé la même chose avec Nikja. »

Je n’avais pas trop compris son allusion à ma mère et j’avais préféré laisser tomber. Leur avis sur la question ne m’importait guère. J’avais un objectif et j’allais l’atteindre.


— Je vais leur dire au revoir une dernière fois ! lançai-je à Vanä en m’éloignant vers la tente.

Se contentant de hocher la tête, je sentis son regard sur ma nuque tandis que je montais à la rencontre des Maîtres d’Armes.

Tranquillement installés en tailleur face à face près du feu, mon père et Zane discutaient doucement, une tasse de thé dans la main pour le premier et une pierre à aiguiser avec son sabre pour le deuxième. Ils levèrent les yeux en même temps quand je laissai tomber le pan de tissu qui servait d’entrée. Leurs traits tirés trahissaient leur réveil récent. Une marmite de jogurt était suspendue au-dessus des flammes paresseuses. Mon estomac se tordit et la salive envahit ma bouche. En me levant ce matin, j’avais grignoté, mais ce n’était apparemment pas assez.

— Je te sers un bol ? proposa mon père en montrant le faitout.

Avec un hochement de tête, je m’installai à côté de Zane. Ce dernier, occupé à affûter la lame de son katana déjà bien tranchante, me jeta un coup d’œil en biais.

— Je pensais que Vanä et toi partiez au lever du soleil.

— On a pris du retard, déclarai-je simplement avec un haussement d’épaules.

— Tiens, lança mon père en me tendant une généreuse portion de jogurt avec une cuillère en bois.

— Merci.

Sans attendre, j’attaquai mon bol avec appétit. J’adorais cette recette. L’onctuosité du fromage frais, la douceur du miel et le craquant des baies. Mon père m’avait préparé ce petit-déjeuner pendant des années. Malgré mon ressentiment envers cet homme, je devais reconnaître qu’il cuisinait bien.

— Je fais vite, précisai-je entre deux bouchées. Vanä m’attend.

— Tu es seulement venu pour te goinfrer ? se moqua Zane avec un regard étincelant de malice. Élève indigne.

Vexé, je manquai m’étrangler avec une cuillère de jogurt et me forçai à bien avaler avant de marmonner :

— Tu sais bien que non. Je voulais vous dire au revoir.

Avec un souffle moqueur, Zane retourna à son activité tandis que mon père m’adressait un regard reconnaissant.

— Au fait, reprit mon ancien maître d’un air pensif, je sais que tu en veux beaucoup à Connor, mais tu pourrais au moins lui dire que son jogurt est le plus fameux des Terres du Nord.

De nouveau vexé, je me renfrognai, mais surpris le regard inquisiteur de mon père. Avec un grognement, je haussai les épaules.

— C’est le même jogurt que tu me fais manger depuis des années. Il n’a pas changé. (Comme il me fixait sans rien dire, l’air presque déçu, j’ajoutai en roulant des yeux :) Oui, c’est bon. On va pas en faire tout un plat !

À ces mots, un sourire satisfait étira ses lèvres et je jurai à voix basse. Avec un rire à demi-étouffé, Zane tapota mon épaule.

— Je crois que je suis soulagé de ne pas avoir d’enfants. Quand je vois ce que Connor a sacrifié pour toi, je me dis que tu es bien ingrat.

— S-Sacrifié ? répétai-je, médusé. Il m’a abandonné !

Le silence tomba aussi froidement qu’une neige d’hiver. Aussitôt, le regard déjà dur de mon père s’assombrit et la bonne humeur de mon ancien maître s’envola.

— Allons, Achalmy, reprit celui-ci d’un ton rêche, tu as passé l’âge des colères puériles. Ouvre les yeux et sois lucide. Ton père voulait que tu sois fort et que tu marches dans nos traces. Mais il savait aussi qu’il n’était pas doué pour enseigner, il avait peur de ne pas être objectif avec toi, d’être trop dur ou trop laxiste.

Comme pour l’affronter, je plongeai les yeux dans ceux de mon père.

— Il aurait fallu essayer pour en être sûr !

— Tu as été malheureux ? souffla-t-il soudain, une lueur coupable dans l’acier de son regard.

La question me prit au dépourvu et je ne répondis pas tout de suite.

— Pas vraiment, finis-je par reconnaître, à ma propre surprise.

J’hésitai un instant. L’envie d’en découdre avec mon père brûlait au creux de mon ventre et je mourais d’envie de lui faire connaître mes pensées. Mais ce serait trahir les valeurs que m’avait inculquées Zane. Ce serait trahir la confiance qu’il avait pour moi, cette confiance qu’il avait placée en un jeune homme raisonné et non pas en un adolescent bouillonnant de colère. Alors, je repris d’une voix que j’essayai de maîtriser :

— Zane a été un maître formidable. J’avais un lit douillet tous les soirs et trois repas par jour. Des congés de temps en temps. Je… j’étais heureux. J’aimais m’entraîner, graisser l’acier, nettoyer les lames, me baigner dans le ruisseau près de la cabane et m’amuser à envoyer l’eau dans les airs. J’aimais quand on jouait aux cartes avec Zane et quand il me serrait dans ses bras pour me féliciter.

Je vis mon ancien maître tressaillir et il grimaça un sourire en se détournant. Ce bougre devait avoir les larmes aux yeux.

Prenant une grande inspiration, je chassai de mon esprit les souvenirs heureux pour retrouver les plus sombres. Ce n’était pas parce que je reconnaissais ma chance que j’en oubliais mon abandon.

— En revanche, je me rappelle les premières soirées passées à sangloter sous la couette en me demandant Pourquoi ? Les repas que préparait Zane étaient simples et pas aussi bons que les tiens. Nous avions – et nous avons toujours – une bonne relation. Mais… (Je soupirai, hésitai, puis marmonnai après avoir jeté un coup d’œil à mon père :) Toi et moi, on a une complicité différente. Quand tu me chatouillais, quand tu me portais sur tes épaules pour que je voie l’horizon, toutes ces soirées à dormir l’un contre l’autre près du feu… Et puis… tu étais le seul à parler de ma mère avec cette tendresse dans la voix. (Le visage de mon père se froissa un peu plus.) C’est toi qui me racontais des histoires de loups, de guerriers, de Chasseurs, d’aventure et de héros le soir pour que je m’endorme.

Le souffle court, je me tus. Il savait qu’il m’avait manqué. Que je lui en avais voulu.

— Tu m’as manqué aussi, Al, souffla doucement mon père d’une voix sourde de tristesse. Tu étais tout ce que j’avais de précieux, tout ce qui me restait de Nikja. C’est la seule femme que j’ai aimée, tu sais. Al, c’était toi qui me faisais les plus beaux compliments pour ma cuisine et tes sourires généreux me réchauffaient le cœur. (Il posa sa tasse et se leva.) Moi aussi, j’ai regretté et j’ai pleuré. Tu crois que ça a été facile d’abandonner mon fils ?

Ses épaules s’affaissèrent quand il lâcha un gros soupir. Il vint s’asseoir à côté de moi et tapota mon genou.

— Je t’aime, Achalmy. Pourtant, ça n’a pas toujours été évident. Je t’ai vu naître en emportant avec toi la chaleur de l’être qui comptait le plus pour moi. Nikja a à peine eu le temps de te serrer contre sa poitrine qu’elle rendait son dernier souffle.

Mon cœur se comprima et mes yeux me brûlèrent. La tristesse qui m’empoignait le cœur à la mention d’une femme que je ne connaissais même pas me dépassait. Pourquoi me sentais-je coupable d’avoir pris la vie d’un être dont je n’avais aucun souvenir ? Pourquoi n’aurais-je pas été coupable, d’ailleurs ? Prendre une vie pour avoir la sienne… C’était égoïste.

— Elle avait à peine la force de parler, Al, reprit à voix basse mon père. Nous étions haut dans le Nord. Nous avions trouvé abri dans une minuscule cabane qui résistait tant bien que mal aux tempêtes de neige. Nikja voulait revoir son peuple et éventuellement accoucher auprès d’eux. Nous n’avons pas eu le temps de rejoindre le mont Valkovjen, car les contractions l’ont prise au petit matin. Nous nous étions décidés à partir trop tard. Nikja a rendu son dernier soupir dans une cabane isolée du monde. Tu imagines mes remords, Achalmy ? Si j'avais accepté de partir plus tôt, elle aurait pu te donner la vie dans de meilleures conditions.

Zane avait toujours le visage détourné. Mon père avait déjà dû lui raconter l’histoire. Cela n’empêchait pas la tristesse d’être toujours aussi vive.

— J’aurais pu te haïr, reprit mon père dans un murmure. Te haïr d’avoir pris la vie de ta mère pour naître. Surtout que tu tenais tellement de moi que c’était presque insultant pour Nikja. À croire qu’elle n’avait pas passé neuf mois à te former en son sein et à souffrir pour te mettre au monde. Mais c’était ma faute. Nikja insistait depuis un moment pour retrouver son peuple. Je refusais, car je craignais pour sa santé. Mais elle a eu raison de moi et nous sommes partis. Quel fou ai-je été ! Ma pauvre Nikja, suant avec son gros ventre avec de la neige jusqu’aux cuisses. (Il se tourna vers moi et je me raidis devant les larmes qui perlaient à ses cils.) Je l’ai serrée dans mes bras pendant la durée du travail. Des heures et des heures, Al. Je lui ramenais de l’eau, je faisais fondre de la glace sur son front brûlant. Je voyais son visage se crisper, sa voix se casser sous ses cris, son corps tenter de t’éjecter en vain. Alors que je pensais que tu allais naître mort-né à cause des heures qui s’étaient écoulées depuis les premières contractions, Nikja a poussé un hurlement déchirant et tu es sorti.

Une boule s’était logée dans ma gorge et refusait d’en sortir. Je connaissais les circonstances de ma naissance. Mère morte en couches. Travail long et mortel. Je n’avais jamais voulu savoir les détails. Si mon père me les donnait aujourd’hui, c’était sûrement pour que je comprisse l’amour qu’il me portait malgré les circonstances.

— Je n’avais jamais assisté à un accouchement, Al. Je ne savais que faire de toi, du sang, de Nikja. Ta mère m'a expliqué très calmement alors qu'elle vivait ses derniers instants. Je t’ai pris, tu t’es alors mis à hurler. Une bonne nouvelle, selon Nikja. Ah, ça oui, tu étais vigoureux ! Un bon bébé bien rose aux joues rondes et aux membres déjà puissants. Nikja avait l’air très fière. Mais je voyais dans ses yeux cette lumière que j’aimais tant s’éteindre. C’était trop tard. Elle a juste tendu des mains tremblantes vers toi. J’avais coupé le cordon, alors je t’ai déposé au creux de sa poitrine. Elle a écarté les tissus pour te donner le sein. Je me rappelle que ses gestes étaient laborieux ; elle était tellement fatiguée ! Je me suis installé derrière elle, j’ai calé sa tête contre mon épaule et j’ai pleuré dans ses cheveux alors que, tandis que tu tétais, elle mourait. (Mon père braqua soudain les yeux sur moi en m’agrippant le bras. Je tressaillis.) Son dernier souffle, son dernier mot, a été ton prénom. Nous nous étions mis d’accord en avance sur nos choix, mais nous hésitions encore pour le prénom masculin. Elle m’a dit son ultime choix. Je l’ai respecté, Achalmy. Son dernier acte a été de te donner la vie, sa dernière parole de te nommer. Elle voulait que tu vives. Comment aurais-je pu te laisser ?

Il lâcha mon bras et ses mains se mirent à trembler. La honte s’empara brusquement de moi et, sans réfléchir, j’attrapai ses doigts. Mon père sursauta puis pinça les lèvres.

— Je l’ai embrassée une dernière fois, je t’ai laissé contre sa poitrine encore chaude, pour que tu t’imprègnes un peu d’elle, de sa chaleur, de son odeur, de son amour, j’ai fermé ses yeux et je t’ai recouvert d’une couverture. Je t’ai repris dans mes bras quand tu as recommencé à pleurer, parce que tu avais faim et froid. Si je pouvais t’offrir mes bras, je ne pouvais pas t’offrir la nourriture. Alors ont commencé les jours les plus terrifiants de mon existence. Je te donnais de l’eau tiède mélangée à des plantes riches en fibre que je déterrais sous les couches de neige. Je te gardais enfoui sous les fourrures de mes vêtements. Tes cris me rendaient fou, l’absence de ta mère dément et l’idée que tu puisses mourir me terrorisait plus que n’importe quoi au monde. Mais je ne pouvais pas te laisser mourir. Pas alors que Nikja avait donné sa vie pour toi. J’ai descendu à toute vitesse les pentes enneigées. Plus vite que je ne l’ai jamais fait. Je suis arrivé dans un petit hameau après des heures de course ininterrompue. Tu étais presque inerte contre ma poitrine, si petit et si fragile. Tu manquais tant de nourriture que tu ne pleurais même plus. Je ne sais pas si c’est Galadriel qui nous a accordé un miracle, mais, en tout cas, ça s’est passé. Je suis arrivé aux abois dans le village. J’ai hurlé pour une nourricière. Une femme enceinte ou une mère venant d’accoucher. Un homme m’a pris par le bras et il m’a mené jusqu’à sa cabane. À l’intérieur, une jeune femme au ventre bien rond. À la poitrine pleine de lait. Je t’ai presque jeté contre elle. Tu étais pâle, maigrichon. Mais tu as tété vigoureusement. Et là, j’ai su que c’était bon. En tout cas, pour l’instant, car la mort infantile est récurrente.

Il se tut et sembla remarquer nos mains serrées l’une dans l’autre.

— Je t’ai laissé auprès de cette jeune femme le temps nécessaire au sevrage. Puis je t’ai pris avec moi, nous avons quitté le village et nous avons voyagé ensemble pendant de longues années.

Silencieux, je fixai les flammes sans savoir quoi dire. Merci ? Pas assez fort. Tu aurais dû sauver maman ? Déplacé. Je suis désolé ? Futile.

— Sois prudent, Al, déclara soudain mon père en me toisant. Promets-le-moi. Pars à la recherche de ton amie si ça peut alléger ton cœur. Mais sois prudent, mon fils. Je t’aime. J’aimerais qu’on puisse passer plus de temps ensemble.

— Oui, papa, soupirai-je avec une grimace contrite. Merci… merci pour tout.

Étonné, il ne dit rien. Puis esquissa un léger sourire.

— C’est normal. (Il me donna une petite tape dans le dos.) Il serait peut-être temps de te mettre en route, Vanä va être furieuse.

À ces paroles, Zane poussa une exclamation.

— Si j’étais toi, Al, je me dépêcherais ! Vanä est déjà pas commode de bonne humeur, alors en colère…

Je m’esclaffai et me levai. J’adressai un regard reconnaissant aux deux pères que j’avais eus, posai la main sur le manche de Kan et baissai la tête, restant incliné plus que nécessaire.

Voyant leurs petites mines qui se voulaient enjouées, mais qui étaient grimaçantes d’émotion refoulée, je compris que mon message était passé.

— À bientôt, soufflai-je en quittant la tente.

Ils ne dirent rien, mais je sentis leurs regards dans mon dos et cela me suffit.

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