Chapitre 6 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois du printemps, campement du Rituel de Maturité, Terres du Nord.

Le peuple d’Al me fascinait autant qu’il me repoussait. Je leur enviais cette liberté qui faisait d’eux des êtres enthousiastes et francs. Néanmoins, leur rudesse et leurs manières peu raffinées me mettaient mal à l’aise. Étaient-ce les conditions de vie difficiles qui façonnaient leur tempérament ? Les orages avaient-ils créé cet état d’esprit stoïque, les neiges ciselé leur caractère vaillant et la glace modelé leur nonchalance ?

Si le groupe hétéroclite qu’on avait croisé le premier jour m’avait donné une belle vision des Nordistes, le jeune Chasseur qu’Al avait affronté les avait fait baisser dans mon estime. Il était absurde d’associer tout un peuple à un seul individu, mais je ne pouvais pas m’empêcher de me souvenir du sourire arrogant de l’homme, de son regard plaqué sur moi, de son expression avide. Il me donnait des sueurs froides. C’était un peu comme cela que je m’imaginais Dastan, mon proclamé fiancé. J’en avais voulu à Al de m’avoir écartée du combat. Et, en même temps, je m’étais sentie honorée par sa spontanéité à me défendre. Et la nuance rauque de sa voix lorsqu’il m’avait assurée qu’il défendrait mon honneur…

Bien que je ne l’eusse pas dit à voix haute, je m’étais jurée à mon tour de protéger sa conscience. S’il était gardien de ma dignité, j’étais veilleuse de son cœur. Je ne voulais pas qu’il le gelât et le transformât en pierre. Mais les meurtres dont il se montrait coupable et cette certitude qu’il était intouchable… Il allait finir par se transformer en un être insensible et cruel. Je ne souhaitais pas que cela arrivât. Je ne le connaissais que depuis deux semaines, mais ses rares sourires et son intérêt pour les gens et le monde m’avaient touchée. Il n’y avait que ce détachement cruel lorsqu’il ôtait des vies qui me refroidissait autant qu’une baignade gelée.

Achalmy avait une belle âme. Je voulais qu’il gardât un cœur sain.


J’avais été un peu frustrée de le constater, mais il n’y avait que peu de différences géographiques entre l’Ouest et le Nord. Bien évidemment, la température était plus basse ici et le climat plus sec ; les conifères, pins et sapins remplaçaient les grands arbres feuillus dans lesquels je grimpais petite ; la neige était une résidente à l’année. Néanmoins, rien de spectaculaire. Il aurait fallu aller sur les terres arides du désert Nihaya dans le Sud ou dans les contrées boisées de l’Est pour se dépayser.

J’avais été impressionnée par l’étendue du campement. Je n’avais vu autant de monde rassemblé qu’à Vasilias. Il y avait des maisons, des cabanes, des rues, places et auberges dans la capitale de l’Ouest. Ici, rien que des tentes, des feux de bois et des couchages de fortune. Les gens s’amassaient par endroit tandis que des espaces dans le campement étaient quasiment vides.

Remonter le chemin qui longeait le camp avait été une étape intéressante. J’avais pu obtenir de nombreuses réponses à mes questions de la bouche d’Al. Rejoindre ses Terres natales avait eu l’air de débloquer un peu sa réserve. Il m’avait informé en détail du Rituel de Maturité. Cette coutume du Nord me laissait dubitative. Comment pouvait-on juger de la maturité d’une personne et la traiter « d’adulte » en se basant sur un nombre de printemps écoulés et sur les capacités de celle-ci à rapporter une pierre précieuse des montagnes ? Chez moi, il n’y avait pas d’âge défini à partir duquel on était majeur. Ce terme n’existait d’ailleurs pas. Il s’agissait plutôt de généralités : l’apprentissage à l’adolescence, le mariage quelques années plus tard, les enfants dans le début de la vingtaine…


Le soleil nous jetait ses derniers tentacules de lumière que nous montions toujours. Mes jambes pesaient lourdement dans mon pantalon serré et mon ventre protestait avec forts gargouillements.

Avec un soupir, je tapotai le bras de mon compagnon de route.

— Al, est-ce qu’on est encore loin ?

Il me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule puis pointa du doigt une tente qui était légèrement en retrait du camp. Ce furent sa taille et la couleur de sa toile qui me sautèrent aux yeux. Quatre à cinq fois plus grande que celles qu’on croisait depuis la matinée, le cuir était gris zébré de rayures anthracites. Drôle de couleurs.

— Du cuir de poisson, souffla Achalmy avec un demi-sourire avant que je ne posasse la question.

— Je ne savais pas que l’on pouvait faire du cuir à partir de ces animaux, m’étonnai-je en observant avec plus d’attention la tente. C’est là-bas que se sont installés les Maîtres d’Armes ?

— Oui. Nous y serons dans cinq minutes. (Il reprit son insupportable ton distingué.) Votre estomac royal pourra-t-il tenir d’ici là, princesse ?

Je lui assenai un coup de coude dans les côtes, mais, comme à chaque fois, il ne sentit rien à cause de mon manque de force et de ses épaisseurs de vêtements.

— Je suis sûre que tu as aussi faim que moi, répliquai-je en marmonnant, vexée.

Il ne répondit pas, mais je compris à son expression légèrement renfrognée que j’avais raison. Al était plus facile à déchiffrer que je ne l’aurais cru.

Ou, plutôt, avais-je appris à mieux le connaître.


Mon enthousiasme monta d’un cran tandis que nous nous approchions de la tente. Un homme aux épaules larges et à l’air ennuyé montait la garde à quelques mètres de l’entrée. Une hache pendait lourdement à sa taille et un arc dépassait dans son dos.

Son regard se posa vivement sur nous alors que nous arrivions près de lui. Il nous jaugea du regard, plus particulièrement Achalmy. Ce dernier posa sa main sur le pommeau de son sabre court, inclina légèrement la tête et lança d’une voix forte, mais courtoise :

— Est-il possible de rencontrer les Maîtres d’Armes ?

Le gardien le toisa avec méfiance puis renifla d’un air méprisant.

— Qui êtes-vous ? Les Maîtres d’Armes ne rencontrent pas tous les Nordistes admiratifs.

Mon ami pouffa. Après quoi, il se tourna légèrement de biais pour exposer son tatouage.

— Mon laisser-passer, murmura Al à mon attention avec un clin d’œil.

L’homme le dévisagea, pinça les lèvres puis marmonna quelque chose. Finalement, il secoua la tête.

— Jamais vu quelqu’un d’aussi jeune avec la Marque Noire. En plus, t’as même pas le tatouage de la Maturité. (Al tressaillit à ces paroles.) Allez-vous-en, bande de charlatans.

Son refus fit brutalement redescendre mon humeur enjouée. Désemparée, je me tournai vers Achalmy. Il était pâle et son regard refusait de rencontrer le mien. Comme s’il était gêné. Sa belle assurance s’était envolée.

— Al ? soufflai-je en prenant son bras. Pourquoi cet homme ne veut pas nous laisser rentrer ?

Il dégagea brutalement son bras et lâcha d’un ton cassant :

— J’en sais rien.

Une boule dans la gorge, je baissai les yeux. Nous avions l’air ridicule, plantés devant le gardien, les chevilles enfoncées dans la neige, avec notre objectif à quelques mètres de nous.

— Regardez le tatouage de plus près, demanda Al en s’avançant vers l’homme. Ce n’est pas un faux. Je possède bien la Marque Noire !

— Recule, gamin, grogna ce dernier d’une voix menaçante. Toi et ton amie, partez.

J’allais intervenir quand mon regard fut attiré par un mouvement près de la tente. Le voile de l’entrée venait de se soulever et un homme de silhouette plutôt élancée en sortait. Son regard parcourut les cimes des arbres alentours avant de basculer vers nous. Même à quelques mètres, je vis le bleu sombre de ses iris se noyer dans le blanc de ses yeux écarquillés.

— Achalmy ! s’exclama l’homme en se dirigeant d’un pas vif vers nous.

Surpris, le gardien se retourna.

— Maître Soho…

Alors cet homme entre deux âges était le fameux Zane Soho, guerrier reconnu et formateur d’Al. Je fus presque déçue de la voir si mince et un peu plus petit que mon allié. Son corps était tout en muscles fins et nerveux et sa démarche avait quelque chose de chaloupée, comme si chaque pas qu’il faisait pouvait se transformer en un bond.

Je devais reconnaître que ce n’était pas tout à fait la représentation que je m’étais faite de l’homme.


— Zane… souffla Al près de moi d’un air incrédule.

Son visage se disputait la joie et la surprise à une certaine anxiété.

Le Maître d’Armes dépassa le gardien sans lui accorder un regard et se campa devant nous. Sa peau était aussi pâle que la mienne et ses cheveux tout aussi sombres. Ils étaient attachés en natte sur sa nuque, bien que quelques mèches s’échappassent pour tomber sur son front. Son nez droit et fin allait de pair avec des lèvres délicates et une mâchoire peu prononcée. Il avait quelque chose de féminin – quand on oubliait sa voix grave et chaude –, ce qui était assez étonnant pour un guerrier du Nord.

Sous mes yeux ébahis, les deux hommes se toisèrent en silence. Finalement, les yeux d’acier d’Al perdirent un peu de leur dureté alors qu’un sourire étirait ses lèvres. Dans la seconde qui suivait, il échangeait une embrassade bourrue avec le Maître d’Armes. Stupéfaite, je les regardai se serrer dans les bras et se tapoter amicalement le dos.

— T’as pas changé, lança avec amusement Zane Soho en s’écartant. Toujours pas de poil au menton !

— La ferme, grommela Al en s’empourprant légèrement. Je me rase. Et toi, t’as pris des rides.

Les traits du guerrier étaient étirés par une joie soudaine, que seuls les événements bienheureux et inattendus peuvent produire.

— Toujours aussi rigide, s’amusa l’homme avant de saisir la tresse de mon allié. Alors, tu la laisses pousser ?

— Tu sais ce que j’ai dit, je ne vais pas revenir sur mes paroles.

Je n’existais plus. L’attention d’Al était accaparée par son Maître – ce que je comprenais – et l’homme ne me regardait même pas. Quant au gardien, il s’était rangé de côté et ne semblait pas vouloir intervenir.

Après avoir lâché la tresse de mon compagnon de route, il l’observa de la tête aux pieds puis souffla :

— Tu as peut-être pris un ou deux centimètres. Tes muscles sont mieux développés et ta charpente plus solide. C’est bien. (À ces mots, le visage d’Al se mit à rayonner de fierté.) Je suis heureux de constater que tu ne t’es pas laissé ramollir.

— Je n’y comptais pas, approuva mon allié d’un air complice. Pas comme l’élève qui surveille ton domaine.

D’abord perplexe, Zane finit par s’esclaffer.

— Ah ! Tu as dû faire la connaissance d’Oskar. Un gentil garçon. Peut-être trop mou, je te l’accorde.

— Un vrai ver de terre, siffla Al d’un air méprisant.

Il se reçut une petite tape sur le front, ce qui lui fit perdre aussitôt son expression mesquine.

— Achalmy Dillys, pas d’orgueil.

Je haussai les sourcils de surprise. Les Nordistes ne portaient pas forcément de nom de famille dans la mesure où leur concept du foyer différait fortement du nôtre. Dillys. Achalmy Dillys. Les mots sonnaient étrangement sous mon crâne.

— Qu’est-ce qui t’est passé par la tête pour le recruter ? marmonna mon ami en faisant la moue – comme si se faire réprimander l’avait transformé en enfant.

Zane lui adressa un regard amusé.

— La même chose qu’avec toi : son père m’a demandé de l’entraîner.

Au contraire du Maître d’Armes, cela ne fit pas rire mon allié. Son visage se figea brusquement et ses poings se serrèrent sous le coup d’une colère soudaine.

— Ce garçon est un faiblard poltron. Tu ferais mieux de le renvoyer.

Aussi rapidement qu’Al s’était mis en colère, l’expression du Maître d’Armes chavira pour devenir froide.

— Achalmy, tu n’es pas en mesure de juger mon élève. Cela ne fait que quelques mois qu’il suit mon entraînement. Il a du potentiel pour devenir un bon combattant.

Apparemment froissé, Al ne répondit rien et se détourna.

Comme l’ambiance venait de chuter de quelques degrés, Zane s’éclaircit la gorge avant de poser les yeux sur moi.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, souffla-t-il avec un sourire charmant, j’étais si heureux de revoir Al que j’en ai oublié de vous saluer.

Sa manière courtoise de s’exprimer me surprit. Son accent me révélait qu’il était originaire du Nord, mais son parler était de l’Ouest.

Alors que j’allais me présenter sous une fausse identité, le Maître d’Armes se mit à me dévisager brutalement, comme s’il avait découvert une pustule géante sur mon front. Il braqua ses yeux sur Al et lui demanda :

— Est-ce que… Elle… La famille royale…

D’un air contrit, Achalmy hocha lentement la tête.

Son maître le fixa sans rien dire avant de retourner son attention vers moi. Lorsqu’il reprit la parole, son ton était plus mesuré ; le volume de sa voix, plus bas.

— Votre altesse, vous ne devriez pas rester les pieds dans la neige.

Je tressaillis de surprise.

— Comment…

— On s’est déjà rencontrés, m’informa-t-il d’un ton amical. J’ai fait une démonstration de combat au château du Crépuscule il y a quelques années. Je vous ai rencontrée ce jour-là. Vous n’étiez encore qu’une enfant alors vous ne vous rappelez peut-être pas de moi.

Gênée de ne pas me souvenir de son visage, je rougis en baissant les yeux.

— Je suis navrée, Maître Soho. Néanmoins… (Je jetai un coup d’œil à Al, qui nous observait en silence.) Je… je crois que j’ai eu une impression de familiarité quand j’ai vu Achalmy se battre. Je ne me rappelle peut-être plus votre visage, mais votre style de combat m’est resté en tête.

Comme si je venais de lui annoncer que les neiges allaient disparaître du Nord, le visage de l’homme se fendit d’un énorme sourire.

— C’est l’un des plus beaux compliments qu’on ne m’a jamais fait. Pour un Maître d’Armes, en tout cas, c’est un honneur d’entendre de telles paroles.

— J’en suis ravie, soufflai-je d’une petite voix, embarrassée de l’avoir ému à ce point.

Il m’accorda un énième sourire – il en avait fait plus en quelques minutes qu’Al en deux semaines – et se tourna vers son ancien élève.

— Et je peux savoir pourquoi la fille du roi se balade avec toi, Al ?

Celui-ci rougit légèrement.

— Euh… Elle… (Il se tourna brusquement vers moi.) Explique-lui.

Désemparée, je tentai de remettre de l’ordre dans mon esprit. Par où commencer ?

— J’ai fui le château, commençai-je d’un ton faible. J’ai marché jusqu’à Vasilias et c’est là-bas que j’ai rencontré Achalmy. (Ma voix s’affermit.) Un malfrat nous a obligés à fuir et nous nous sommes retrouvés à dormir tous les deux à l’auberge.

L’étonnement précéda le doute puis l’amusement sur le visage du guerrier.

— Tous les deux ? répéta-t-il en posant un regard appuyé sur son ancien élève.

Celui-ci ouvrit de grands yeux et leva le poing comme s’il allait le frapper.

— Zane, n’ose même pas y penser, susurra Al d’un air menaçant.

Avec un soupir, celui-ci haussa les épaules.

— Et qu’est-ce que tu faisais à Vasilias ? enchaîna-t-il.

— J’allais prendre un navire pour les Terres au-delà des Mers. (Voyant le visage de son maître s’affaisser, Al ajouta en grommelant :) Mais je suis toujours ici. À cause de la princesse.

— À cause de moi ? soufflai-je, incrédule. C’est toi qui m’as fait quitter Vasilias.

— Ça t’a plutôt bien arrangée, répliqua mon allié d’un air crispé. Comme je ne me sentais pas de la laisser toute seule dans la périphérie de la capitale, nous avons rejoint ton domaine au sud des Collines de Minosth.

— Pour ne pas m’y trouver, compléta Zane d’un ton las. Désolé, Al, les événements se sont mal emboîtés. Néanmoins… (Il fit basculer son regard de son ancien élève à moi.) Achalmy, par quel miracle as-tu accepté d’aider cette jeune fille ?

Sa stupéfaction était aussi grande que mes doutes à ce propos.

Mon compagnon de route ne répondit pas tout de suite, l’air gêné, les yeux dans le vague.

— Je… commença-t-il d’une voix hésitante. Sur le coup, je ne pensais pas que ça durerait aussi longtemps, et… J’ai raté mon bateau et, comme c’était le dernier en direction des Terres au-delà des Mers, j’étais coincé dans l’Ouest. Finalement, j’ai accepté d’accompagner Alice s’acheter des vêtements et des vivres.

— Alice… souffla le guerrier d’un air narquois en toisant mon allié.

Al rougit et le foudroya du regard. Je ne comprenais pas.

— Mais un Noble a reconnu la princesse et nous a obligés à fuir la capitale. Nous avons dormi dans un campement de chasseurs puis nous avons pris la route pour ton domaine.

— Je t’ai rarement vu aussi généreux et altruiste, l’informa Maître Soho d’un ton moqueur. Tu es sûr qu’il n’y a rien d’autre ?

Il posa des yeux brillants sur moi.

— Et vous, ma demoiselle, pour quelles raisons absurdes avez-vous préféré le tempérament exécrable d’Al et la température tout aussi impétueuse du Nord au confort d’un château ?

Malgré les véritables questions que soulevait sa demande, je m’esclaffai.

— Un conflit familial, expliquai-je après avoir repris mon sérieux. Un mariage arrangé.

Le guerrier prit un air pensif puis bascula de nouveau son regard sur son ancien élève.

— Achalmy, qu’est-ce que tu comptes faire à présent ? Tu t’es auto-proclamé gardien de l’héritière de la couronne occidentale – ce qui n’est pas rien – et, maintenant que vous m’avez trouvé, quel est votre objectif ?

Tout d’abord muet, Al le fixa d’un air interdit.

Puis il bredouilla :

— Je pensais que tu pourrais nous aider.

— Et je le peux, mon garçon, sourit l’homme avec une affection dans la voix qui apaisa la tension du visage d’Al. Mais il faut me dire en quoi.

— La protéger, c’est la priorité, répondit Achalmy en posant une main sur mon épaule.

— Évidemment, approuva Maître Soho. Mais la protéger de quoi ?

— D’eux, souffla Al en se tournant vers le campement pour pointer les membres de son peuple. Malgré ses vêtements, la princesse ne passe pas encore inaperçue. Et je te raconte pas dès qu’elle ouvre la bouche.

La colère me fit serrer les dents.

— Pourtant, elle a une belle voix, s’étonna le Maître d’Armes en m’adressant un sourire. Mélodieuse, douce, portée par des paroles sages et gracieuses. Tout le contraire de ton langage bourru et de tes intonations cassantes, cher élève.

— Je ne suis plus ton élève, marmonna Achalmy, qui semblait tout de même un peu perdu face à son maître. Et tu peux bien parler, tu étais comme moi avant de t’installer dans l’Ouest.

— Oui, oui… Enfin (il braqua les yeux dans ma direction) votre altesse, vous êtes sûre de vouloir séjourner dans le Nord ?

— Je… commençai-je d’une voix confuse. Je n’en sais rien.

— J’imagine que ces fiançailles ne vous enchantent guère. Surtout quand vos ancêtres n’ont pas eu à s’y confronter pendant des générations. Cela fait longtemps que votre mariage est prévu ?

— Deux ans, répondis-je avec un soupir. Mais mon père est ferme ; il n’a pas l’intention de changer d’avis.

Zane Soho me toisa comme si j’étais une bête curieuse.

— Mais, votre altesse, si vous choisissez de vous rebeller, vous renoncez au trône. (Alors que j’allais répliquer, il enchaîna :) Si vous continuez votre fuite, votre mariage ne sera jamais proclamé. Donc vous perdrez votre droit au pouvoir.

Ses paroles me laissèrent muette d’ébahissement. En effet, mon père serait capable de me déshériter. Il laissait planer cette menace depuis que je m’opposais au mariage.

— Je veux être reine de l’Ouest un jour… murmurai-je d’un ton chevrotant.

— Et vous serez reine. Si vous acceptez vos fiançailles.

— Non ! m’exclamai-je avec véhémence.

Un petit sourire crispé étira les lèvres du guerrier.

— Vous venez de comprendre votre dilemme, votre altesse.

La faim et le froid laissèrent place à une peur de l’inconnu à laquelle je n’avais encore jamais fait face. Le trône ou la liberté. Le pouvoir ou l’amour.

— Non, non, on ne devrait pas avoir à choisir, bredouillai-je en sentant les larmes me monter aux yeux. Je veux gouverner et aimer.

— Avez-vous déjà rencontré votre fiancé ? s’enquit le guerrier.

— Non. Mon père me l’a proposé, mais j’ai refusé. Je ne veux pas rencontrer ce rustre du Sud.

— Rustre ? s’étonna Maître Soho. Un homme du Sud, élevé depuis sa plus tendre enfance à voir les femmes comme les organisatrices de la vie familiale et sociétale, ne peut pas être plus rustre qu’Achalmy. Et pourtant, vous avez survécu à votre voyage avec lui.

— Mais… rétorquai-je en dévisageant Al, qui nous observait dans un silence gêné, mais Al est… Il… Il n’est pas comme ça.

— Comme quoi ? souffla le guerrier d’un air curieux. Puisque vous n’avez jamais rencontré cet homme du Sud, comment pourriez-vous le connaître ? Et, si vous acceptez de me le révéler, qui est votre fiancé ? Je n’ai jamais eu vent de ces fiançailles arrangées.

— Dastan Samay, soufflai-je, et le nom de l’homme me piqua la langue comme de l’acide.

— Le frère de l’Impératrice, acquiesça Zane Soho d’un air songeur. Je suis certain que cet homme doit respecter les femmes comme il se doit.

— C’est vrai, intervint Al avec douceur. Alice, tu dois bien savoir que le Sud est un empire matriarcal. Un homme de là-bas, il… (Il détourna la tête d’un air gêné.) Il te sera fidèle et il te respectera. Pas… pas comme les gens d’ici.

— Je sais, murmurai-je d’une voix faible. Qu’il soit Oriental, Occidental, Nordiste ou Sudiste, Noble, Chasseur ou Souffleur… Je m’en fiche. Je veux l’aimer.

La sincérité de mes mots laissa muets les deux hommes. Comment une chose si simple ne pouvait-elle pas leur être évidente ?

— Ton père, Al ! m’exclamai-je soudain, et il tressaillit comme si je l’avais frappé, il aimait ta mère.

— O-Oui, bredouilla mon allié, confus.

— Pour toi qui es un Nordiste, tu as l’air d’admirer le couple qu’ont formé tes parents.

— Un beau couple, ça oui, approuva Zane en hochant la tête d’un air nostalgique.

— Alors, est-ce que ma fuite du château te semble absurde ? Mon refus d’épouser cet homme est-il si incongru ? Mon souhait d’un véritable amour est-il futile ?

— La fuite n’était pas le meilleur moyen de leur faire comprendre, répliqua mon compagnon de route d’un air revêche.

Avec un soupir épuisé, je secouai la tête.

— J’ai déjà tout essayé. Les mots, les lettres d’explications, les disputes, les dialogues… Rien n’a marché.

— Il vous faut donc vous résigner, votre altesse, murmura Zane Soho d’une voix douce.

Un sentiment brûlant d’injustice monta en moi aussi vite qu’une flèche qui fend l’air. Pourquoi moi ? Pourquoi ne pouvais-je pas vivre un mariage heureux comme mes ancêtres en avaient eus ?


Mes pensées furent coupées par une exclamation d’Al. Relevant le menton dans sa direction, je constatai que son visage exprimait un mélange de surprise et de colère. Je suivis son regard braqué vers la tente et m’arrêtai sur la silhouette d’un homme qui venait de franchir l’entrée.

— Zane ? appela le nouveau venu en faisant quelques pas dans notre direction.

— Merde ! jura Achalmy à voix basse.

Et, sous mes yeux stupéfaits, il tourna les talons et s’en alla.

Abasourdie, je le regardai partir sans songer à le rejoindre. Qu’est-ce qui lui prenait ?

— Oh, Connor ! s’exclama gaiement le Maître d’Armes. Tu viens de faire fuir Achalmy.

— Quoi ? souffla l’homme et sa voix me parut familière. Il était ici ?

Quittant la silhouette d’Al des yeux, je me retournai.

Un homme d’environs quarante ans se tenait aux côtés de Zane et observait avec intensité derrière moi – sûrement la direction qu’avait pris Al en s’éloignant. Ses yeux d’acier étaient semblables à ceux de mon compagnon de route, tout comme sa charpente. Son visage sévère, fermé, se tirait en expression indéchiffrable tandis qu’il fixait l’horizon.

Ce n’est que lorsque son regard gris-bleu bascula enfin sur moi que je pris l’entière mesure de leur ressemblance. Sans même que Zane eût à nous présenter, je sus devant qui je me tenais.

Le père semble aussi cordial que le fils, songeai-je avec dépit.

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