Chapitre 2 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2è mois du printemps, Vasilias, Terres de l’Ouest.

Un cri franchit mes lèvres lorsqu’Al me repoussa en arrière d’une main en dégainant de l’autre. Les lames s’entrechoquèrent dans un crissement sonore et désagréable.

— Fuis, Alice ! cria mon allié en parant un nouveau coup puissant d’Ace Wessex Bastelborn.

Je fus étonnée de la force dont il faisait preuve malgré sa carrure svelte et de la puissance de son arme épaisse comme un doigt.

— Pas sans toi ! répliquai-je en me collant au mur pour éviter Al qui reculait sous les assauts répétés de notre ennemi.

Les déplacements de ce dernier me faisaient penser à des pas de danse. Ses pieds frôlaient le sol pour s’élancer dans une nouvelle direction la seconde suivante. Ses cheveux flottaient derrière lui comme des filets de brume épaisse et ses vêtements souples lui donnaient clairement l’avantage sur Al, qui semblait se démener maladroitement dans ses habits épais.

— Par les Dieux ! lança Al alors que la lame du comte lui entaillait l’avant-bras. Qu’est-ce que tu attends, Alice ?

La peur grandit en moi, faisant trembler mes genoux et bloquant ma respiration. Qu’allai-je devenir ? Le comte Bastelborn m’emmènerait-il au Château du Crépuscule ? Et Al ?

— Vous vous battez bien, jeune homme !

La déclaration d’Ace me tira de mes pensées. Il se battait toujours plus ardemment contre mon allié, qui parait ses coups en grimaçant. Je fis alors plus attention au jeune homme et remarquai qu’il se déplaçait avec une vivacité et une intelligence qui me donnaient une impression familière. Ses bras bougeaient sans cesse, son sabre virevoltait pour protéger sa défense et son regard n’était pas bloqué sur les mouvements de son adversaire. Al analysait son environnement.

Il parvint à prendre l’avantage en réalisant quelques pas de courses dont l’élan lui permit de prendre appui contre un mur pour abattre avec violence son arme sur la lame du comte. Celui-ci tituba tandis que l’écho des armes se répercutait entre les maisons.

Sans lui lasser de répit, mon compagnon repartit à l’attaque. Il tenta de percer la garde de l’ennemi en attaquant à grande vitesse plusieurs parties du corps d’Ace Wessex Bastelborn. Ce dernier fut touché à l’épaule et au genou, mais sans gravité.

Finalement, après qu’Achalmy eût forcé le comte à reculer sur plusieurs mètres, ils se retrouvèrent l’un face à l’autre, haletants, sur la place.


Je les suivais d’un peu plus près, restant néanmoins à une certaine distance.

— Je suis impressionné, souffla le comte avec un sourire carnassier. Vous avez un grand potentiel, jeune homme.

— C’est ça, maugréa Al, son sabre tendu vers l’avant, ses genoux légèrement fléchis. Vous allez nous laisser repartir tranquillement, maintenant ?

— Oh, fit le comte en haussant ses sourcils pâles, je ne crois pas.

D’un regard, je fis le tour de la place et remarquai les badauds se rassembler petit à petit autour des deux combattants. Ce n’était pas bon ; il ne fallait surtout pas qu’Al fût encerclé.

Celui-ci bondit alors. Même le comte fut pris au dépourvu par sa rapidité. Il eut néanmoins le temps de mettre sa lame fine contre sa poitrine afin que le sabre de mon allié ne le transperçât pas. Emporté par son poids, le Noble tomba en arrière et Al maintint sans pitié la pression de son arme contre celle de son adversaire.

— Quel regard ! souffla le comte d’un air tranquille alors que son épée se rapprochait dangereusement de son torse. Je ne suis sûrement pas le premier que tu vas abattre froidement, n’est-ce pas, jeune chasseur ?

— Taisez-vous ! tonna mon allié d’une voix glaciale qui me fit frémir.

Ce fut alors qu’une bourrasque iodée s’abattit sur la place, arrachant des cris de panique à la foule et des exclamations aux vendeurs dont les marchandises s’envolaient. Les cheveux de mon allié étaient ébouriffés par le vent, ses vêtements claquaient, mais il ne se laissait pas impressionner par l’attaque d’Ace Wessex Bastelborn. Je ne voyais pas qui d’autre que lui aurait pu appeler la bourrasque.

Des nuages sombres s’amassèrent au-dessus de nous et ma gorge se serra d’appréhension. Je me décollai du mur contre lequel je me tenais et fis quelques pas laborieux vers la place, poussée sur le côté par le vent violent.

— Al ! criai-je pour attirer son attention.

En vain, le souffle puissant de l’air emporta mes mots au loin. Agacée, je levai les mains et tentai de prendre le contrôle des bourrasques. Mon cœur se recroquevilla dans ma poitrine quand je sentis l’énorme puissance qui contrôlait les vents. C’était plus fort que tout ce que j’avais eu affaire jusque-là. Plus vigoureux que les tempêtes déchaînées de l’océan occidental, plus puissant que les bourrasques de colère de mon père quand nous nous disputions, plus cinglant que n’importe quel vent connu. Et c’était Ace Wessex Bastelborn qui incarnait cette puissance phénoménale. Ce n’était pas possible. Aucun Élémentaliste n’avait cette capacité écrasante.

Abattue par cette force colossale, je laissai tomber mes mains. C’était inutile ; je ne pouvais pas reprendre le contrôle des éléments. Je ne pouvais pas aider Al.


L’air crépita et je compris ce qui allait se passer. Cette fois, je me mis à courir et hurlai à plein poumons :

— AL !

Heureusement, mon compagnon m’entendit et se tourna vers moi, son visage crispé par le combat.

— Le ciel ! m’exclamai-je en pointant du doigt les nuages d’un gris sombre qui tournoyaient les uns autour des autres comme des poissons dans l’eau.

Je le vis se raidir davantage quand il remarqua les éclairs qui naissaient du frottement des nuages. Il baissa alors la tête vers le comte et son expression se teinta d’une détermination glacée. Je vis ses lèvres remuer, mais je ne pus entendre ses paroles.

Sous mes yeux écarquillés, le bout de son sabre, en contact avec la lame fine du Noble, se déconsolida. Le gris métallique de l’arme se changea en un liquide transparent qui gagnait la lame de seconde en seconde. De l’eau. Par les Dieux, c’est une arme élémentaire.

Le visage du comte devint livide quand le sabre d’Al se mit à traverser sa propre épée tandis que le métal se changeait en eau. La lame gardait sa forme, mais était constituée de liquide.

Finalement, la pointe se retrouva contre la gorge du Noble.

— Attention ! criai-je à Al alors que je sentais la foudre prête à s’abattre.

Mon avertissement lui sauva la vie : il bondit sur le côté, en exécutant un roulé-boulé pour s’éloigner un peu plus, au moment où un éclair tombait sur le comte. Ace Wessex Bastelborn, immunisé comme tous les Élémentalistes de la foudre, se redressa tranquillement, ses vêtements néanmoins en lambeaux.

Al se releva lui aussi, son sabre toujours en état liquide. Je me demandais comment il avait pu obtenir une telle lame. Les armes élémentaires étaient rares, souvent uniques en leur genre, et coûtaient très cher.

Je devrais en discuter avec lui. Je tenais à savoir avec qui je voyageais. Si ce jeune homme était le simple Chasseur qu’il prétendait être.


Je fus sortie de mes pensées par une petite exclamation du Noble. Ses yeux d’un violet clair étaient fixés sur son adversaire. J’eus moi aussi un léger mouvement de recul face au courant aqueux qui se déplaçait dans l’air. Le sabre de mon allié s’était défait d’une partie de son eau.

Le Noble para la lame d’eau qui fusait vers lui d’une violente bourrasque. Je suivis du regard le liquide transparent qui se reformait pour se diriger à haute vitesse vers le comte Bastelborn. Une simple arme élémentaire ne pouvait avoir autant d’autonomie… quelqu’un contrôlait le liquide.

Tu es aussi un Élémentaliste, songeai-je en dévisageant mon compagnon qui avançait d’un pas confiant vers le Noble.

Ce dernier exécuta un geste rapide et un éclair s’abattit tout près d’Al.

— Nous devons partir ! criai-je à son attention.

Il me regarda un instant. Mon cœur bondit dans ma poitrine. J’étais loin, mais j’étais presque sûre que ses yeux avaient changé de couleur pour devenir d’un gris très pâle, presque transparent. Comme de l’eau.

Il y eut une nouvelle rafale quand notre ennemi dissipa le courant d’eau qui l’attaquait. J’entendis Al jurer puis, après une hésitation, il se mit à courir dans ma direction.

— Nous partons Alice ! me cria-t-il tandis que le courant liquide revenait vers lui.

Son sabre récupéra l’eau qu’il avait laissé s’échapper et retrouva son métal d’origine.

— Où croyez-vous aller ? tonna le comte derrière nous alors que Al venait de me rejoindre.

Alors que le Noble allait lancer les éléments contre nous, je lui envoyai à la figure une bourrasque gelée qui venait des quartiers bas de Vasilias. J’ajoutai quelques éclairs avec lesquels il devrait se démener puis je rejoignis mon allié qui m’attendait à l’embouchure de la rue par laquelle nous étions arrivés.

— Pauvres fous ! lança la voix du comte derrière nous.

C’est toi le fou.

Avant que nous disparitions de son champ de vision, je jetai un coup d’œil au Noble par-dessus mon épaule et frissonnai. D’un regard perçant et cruel, il nous regardait partir. Ce que je gardai pourtant à l’esprit, alors que je suivais Al dans les rues de la capitale, fut le sourire de loup du comte.

Cet homme n’était pas humain. J’en étais presque sûre.


Je ne repris vraiment mes esprits que lorsque nous franchîmes les portes de la ville. Quand je m’en rendis compte, je plantai les talons dans le sol, obligeant Al – qui me tenait par la main depuis un petit moment – à s’arrêter.

— Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda mon compagnon en me dévisageant.

Avec un certain soulagement, je notai que ses yeux avaient repris leur couleur gris-bleu.

— Pourquoi quittons-nous la ville ? demandai-je en me tournant vers les lourdes portes en bois qui restaient ouvertes la plupart du temps.

— Pourquoi y resterions-nous ? rétorqua Al avec un soupir. Le comte Wessex Bastelborn nous poursuit.

— Je sais… lâchai-je d’une petite voix avant de prolonger mon regard vers le quartier riche de Vasilias, près de l’océan, dont les maisons reflétaient le soleil matinal. Je ne comprends pas pourquoi il s’est acharné sur nous. J’aurais au moins aimé pouvoir acheter des vêtements et des vivres.

— Sûrement pour la prime que tes parents lui auraient offerte. Et moi aussi, j’aurais aimé trouver des vivres, reconnut mon allié avec un regard las vers la ville. Mais nous sommes en fuite à présent et nous n’en avons plus le temps. (Il reprit avec douceur mon poignet pour me forcer à avancer.) Allons-nous en avant qu’il ne nous rattrape.

Pensive, je parcourus quelques mètres en le suivant docilement avant de dégager mon bras.

— Je peux marcher seule.

Sans même me regarder, Al haussa les épaules puis s’éloigna de moi de quelques mètres.

— Je ne crois pas que le comte Bastelborn viendra lui-même nous chercher.

— Non ?

— Il va envoyer des hommes nous récupérer, marmonnai-je entre mes dents. Le combat qu’il a engagé contre toi est exceptionnel. Depuis qu’il est devenu Noble, il évite de se salir les mains le plus possible.

Un flot de colère montait en moi : j’avais été idiote. Si le Noble me rattrapait, et vu sa puissance, je doutais de pouvoir le contrer. Pourtant, il était hors-de-question que je rentrasse au Château maintenant.


Nous marchions près d’une route souvent fréquentée quand Al me fit signe de me cacher derrière un arbre. Après m’être exécutée, il me montra du doigt une troupe de soldats qui trottinaient sur la route. Ils portaient les couleurs de Vasilias, mais l’écusson qu’ils arboraient à l’épaule était celui du comte Bastelborn. J’avais donc raison : il nous envoyait ses hommes.

— Nous devons nous éloigner le plus vite possible, souffla Al à mon oreille après que la troupe de soldats fût passée.

Comme je ne l’avais pas entendu arriver, je sursautai puis me renfrognai.

— Comment fais-tu pour être aussi discret ?

— C’est un secret, déclara-t-il d’un air très sérieux en reprenant sa marche.

— Imbécile, marmonnai-je pour moi-même en le suivant.

Nous marchâmes d’un pas rapide pendant près d’une heure.

Alors que les muscles de mes cuisses commençaient sérieusement à me faire mal et que je nous pensais enfin en sécurité, des bruits de course et des voix me parvinrent. Al me bondit dessus pour me faire plonger à terre. Je me tournais pour voir ce qui se passait. Quelque chose siffla au-dessus de nos têtes, et je relevai des yeux médusés vers une flèche plantée dans le tronc d’un arbre proche. La hampe vibrait encore.

— Viens vite ! s’exclama mon allié en me soulevant comme si je ne pesais rien.

Ses doigts fermement agrippés à mon poignet, je le suivis en courant. D’autres flèches nous frôlèrent, se plantant dans les arbres ou tombant au sol. Les voix de nos poursuivants se faisaient de plus en plus proches et mon estomac se tordait d’appréhension. Pourquoi s’en prenaient-ils aussi à moi ? Le comte Wessex Bastelborn ne leur avait-il pas dit qui j’étais ?

Soudain, une main gelée m’agrippa les tripes : pire, et si mes parents se moquaient à présent de mon sort ? Et si ma fugue les avait définitivement convaincus de m’écarter du trône ?


Perdue, je laissai Al me mener à travers les bois parsemés de la périphérie de Vasilias. Nous courûmes entre les arbres, traversant des plaines d’une cinquantaine de mètres durant lesquels nous étions exposés – une flèche frôla Al si près que je le vis grimacer – ou escaladant des montées boueuses et rocailleuses.

Nous courions toujours. Nos poursuivants n’avaient pas encore abandonné. Les quelques fois où je les avais aperçus, je n’avais identifié que des hommes du comte Wessex Bastelborn.

— Ils ne nous lâchent pas d’une semelle, marmonna Al alors que nous approchions d’une étendue d’eau que j’identifiai comme étant une mare d’une vingtaine de mètres de diamètre.

— J’en peux plus, révélai-je à mon allié alors qu’il fonçait droit vers l’eau. Qu’est-ce que tu fais ?

— Ça ne se voit pas ? lâcha-t-il d’un ton cassant en s’avançant dans la mare. Nous n’avons pas le temps de faire le tour, Alice. Dépêche-toi.

Agacée, je marmonnai à voix basse avant de le suivre. Au contact de l’eau froide et croupie contre mes mollets, je poussai un petit glapissement.

— Toi et tes habitudes royales, grommela mon compagnon en passant un bras sous mes épaules pour me soulever un peu et m’épargner le trajet dans la mare.

— Toi et tes manières de Chasseur, répliquai-je d’un ton las.

Nous atteignions l’autre bout de la mare quand une flèche se ficha dans le sol à quelques centimètres de nos pieds. Al se tourna vivement en me lâchant – ce qui faillit me faire perdre l’équilibre.

— Ils sont là, annonça simplement mon allié d’un ton grave.

Son visage n’était qu’un masque de glace au regard aussi intense qu’une tempête. La ligne de sa mâchoire volontaire était soulignée par sa colère.

— Ils sont trop nombreux, soufflai-je d’un air défaitiste en voyant une dizaine d’hommes rejoindre la demi-douzaine qui se tenait déjà au bord de la mare.

Silencieux, Al jaugea nos adversaires puis balaya l’environnement du regard. Alors qu’il s’avançait dans la mare, il leva la main au-dessus de sa tête pour saisir le manche du long sabre qu’il portait en diagonale dans le dos. Celui-ci devait faire un mètre.

— Tu ne vas quand même pas les affronter… ! susurrai-je, inquiète et stupéfaite. Ils sont trop nombreux, Al. Même si tu sembles fort.

— Tais-toi et observe, rétorqua sèchement mon allié.

Vexée, je fis la moue. Il faudrait peut-être que je rappelasse à ce rustre du Nord que je faisais partie de la famille royale. Et que même sans rang de noblesse, je méritais la politesse et le respect. En attendant, je restai en retrait de la mare, en partie abritée derrière un gros rocher.

D’un pas assuré, Al avança dans l’eau boueuse en dégainant lentement son arme. Je restai ébahie devant la lame : le sabre était magnifique. Son manche était fait d’un tissu tressé étroitement de couleur bleu pâle et blanche. La garde était une espèce de cercle dont je ne percerais pas les motifs à cette distance. Quant au métal en lui-même, il scintillait comme la neige au soleil et luisait d’une lueur bleutée.

— Rends-toi bien gentiment ! lança un homme armé d’un arc de l’autre côté de la mare.

Mon compagnon ne prit pas la peine de répondre et pointa négligemment son arme vers nos ennemis.

— Je vous propose de fuir avant que vous le regrettiez.

Quelques hommes échangèrent des regards étonnés puis éclatèrent de rire.

— Tu es amusant, petit.

— Amusant ? maugréa Al d’une voix glaciale.

Ce qu’il réalisa alors m’étonna : il fit un cercle avec son sabre puis le planta dans le sol sablonneux de la mare. Les yeux rivés à l’eau, je l’entendis murmurer quelque chose.

La suite me laissa muette d’étonnement. L’eau qui entourait le sabre commença à geler. Le liquide se solidifiait et congelait. Comme une avalanche dévale une pente, la glace gagna du terrain et gela l’eau à une vitesse étonnante jusqu’à la rive où se trouvaient les soldats. Ceux-ci, ébahis par la démonstration d’Al, réagirent trop tard et finirent les chevilles coincées dans la glace. L’un d’eux, qui avait compris à temps, sauta sur la plaque gelée avant qu’elle ne l’atteignît et arma son arc en visant mon compagnon.

Dans un réflexe stupide, je bondis hors de mon abri et criai :

— Al !

Mais celui-ci avait vu venir la flèche. Sa main droite étant occupée à tenir le sabre, il leva légèrement la gauche et le projectile fut détourné par un jet d’eau à haute pression. Ma gorge se serra : il n’y avait plus de doutes, Al était un Élémentaliste. Et il possédait non pas une, mais deux armes élémentaires. Une d’eau et une de glace. À ma connaissance, seuls un ou deux Élémentalistes pouvaient se vanter de posséder deux pareilles armes.

D’où est-ce que ce Chasseur à l’aura sombre, au visage de glace et aux capacités étonnantes sortait ?


Mes interrogations furent repoussées à plus tard : Al, après avoir gelé la mare, quitta l’étendue d’eau d’un pas confiant et me rejoignit.

— Nous partons, annonça-t-il simplement en reprenant sa route, son sabre de nouveau rangé dans le fourreau en travers de son dos.

— Mais… mais, les hommes, ils… bredouillai-je en jetant des coups d’œil inquiets par-dessus mon épaule.

— Ils sont soit coincés dans une mare congelée, soit évanouis, répondit-il avec un soupçon de sourire sur les lèvres.

— Tu es sûr qu’ils ne vont pas nous poursuivre ?

— Tu ne me fais pas confiance ? tonna avec sévérité mon compagnon en se tournant vers moi.

Je retins un hoquet de surprise devant le bleu très pâle de ses yeux. Dans la seconde qui suivit, je repris contenance et déclarai d’une voix ferme :

— Je te connais à peine et, plus je passe de temps avec toi, plus j’ai l’impression que tu me caches des choses. Donc, non, je ne te fais pas vraiment confiance.

— On a tous nos secrets, n’est-ce pas, princesse ? rétorqua mon allié en reprenant la marche.

Sa réplique me fit taire et augmenta le malaise entre nous. Il ne souhaitait pas s’étendre sur le sujet de son identité et il m’en voulait de ne pas lui expliquer clairement la raison de ma fuite.

— Il n’empêche, grommelai-je alors que nous nous enfoncions dans un bois un peu plus dense, que tu affirmes être un simple Chasseur du Nord alors que tu es un Élémentaliste visiblement expérimenté. Sans parler du fait que tu possèdes deux armes élémentaires.

— Je reste néanmoins qu’un simple Chasseur à côté de la princesse de l’Ouest.

— Tu m’agaces, soufflai-je avec lassitude avant de m’éloigner un peu de lui.

Le lourd silence qui accompagnait nos pas n’était entrecoupé que des cris des oiseaux, du bruissement des feuilles et des brindilles et du frottement de nos sacs contre nos vêtements.

Quand le malaise atteignit son paroxysme, je m’arrêtai en lançai :

— Tu pourrais au moins me dire ton prénom en entier.

Al finit sa marche de quelques pas lents puis se tourna. Son regard se promena sur le chemin que nous venions d’emprunter avant de finalement venir se poser sur moi. Ses yeux avaient repris leur couleur d’origine. C’était une marque des Élémentalistes nordistes : leurs iris changeaient de teinte en fonction de la forme de l’eau à laquelle ils faisaient appel.

— Je m’appelle Achalmy. (Il frotta légèrement sa chevelure brune.) Mais je préfère qu’on m’appelle Al.

— D’accord, Al. (Comme il continuait à me regarder, je haussai les épaules.) Tu sais, c’est un joli prénom Achalmy.

Il resta muet face à ma déclaration puis fit quelques pas dans ma direction pour sonder les environs.

— Je vais faire en sorte de retarder un peu leur progression, annonça-t-il en levant légèrement les mains, les paumes grandes ouvertes.

Le ciel s’était clairsemé durant notre fuite, rendant la luminosité faible, mais celle-ci diminua encore quand l’air s’épaissit et se troubla. Il me fallut un moment pour comprendre que la brume des sous-bois se rejoignait pour former un brouillard plus dense.

— D’où est-ce que tu tires toute cette brume ? murmurai-je, intriguée.

— Du gaz contenu dans l’air. Je le transforme en liquide, expliqua d’une voix calme Achalmy en baissant les bras. Un simple changement d’état.

— Alors tu maîtrises les trois éléments du Nord, soufflai-je, surprise. J’ai entendu dire que c’était rare.

Un haussement d’épaules et il se retourna pour continuer de marcher.

— Les gens pensent que les Élémentalistes du Nord maîtrisent trois éléments, mais c’est faux. Nous n’en avons qu’un seul : l’eau. La subtilité est de savoir comment alterner ses différents états : liquide, solide et gazeux. Si tu veux croire que je maîtrise trois éléments, libre à toi.

— Oui, vu sous cet angle… Néanmoins, certains Chasseurs passent leur vie à essayer de contrôler les trois sans jamais y parvenir. De la même manière que des Nobles de l’Ouest sont incapables de contrôler la foudre ou d’autres le vent tandis que certains font appel aux deux sans problème. Tu comprends ?

— Oui. Et la vie n’a jamais été juste. Je ne vois pas pourquoi ça aurait été le cas pour les Élémentalistes. La plupart des humains ne sont pas Élémentalistes. Pourquoi cette différence ?

— Il n’y a pas eu d’études là-dessus, reconnus-je en prenant conscience de cette réalité. J’aimerais beaucoup me renseigner dessus.

— Alors, tu sais ce qu’il te reste à faire. (Je lui lançai un regard étonné et il poursuivit :) Rentrer chez toi, demander pardon à tes parents, mener ta petite vie de Noble, et faire ces fameuses études.

Vexée, je fis la moue.

— Non, je ne rentrerai pas tout de suite.

— Qu’est-ce que tu attends, alors ? Un signe des Dieux ?

Il lâcha un rire moqueur puis secoua la tête en marmonnant à voix basse.

— J’attends, c’est tout, répliquai-je fermement.

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