La chouette

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[strix (chouette) : l’oiseau nocturne qui boit le sang des enfants pendant la nuit (d’où le mythe des stryges). Symbole de mort, car elle vole de nuit et nichent en des lieux reculés.]

Faire semblant.

Faire semblant de ne rien ressentir pour toi.

Faire semblant d’être heureuse pour toi.

Faire semblant d’accepter ma condition.

Tout cela me semble si difficile. Je dois perpétuellement cacher mes émotions, mes sentiments pour parvenir à mon objectif : t’ouvrir les yeux. Par moment, tout cela me semble si illusoire. Mais Aya me réconforte, me pousse à y croire encore, car selon elle, l’amour n’a pas de frontière, ni de caste…

Mais te voir, te sentir si proche me font si mal. Je n’ai qu’une envie : te prendre dans mes bras, t’embrasser, te sentir de nouveau en moi.

Patience, Bérénice… il faut que tu apprennes la patience, la plus belle des vertus. Nous sommes toujours récompensés de notre patience, la vertu des sages. Me répète une voix intérieure, que je n’identifie pas.

Alors, me voici en tenue de banquet, comme je la nomme : une robe en laine, pas de tissu luxueux pour nous, de couleur marron et mes cheveux attachés à l’aide d’une couette. Pas de chignon : coiffure pour les plus riches, et pas de maquillage.

Ce soir, je dois faire le service. Veiller à ce que ces Messieurs et Dames ne manquent de rien : vins, nourriture et bien être. Des lecteurs ont été engagés : j’aime ces moments de lecture où nous apprenons des choses. Je passe donc un moment à écouter cet homme tout en servant le vin dans les coupes. Les hommes, eux écoutent à peine : ils discutent et ils rient, fort, même. Ils manquent de respect à ce pauvre homme qui s’évertue à lire dans le vide.

Soudain, un homme dit, haut et fort, lorsque le conteur en a terminé :

Ce sont des femmes que tu aurais dû faire venir, des belles danseuses… c’est une soirée de mariage… Dionysos doit être honoré en ce jour…

Et tous se mettent à rire. Je me sens un peu de trop, j’aimerai disparaitre pour remplir ma carafe, mais l’un d’entre eux m’interpelle en me tendant le verre. Je n’ai pas le choix, j’y vais. J’ai évidemment le droit à une main sur les fesses, à un rire sarcastique

Et elle, elle ne peut pas danser, celle-là… je suis sûr qu’elle a beaux atouts…

Il m’écœure, je devrai le gifler, mais c’est moi qui serais punie.

On ne touche pas à Bérénice, c’est l’ancilia de mon fils ! Julius, laisse là, c’est encore une enfant, répond mon maître, sévèrement.

Je baisse la tête et file me réfugier dans la cuisine. Je pose la carafe et m’assois. Je prends un instant pour reprendre mes esprits.

Bérénice, ça ne va pas ?

Je lève les yeux vers Aya. Elle comprend :

Ils t’ont manqué de respect ?

Je me contente d’un hochement de tête, pour toute réponse.

Fais une pause, ma petite. Je vais envoyer quelqu’un d’autre.

Elle fait signe à une autre femme plus vieille, plus enrobée que moi. Aya est une esclave respectée, parmi nous les esclaves. Tout le monde, ici, sait qui elle est et ce qu’elle fait. Elle soigne nos maux depuis des années et nous conseille.

Si tu veux, je signale aux maîtres que tu ne te sens pas bien et tu rentres…

J’accepte sa proposition et je rentre dans notre logis : une simple cabane au fond du jardin où des chats cohabitent avec nous. J’ôte la robe, je me rafraichis sommairement, mais j’ai envie de plus. J’enfile une tunique noire et file en forêt, discrètement.

Arrivée devant la petite rivière où j’ai appris à nager à Salone, je me déshabille et plonge nue dans cette eau froide. Je n’attrape même pas froid, l’eau me purifie, me lave de cette salissure. Je sens encore ses mains sur moi, des mains galleuses. Je nage, je plonge encore et encore, jusqu’à ce que je ressente le froid, mon âme partir et à cet instant, je remonte. Je m’assois sur l’herbe, nue. Je laisse la lune me sécher, elle me donne son énergie et sa force, car il faudra que j’y sois pour parvenir à mes fins.

Une chouette vient alors au-dessus de moi. Elle m’observe, ses yeux transpercent l’obscurité, la lune se cache sous un nuage.

La chouette[1], l’animal des connaissances cachées, la sagesse, le guide.

Je ferme les yeux, je l’implore, je lui demande protection et aide. Je sais que grâce à elle, je pourrai voir ce qu’ils cachent, ce qu’ils savent. Avec elle, à mes côtés je saurai la vérité…

Je rentre aux premières lueurs du jour. Aya m’attend et sans un mot, elle m’aide à m’allonger. Je suis frigorifiée maintenant, elle me place une couverture et me caresse la joue.

Tes yeux sont devenus sombres, Bérénice… Qu’as-tu vu ?

Une chouette, Aya… Elle m’a regardé, longuement… Je l’ai implorée…

Elle sera ton guide, ma douce… Ton guide…m’annonce-t-elle en me caressant la joue de haut en bas.

Doucement, je sombre dans l’obscurité. Je vois la chouette voler au-dessus de moi, toujours en me regardant…

« Regarde bien en face…Lysandra…regarde l’obscurité sans peur, elle te nourrira et tu trouveras…

La mort n’est pas une fin, mais un commencement… »

[1] Dans le monde romain, les termes de sorcière (stiga) et strix (chouette) sont intimement liés. On accuse ces animaux de boire le sang des enfants pendant la nuit. Les romains, tout comme les grecs, y voient un symbole de mort, car elles volent la nuit et nichent en des lieux difficiles d’accès. Voir de jour une chouette est un mauvais présage.

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