Vague à l'âme

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Je bus mon café jusqu’à la dernière goutte ; laquelle serpenta le long de la paroi étroite de ma tasse unique, émaillée de blanc, pour venir, en bout de mug, s’écraser sur l’avidité de ma langue qui l’avait attendu avec patience. Elle claqua dans l’air conditionné, satisfaite, alors que mes mains déposèrent devant elles, sur un guéridon minuscule, le contenant vidé, à sec, las de tout intérêt. Je me levai. Dressé, face à la réflexion que reproduisait le miroir, qui par spasmes me donnait aussi l’heure et la température extérieure, je constatai, entre deux publicités pour des implants capillaires, que mes nuits devenaient trop courtes :

— Salut… Gueule de raie…

Il n’eut pas de réponse, personne pour me donner le change ; l’IA, qui d’habitude m’annonçait les nouvelles du petit matin, avait depuis longtemps rendu son âme d’être artificiel, à ce foutoir qu’était le réseau. Reposait-elle dans une tombe qui portait son nom à présent ? Les IA avaient-elles, elles aussi, peur du noir ? J’effaçai ces questions d’un coup de gant sur mon visage, préalablement mouillé par un filet d’eau à peine audible. Brouhaha, qui faisait vrombir la tuyauterie dont on devinait, à l’oreille, le circuit. Le mien était tout tracé. Propre, je parcourus les deux pas qui me séparaient de l’oculus, le pris, m’allongeai de nouveau en le passant devant mes yeux afin de prendre mon service, un peu en avance.

Avant toute chose, je lus le rapport d’intervention laissé par mon collègue ; il semblait, durant ses dix heures de garde, ne pas avoir chômé : une cinquantaine de trollers, une centaine de messages incendiaires et une traque furtive…

Pas mal… Pas mal du…

Un signalement du A6 vint me couper dans mon constat : outrage à la pudeur. Aussitôt signalé, aussitôt modéré. La sécurité était notre priorité absolue, car il s’en fallait souvent de peu pour que les espaces sûrs ne le fussent plus : nous ne prenions aucun risque.

La menace maîtrisée, il était temps de l’analyser :

C’était un sexe. Une vulve posée sur un linge blanc, dont le sommet était velu d’un vaste duvet velouteux noir, central. Les jambes écartées, un sein discrètement affiché, c’était le corps d’une femme : c’était indécent. Derrière mon masque, je m’interrogeai, sans le vouloir, du qui et du pourquoi d’un tel partage, agité. Et pourtant, comme un professionnel ayant enrayé son lot de saloperies, je repris ma tâche : supprimer.

Supprimé.

Le second signalement ne tarda pas à suivre, via une fenêtre d’avertissement qui s’imposa devant moi. C’était un message déclaré comme offensant par le locataire du C6. Aussitôt signalé, aussitôt modéré : je le filtrai tout en déclenchant la procédure à l’encontre de l’incendiaire qui n’avait pas eu le bon sens, toutefois évident, de l’anonymat. Dans l’absolu, celui-ci n’était pas insurmontable ; cet agitateur me simplifiait bêtement la tâche. Il fallait que je pense à le remercier à la fin de mon service.

Je posai l’oculus loin de ma vue engourdie, usée, par les notifications qui, à l’aide de leurs petits cris qu’elles poussaient toujours en apparaissant, avaient su me maintenir dans cette modalité hypnotique où rien ne compte plus vraiment. Excepté les hypnotistes elles-mêmes qui me notifiaient, à chacune de leurs publications, qu’il fallait bien les traiter, que j’étais là pour ça :

Reçu, traité… Reçu, traité… Reçu…

Seule la déconnexion automatique, en se matérialisant par la feuille du rapport quotidien que je devais remplir, comme le stipulait le protocole, à chaque fin de service, m’avertissait du temps écoulé. Sauvegardé. J’avais, une fois de plus, préservé le bloc de toutes fissures possibles, en à peine dix heures. Celui-ci était intact, parfaitement imperméable. Dès lors, Je renonçais mollement à ma couchette en plastique ; porté par des jambes appesanties à cause de l’inutilité dans laquelle elles étaient réduites durant ma fonction. Elles se traînèrent, en deux temps trois mouvements, face à mon autoportrait qui brillait encore, sobrement, d’une fatigue grandiloquente. Je la fis disparaître d’un bout de doigts sur le vitrage muet, afin de dépenser mes allocations journalières dans un café bien mérité ; celui-ci ne tarda pas à goutter, tout de go, dans mon gobelet goulu. Rempli, Je le sortis de la bouche sécurisée du distributeur de liquide ; prêt à boire mon prix. Mais alors que, sur ma langue, s’agitait déjà la sapidité bien connue de la caféine, la machine persistait à exécuter la commande : je plaçai presto ma tasse, inconsciemment, tout en me penchant sur l’ouverture.

Rien. Je ne voyais rien.

Et pourtant, j’entendais découler quelque chose, quelque part. Probablement une erreur dans le système de distribution qui, en amont, devait souffrir d’une anomalie de programmation ou bien… D’une fuite ? Seul un diagnostic de la compagnie, propriétaire de l’automate, était en mesure de résoudre ce problème fâcheux : je la contactai via mon miroir, en entrant au préalable, le numéro de série de l’appareil et la raison de mon appel :

— Service maintenance Mestlé, j’écoute ?

— Oui, voilà, mon distributeur semble avoir une fuite et…

— Avez-vous lancé un diagnostic via votre IA personnelle, à partir de notre application ?

— Je… n’ai plus d’IA. En fait…

— Plus d’IA, Monsieur ? Comment ça ?

— Elle est morte.

— Morte ?

— Oui. Morte.

Il n’eut plus qu’une respiration lointaine, des mots partagés, étouffés ; je n’y compris goutte.

— Et pour mon problème d’automate ?

— Je lance l’analyse, Monsieur.

On me transféra vers une musique d’ambiance à la mode ; dont le clip, diapré de nuances pastelle, fit taire mes premières inquiétudes : je fredonnai l’air comme un mantra…

— Monsieur, votre automate est parfaitement opérationnel.

— Vous êtes sûr ? J’entends pourtant comme un écoulement.

— L’analyse n’a révélé aucun dysfonctionnement : tout est en ordre.

— C’est sûrement la fatigue alors…

— Sûrement. Êtes-vous satisfait de notre service ? Je vous invite à répondre à l’enquête de satisfaction succédant cet appel. Bonne journée, Monsieur.

— Bonne journée.

L’envie de café m’était passée, je ne souhaitais plus rien que m’affaler, contre la mollesse de ma couchette, dans la promesse qu’elle m’offrait d’un sommeil réparateur.

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Vague à l'âme.Chapitre1 message | 8 mois

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