Chapitre 1 : L’Étrangleur de la Nuit

21 minutes de lecture

— Je te laisse Joanie. On t’a envoyé des instructions, j’espère que tu les as lues. On reviendra la chercher dans quelques semaines. Fais en sorte qu’il ne lui arrive rien. Et ce n’est pas Philippe, pas la peine de lui apprendre toutes tes conneries.

La voix de Marie était inhabituellement froide, ne trahissait aucune marque d’affection. Son interlocuteur, elle le connaissait, suffisamment bien pour le tutoyer, mais n’éprouvait pour lui aucune sympathie. Elle ne prononcerait pas un mot de plus. Elle retourna s’installer dans la voiture, où elle s’adressa à Joanie.

— Ici, tu seras en sécurité, en attendant qu’on résolve cette affaire, avec Roger et toute l’équipe.

— Je veux pas rester ici, protesta la jeune fille. Pourquoi tu me gardes pas chez vous ? Il faut que tu me racontes tout ce que tu sais, en détail, Hector, ma mère, Toi, Alban… Je veux comprendre… Je veux savoir ce qui s’est réellement passé, pourquoi ma mère a été assassinée.

— Demande-lui, il en sait plus long que moi, répondit Marie. Il te racontera toute l’histoire. C’est le meilleur endroit possible pour toi, pour le moment. Personne ne te trouvera, ici. Ne parle à personne, n’appelle pas tes grands-parents, et tout ira bien. On reviendra te chercher quand tout sera fini. Je suis désolée pour tout ça, Jo.

Le soir tombait sur le Sinémurien. En moins de dix minutes, Joanie avait pris possession de sa chambre, et Fred avait envoyé un e-mail et fouillé dans une vieille boîte en carton pour en sortir une grosse enveloppe en papier marron clair. Puis, tous deux s’étaient assis dans un grand pick-up blanc poussiéreux.

Au bar de l’Apocalypse, Fred et Joanie venaient de s’installer. Fred donna à l’adolescente un vieux dossier contenant un grand nombre de pages dactylographiées, et des photos.

— Hector m’a fait ce rapport, il y a quinze ans. Il avait besoin de mon analyse. J’y ai ajouté des photos, pour toi. Tu peux les garder.

— Des photos ? En quoi ç’aurait…

— Tout est quasiment parti de là. Ce sont les photos du séjour au cours duquel il a rencontré Hélène.

— Des photos de ma mère ? Comment elles sont arrivées entre tes mains ?

— Il les avait scannées. Par sécurité, j’ai une copie mise à jour quotidiennement de son disque dur.

Joanie regarda les nombreux clichés. Des photos de groupes, plus ou moins importants, de jeunes gens qui semblaient tous s’amuser la plupart du temps. Sur la majorité des photos, Joanie reconnut Hélène, à dix-sept ans, rieuse, rayonnante, insouciante comme pouvaient l’être les jeunes filles de son âge, près de trente ans auparavant. Elle était le plus souvent accompagnée de quelques autres jeunes gens, presque toujours différents. Seul un jeune garçon se trouvait toujours sur les mêmes photos. Un grand garçon aux traits fins, aux cheveux d’un noir corbeau, qui d’une image à l’autre échangeait avec Hélène des regards complices. Alors qu’elle pensait reconnaître en ce jeune homme les caractéristiques du visage d’Hector, Joanie découvrit, sur la dernière photo, sa mère, en gros plan, une écharpe de tissu fin enrubannée autour de son cou. La tête légèrement penchée sur son épaule gauche organisait sa chute de longs cheveux blonds, virant au châtain-clair, en courbes gracieuses sur le pull en laine noire qu’elle portait. Ses yeux couleur noisette brillaient de bonheur et d’espièglerie alors qu’elle tirait la langue comme une enfant qu’elle semblait être encore un peu. Joanie sentit une larme couler sur sa joue, alors que Fred lui signala un petit fascicule qui accompagnait le dossier. Il s’agissait d’un recueil de chants que le groupe avait confectionné, en plusieurs pages, de façon à avoir un souvenir à garder de ces moments. Les premières et dernières pages, initialement laissées vierges à dessein, étaient couvertes de dédicaces des convives pour Hector. Il était vraisemblable que chacun avait ainsi eu un petit mot de tous les autres, renforçant le souvenir de cette joyeuse semaine ensemble. Joanie s’arrêta sur une dédicace en particulier, qu’elle lut avec un sourire mélancolique.

— À mon coco avec qui j’ai passé une semaine d’enfer. À la prochaine rencontre. Je t’embrasse bien fort. Hélène, ta doudou.

— À partir de là, reprit Fred, il a changé. En bien. Il n’y avait plus qu’elle. Ça l’a motivé pour finir ses études, réussir ses examens. Il voulait bien paraître, être quelqu’un. Qu’elle puisse être fier de lui. Un peu naïf, romantique, mais ç’a marché. Il lui écrivait au moins une fois par semaine. Il l’appelait souvent, le soir. Il a dû en dépenser, en cartes de téléphone…

— Cartes de téléphone ?

Fred devait remettre l’histoire dans le contexte d’une autre époque, où les moyens de communication, bien que performants, n’étaient pas encore ce qui faisait désormais référence, en particulier pour Joanie.

— Les téléphones portables n’existaient pas, à l’époque. Il s’achetait une carte, pour cent, cent-vingt francs, de quoi téléphoner une heure, une heure et demie, il descendait dans une cabine, dans la rue, et il l’appelait. Il lui arrivait de consommer une carte entière en un soir, un appel…

— Et ils se disaient quoi, tout ce temps ?

— Ça, je ne sais pas, il ne me racontait pas. C’était leur histoire. Ç’avait l’air sympa, vu de ma fenêtre. Une fois, en fin de deuxième année, ils avaient plus ou moins convenu de se revoir, il allait monter à Paris, ils auraient passé la journée ensemble. Il s’en faisait une joie… Un soir, il a rappelé Hélène pour confirmer, figer les détails… Mauvaise soirée.

-----

En cette soirée de printemps 1993, alors que la sagesse populaire déconseillait de se découvrir du moindre fil, les murs de tous les bâtiments de la ville restituaient la chaleur emmagasinée au cours de la journée, exceptionnellement chaude et ensoleillée. Sur le cours Jules Ferry, au coin de l’avenue de Londres, une cabine téléphonique était occupée par un jeune homme longiligne, aux cheveux noirs, vêtu légèrement. Le combiné sur l’oreille gauche, il écoutait, déboussolé par les mots qu’il entendait de sa correspondante.

— … tu comprends, tu dis les choses sans les dire… Je préfère que tu ne viennes pas… Pourquoi tu ne dis rien ?…

Un cri retentit, qui sortit le jeune Hector de sa paralysie passagère.

— Écoute, j’ai entendu quelque chose, je vais voir, on ne sait jamais, si je peux sauver le monde… Je t’embrasse.

Hector raccrocha le combiné du téléphone, se tourna vers la porte qu’il poussa. Au loin, dans son champ de vision, la tour Perret pointait vers le ciel obscur. Il remonta l’avenue de Londres, l’entrée du quartier britannique, reconnaissable à ses maisons au porche avancé, sous véranda, tels qu’on se les représentait, images d’Épinal de la capitale anglaise. Hector tourna à gauche, dans la rue Jean Boen, où il était logé pour le temps de ses études. Il ne fut pas surpris du manque de lumière, en face de sa porte d’entrée. Depuis plusieurs jours, déjà, une ampoule de lampadaire devait être remplacée, mais les services de la ville devaient avoir d’autres priorités à gérer. Dans l’ombre, un homme semblait étreindre une femme, probablement deux amants profitant de la pénombre dans une irrépressible attirance mutuelle. Une pensée traversa l’esprit d’Hector, qui le rendit légèrement colérique. Elle lui avait dit de renoncer à sa visite, certainement parce qu’elle craignait qu’il n’ait de mauvaises intentions. Mais il n’était pas comme ce type, qui semblait forcer cette jeune femme à accepter son étreinte. Il ne se comportait pas comme tous ces hommes qui ne voulaient que goûter au fruit défendu avant de tourner les talons. Lui avait vraiment de l’affection pour son amie, pour rien au monde il n’aurait cherché à lui faire de mal. Il regarda encore discrètement ce couple, et, ruminant sa colère contre cet homme et tous les autres, fouilla dans sa poche pour y trouver la clé de la maison. Mais, de la pénombre, un petit cri s’échappa, qui éveilla son attention.

— Mademoiselle, est-ce que tout va bien ? s’enquit-il.

L’homme répondit, lâchant la jeune femme effrayée.

— Fous-nous la paix, connard.

— Hé mec, reprit Hector, bien que choqué par la violence de cette réponse, laissant sortir sa colère enfouie, tu te doutes bien que je ne peux pas rester là sans rien faire !

— Eh ben casse-toi, alors, pauvre con !

N’écoutant que son courage, Hector se rua sur l’agresseur, devant les yeux de la jeune femme, hésitant entre panique et soulagement. Elle n’entendit qu’un mot, de son sauveur.

— Courez !

L’agresseur, un grand bonhomme costaud, qui devait mesurer près de deux mètres, et peser plus de cent kilos de muscles, aux cheveux roux coupés au plus court, était préparé depuis longtemps déjà à ce genre de situation et ne se laissa pas intimider par l’attitude vengeresse d’Hector, qu’il frappa d’un coup de poing de revers au menton. La jeune femme s’enfuit sans demander son reste, alors que l’agresseur frappa de nouveau Hector d’un crochet gauche au visage, puis d’un coup de pied de face au corps. Contrarié d’avoir été dérangé dans une sombre besogne, il lui fit comprendre que, comme un mauvais élève perturbant le cours, Hector allait être sévèrement puni.

— T’aurais pas dû t’en mêler…

Une pluie de coups plus tard, Hector gisait sur le sol, sans réaction. L’agresseur sortit un gros couteau du fourreau caché dans son dos et s’apprêta à le poignarder.

-----

— … et cette jeune femme, interrogea Joanie, c’était Marie ?

— Oui, répondit Fred, qui continua son histoire. Lui, il a été admis à l’hôpital, où il est resté deux mois. Il avait pris tellement de coups, mauvais. On ne savait pas ce qu’il adviendrait. Marie était étudiante en médecine. Quand elle n’était pas en cours, elle étudiait dans la chambre d’Hector. Elle voulait être là lorsqu’il se réveillerait.

-----

Deux mois après l’agression dont il avait été victime, malgré lui, Hector se réveilla dans une chambre d’hôpital. Dans un coin de la chambre, une table était occupée par une jeune femme au milieu d’une montagne de livres, cahiers, classeurs, et feuilles volantes. Intrigué, sortant de sa torpeur, il attira son attention.

— Bonjour.

— Bonjour, répondit la jeune femme.

— Qui êtes-vous ?

— La personne que vous avez sauvée, dans la rue. Je m’appelle Marie, Marie Fontaine. Je suis interne en médecine. J’ai accès à votre dossier…

Marie lui expliqua dans quelles circonstances il s’était retrouvé dans ce lit d’hôpital. La mémoire lui revenait peu à peu, au fil de la discussion, jusqu’à ce que celle-ci fût interrompue par l’équipe médicale en charge de leur patient héroïque, mais la fatigue le gagna rapidement, et lorsqu’il s’endormit, Marie rangea ses affaires, et quitta la chambre. Le lendemain matin, après une nuit réparatrice, Hector, assis sur son lit, reçu la visite d’un policier en uniforme.

— Bonjour, je suis le brigadier Briggs. Avec mon collègue, je vous ai amené ici, il y a deux mois. On se demandait quand vous reviendriez… Apparemment, vous êtes un héros. On a parlé de vous à la télé… sur toutes les chaînes.

— Super…

— Il vous a bien abîmé, le type ; fractures diverses, trauma crânien, deux mois de comas… À l’avenir, vous devriez envisager le karaté, le judo, quelque chose comme ça…

— Oh, vous savez, on dit que la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit…

-----

— Et Marie, demanda Joanie, qu’est-ce qu’elle faisait là, ce soir-là… je croyais que les étudiants en médecine, c’était trop occupé pour sortir le soir.

— En première année, oui. Après… Bref, elle a raconté son histoire…

-----

En cette fin de journée, à la mi-avril 1993, une équipe de médecins sortit de la salle d’opération. Les sourires s’affichaient sur les visages de chacun, l’intervention, délicate, s’était déroulée comme prévu, sans mauvaise surprise. Le docteur Lachant, qui dirigeait l’équipe, prit le risque d’effacer le sourire des lèvres de Marie.

— Marie, pour ce soir…

— Non, Docteur, s’énerva Marie, je n’irai pas dîner avec vous, n’insistez pas, s’il vous plaît !

Sur ces mots, la jeune interne gagna le vestiaire et reprit sa tenue civile, au bout d’une journée au cours de laquelle elle avait appris plus que le métier auquel elle se destinait. Sans perdre de temps, elle quitta le centre hospitalier et rejoignit l’arrêt de bus où passait la ligne qui la conduisait chaque jour jusqu’à son appartement. Là, après un dîner léger, elle servit quelques croquettes à son chat en écoutant de la musique. Ce repos fut interrompu par la sonnerie du téléphone. Lorsqu’elle décrocha, son visage se ferma, en entendant son correspondant.

— Docteur, arrêtez de faire l’enfant. Je vous ai dit de ne pas insister. Demandez donc à Madame Lachant ce qu’elle en pense…

Rejetant prestement le combiné sur son support, Marie ressentit le besoin d’évacuer immédiatement ce stress. Elle enfila une veste légère, prit son sac à main et abandonna son chat dans l’appartement. Quelques blocs plus loin, le bar de l’Apocalypse était un lieu de rencontre où de nombreux étudiants se retrouvaient devant un verre, pour relâcher la pression. Alors qu’elle buvait un soda, appuyée sur le bord du comptoir, elle vit s’approcher le docteur Lachant visiblement alcoolisé, qui lui fit des avances plus prononcées encore que ces derniers temps. Elle, qui voulait oublier cet épisode malheureux, sortit de ses gonds.

— Docteur, ça suffit maintenant ! Vous devenez blessant ! Lâchez-moi et rentrez chez vous !

La gifle claqua sur le visage de l’homme partiellement anesthésié par l’alcool, puis Marie quitta le bar, agacée. Elle marcha dans la rue sans but précis, pendant plusieurs minutes, passa devant une cabine téléphonique dans laquelle un salopard importunait vraisemblablement une pauvre jeune femme qui n’avait que faire de ces compliments aux arrières-pensées de malotru, comme c’était toujours le cas, puis elle bifurqua à droite, sans remarquer qu’elle était suivie, avant de prendre la petite rue de gauche, tellement mal éclairée. Au point le plus sombre de la rue Jean Boen, Marie sentit une étreinte inconfortable sur son cou, et ne put retenir un réflexe de survie.

— Au secours !

Un inconnu la plaqua contre le mur, se serra contre elle pour l’empêcher de faire quelque mouvement que ce fût, et lui bâillonna la bouche de sa main droite. Les secondes furent interminables avant l’arrivée d’un sauveur. Mais celui-ci ne voyait rien... Cet imbécile allait rentrer chez lui sans aider la malheureuse. Il fallait attirer son attention à tout prix. Marie rassembla ses forces, décuplées par la terreur et son instinct de survie, et réussit à émettre un son, tout juste audible, à l’adresse du jeune homme de la cabine téléphonique. Ce fut un soulagement de le voir tourner la tête vers elle, de croiser son regard.

En deux phrases, le jeune homme avait permis à Marie d’être libérée de l’étreinte de son agresseur, et elle put s’enfuir en courant. Trois rues plus loin, elle aperçut une voiture de police qui faisait une ronde et l’interpella.

— Je viens d’être agressée, à deux rues d’ici, il doit encore être là-bas, avec une personne qui s’est interposée !

— Montez, vous allez nous guider ! Briggs, on y va !

-----

Joanie interrompit Fred une nouvelle fois.

— Et l’agresseur, c’était qui ?

— L’Étrangleur de la Nuit. Les policiers ont pu le confirmer en retrouvant un journal intime dans son appartement.

— Un journal intime ? Comme ceux qu’écrivent toutes ces connes de mon âge ?

— Un peu comme ça, mais pas tout à fait avec le même genre de contenu… Il le destinait à son fils, apparemment… La police a pu retracer tout son parcours de tueur en série…

-----

Ce dimanche après midi, alors que le père et son fils de douze ans avaient assisté, en direct à la télévision, à la victoire du champion français sur Ferrari au Grand Prix de France de Formule Un, l’heure des exercices de violon était maintenant venue, comme chaque jour, pendant ces vacances d’été, pour être prêt à reprendre les cours de musique quand viendrait la rentrée. C’était d’autant plus important que le père avait fixé cette condition pour autoriser son fils à regarder encore, le même soir, la finale de la Coupe du Monde de football, qui permettrait soit à l’Argentine, soit à l’Allemagne, de rejoindre l’Italie et le Brésil dans le club très fermé des triples vainqueurs de la compétition. Les gammes furent descendues puis remontées, depuis le do jusques au si, le thème des films de James Bond, comme le tango d’Astor Piazzola furent exécutés sans faute. Le père, un colosse de près de deux mètres, à la coupe militaire, prépara donc le dîner alors que son fils se débarbouillait et enfilait son pyjama. Le repas fut avalé, puis l’on sonna à la porte d’entrée de l’appartement. Une jeune fille se présentait devant la porte, portant un gros sac en bandoulière.

— Bonsoir Monsieur Moulins.

— Bonsoir Agnès. Il va regarder le match, ensuite, il ira se coucher. Je dois y aller. Bonne soirée, à demain.

Moulins donna un billet de cinquante francs à la jeune baby-sitter puis déposa un baiser attendri dans la tignasse rousse de son fils et quitta le domicile. Il arrêta sa petite voiture dans le parking d’une usine que les employés commençaient à quitter.

— Bonsoir, Moulins, bon courage, lui adressa l’un d’eux.

— Bonsoir Jérémy, merci, bon match. Bonsoir Aurélie, on commence à faire le tour ?

Moulins, veilleur de nuit dans cette usine d’un équipementier automobile, était parvenu à faire embaucher Aurélie, une jeune fille tonique et enjouée, afin de renforcer l’équipe de garde. Chaque soir, Aurélie et son chien, Jake, accompagnaient Moulins pour un tour de l’usine sur trois étages afin de vérifier que toutes les portes étaient bien fermées, de même que les fenêtres de bureaux.

— Bonsoir M. Moulins, allez, on y va ! Allez, viens Jake.

Moulins, Aurélie et le chien Jake, après avoir fait le tour des étages, rejoignirent la salle de contrôle vidéo et s’installèrent, lui avec un jeu vidéo, elle avec un livre. Moulins n’était pas très causant, Aurélie brisa le silence.

— Je sais pourquoi vous vivez seul, pourquoi vous ne vous êtes pas remarié…

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— J’ai lu un truc là-dessus. Vous ne faites plus confiance aux gens… Mais ne vous inquiétez pas, ça reviendra…

— Je ne suis pas d’accord. J’ai une très grande confiance en l’homme, en particulier pour son habileté à faire des croche-pieds à ses voisins…

— Une chance que je sois une femme, vous ne me regardez pas avec cet œil cynique.

— La femme, quand elle est mariée, c’est pire : après avoir fait un croche-pied à son mari, elle l’engueule : Idiot ! Si tu ne marchais pas comme un traîne-savates, tu ne te serais pas pris les pieds dans le tapis ! Et puis elle ne tardera pas à lui reprocher le nuage de poussière qu’il a soulevé en tombant, insistant sur le fait qu’il n’a pas passé l’aspirateur depuis six mois…

— Y a-t-il encore quelqu’un qui trouve grâce à vos yeux ? À part votre fils…

— Tu n’es pas mariée, que je sache…

Vers 22h00, arriva sur le parking une voiture d’où sortirent quatre punks, trois hommes, et une femme, et son rottweiler. La bande se sépara, les trois hommes passèrent par une entrée de l’atelier, la femme et son chien par les bureaux. Entre le matériel informatique et les stocks de matières premières, les tentations étaient grandes pour qui voulait se faire rapidement un peu d’argent de poche et n’avait pas froid aux yeux. Moulins et Aurélie avaient vu les intrus préparer leur mauvais coup et devaient intervenir, en attendant l’arrivée des autorités, aussitôt prévenues.

— Je prends la femme et son chien, proposa Aurélie, je vous laisse les mecs.

— Fais attention à toi. Ne prends pas de risques, je te retrouve en bas.

Aurélie se dirigea vers la femme punk, lâcha son chien alors que le rottweiler se mit à courir vers elle, agressif. Les chiens se battirent, le rottweiler écharpa Jake. La punk se jeta sur Aurélie, la bagarre s’engagea, violente. Aurélie avait le dessus sur son adversaire quand la punk sortit un couteau et poignarda Aurélie à mort. Au même moment, Moulins neutralisa à mains nues les trois hommes, puis partit retrouver Aurélie. Quand il arriva dans les bureaux, il était trop tard, la punk lâcha son chien sur lui et s’enfuit en courant. Moulins vint à bout du rottweiler qu’il finit par étrangler. Puis il découvrit, anéanti, le corps sans vie d’Aurélie.

-----

Le lendemain matin, Moulins déposa son fils à l’école.

— Bonne journée, mon grand. Ce soir, c’est ta mère qui viendra te chercher. On se revoit dans trois mois.

Rentré chez lui, Moulins décrocha son téléphone, composa un numéro qu’il semblait connaître par cœur.

— C’est moi. Tu aurais un job, pour moi ? Maintenant. OK, à demain.

Puis il se rendit à l’usine, où il avait rendez-vous avec son employeur, afin de débriefer les événements de la nuit. À la fin de l’entretien, il fit part d’une demande à son patron, qu’il savait compréhensif pour certaines catégories de personnel, dont il faisait partie.

— Monsieur, j’ai besoin de prendre mes congés. Après ce qui est arrivé…

— Bien sûr, Moulins. Prenez le temps qu’il vous faut. Vous avez vu la police ?

— Oui, monsieur. Je leur ai tout raconté. Je leur ai dit que j’avais besoin de prendre du recul, du repos. Ils m’ont donné leur feu vert. Ils ont les bandes.

-----

En fin de journée, alors qu’il était venu au bar de l’Apocalypse boire quelques verres pour ne plus penser au drame qui s’était déroulé la veille, Moulins aperçut la femme punk, qui ne le reconnaissait pas. Il décida de l’aborder, lui offrit un verre, puis un autre. La soirée avançant, les deux convives semblaient de plus en plus à leur aise en compagnie l’un de l’autre, quand ils décidèrent de quitter le bar, ensemble. Moulins invita la jeune femme à le suivre dans son appartement, invitation qu’elle accepta sans hésiter. La porte d’entrée refermée, Moulins plaqua la jeune femme contre le mur et lui déposa sur les lèvres un baiser langoureux, qu’elle lui rendit chaleureusement. Elle se rendit alors dans la chambre à coucher où elle se déshabilla. Moulins la suivait de près.

— Alors comme ça, tu ne me reconnais pas ?

— Non, je te dis. Allez, dis-moi quand on s’est vu…

— Pas plus tard qu’hier, figure-toi.

— Hier ? J’ai passé la journée au troquet, j’ai picolé, j’ai fumé, je sais même plus qui j’ai vu ou pas. Après j’ai dû faire une virée avec des potes. Ils m’ont pas redonné de nouvelles de la journée. Ils ont dû faire les cons avec mon clébard, je l’ai pas vu aujourd’hui. Ils doivent le chercher, ils ont peur que je leur colle une raclée s’ils reviennent sans lui, ces connards.

— En fait, ma jolie…

— Wouah !!! « Ma jolie », hein ? Alors je te fais bander, mon pote ?

— Ton chien ne reviendra pas. Tes potes non plus… et toi, tu as planté mon élève stagiaire, hier soir, à l’usine.

— Hier soir ? Oh putain ! Ça me revient… mais tu… pourquoi tu m’as amenée ici ?

— C’était ta dernière virée, chérie. Tu vas retrouver ton cabot en enfer.

Prise de panique, la punk tenta de fuir, mais Moulins l’attrapa par la main et la rejeta sans ménagement sur le lit. Il n’avait pas lâché sa main lorsqu’il s’assit sur la pauvre fille allongée, l’épaule déboîtée, souffrant le martyr et consciente de voir sa dernière heure arriver. Personne ne viendrait la délivrer de ces mains puissantes qui l’étranglaient à présent. L’air lui manquait, le sang montait difficilement au cerveau, sa vue devenait imprécise, elle se laissa aller, la vie l’abandonna. Deux heures plus tard, dans une ruelle sombre, Moulins sortit de sa voiture, en sortit le corps inanimé de la punk et le déposa, nu, au milieu de la rue. Au petit matin, il partit vers le port le plus proche, retrouva son ami et monta sur un cargo qui prit la mer.

-----

— Il a écrit tout ça ? s’étonna Joanie.

— Des détails sur chacun de ses meurtres, précisa Fred. Le deuxième n’était évidemment déjà plus une histoire de vengeance personnelle…

-----

Trois mois s’étaient écoulés depuis la tragédie qu’avait vécue Moulins, depuis la mort d’Aurélie. Trois mois de voyages en mer et un premier retour à la maison. Moulins avait déjà postulé pour un nouveau départ en mer dans les trois jours, le temps que lui accordait avec son fils une décision de justice à la suite d’un divorce houleux. Le dernier soir avant le départ, Moulins se rendit au bar de l’Apocalypse, dans une forme de pèlerinage. Un groupe de jeunes femmes festoyaient bruyamment. L’une d’elle, passablement alcoolisée, humilia le serveur après lui avoir accidentellement renversé son verre sur la chemise, ce qui amusa toutes ses amies. Alors que les filles se séparaient à la fermeture du bar, Moulins suivit discrètement celle qui avait humilié le serveur. Quand elle perdit connaissance dans la rue, il l’aida à se relever et l’emmena chez lui. Deux heures plus tard, dans une ruelle sombre, Moulins sortit de sa voiture, en sortit le corps inanimé de la fêtarde et le déposa, nu, au milieu de la rue.

-----

— Et il n’a jamais été pris, demanda Joanie ? Ça s’est arrêté comment ?

— Ses derniers faits d’arme n’ont pas été consignés dans son journal… La police a recoupé les témoignages et reconstitué sa dernière virée.

-----

Moulins avait pris ses habitudes au bar de l’Apocalypse, devenu son terrain de chasse favori. Absent de la ville le plus clair de son temps, enchaînant les missions en mer à un rythme de forçat, il n’avait jamais été inquiété, en près de trois ans, par une police incapable de faire le rapprochement entre lui et une dizaine de meurtres similaires.

Ce soir-là, alors que la nuit ne se rafraîchissait pas d’une journée exceptionnellement chaude pour un mois d’avril, Moulins vit une jeune femme et un homme discuter, accoudés au comptoir en zinc. Cette jolie brune élancée pouvait être la fille de son interlocuteur, à ce détail près qu’un père, normalement, ne se comportait pas d’une façon aussi indigne, en public, avec sa fille de vingt-cinq ans. Elle s’emporta, le gifla et sortit du bar. L’homme, qui avait déjà consommé depuis quelques heures, vraisemblablement, commanda un autre verre alors que quelques personnes se moquaient de sa mésaventure.

Moulins, refusant ce spectacle pitoyable, sortit du bar et suivit la jeune femme qui pressait le pas. Celle-ci fut à peine éclairée à la lumière d’une cabine téléphonique occupée par un jeune homme, subissant vraisemblablement un humiliant échec sentimental à distance, quand elle tourna à droite devant une maison au style anglais, puis à gauche, dans une petite rue mal éclairée. Au passage sous un lampadaire hors fonction, Moulins rattrapa la jeune femme, la saisit par le cou. Elle poussa un cri. Aussitôt Moulins l’immobilisa, et la fit taire.

Quelques trop courtes secondes plus tard, le jeune homme de la cabine téléphonique passa par là. Par chance, celui-ci ne semblait intéressé que par la clé qu’il cherchait au fond de sa poche pour ouvrir sa porte d’entrée. Il n’avait rien remarqué, Moulins pourrait bientôt reprendre sa sinistre occupation, dès que l’intrus serait rentré chez lui, qu’il ne serait plus un potentiel témoin. Mais la fille se débattait. N’importe quel pervers y aurait trouvé une source supplémentaire d’excitation, mais pas lui. Lui n’avait qu’une mission, cette garce avait humilié publiquement un pauvre homme qui avait noyé sons chagrin dans l’alcool, il fallait la punir.

Malgré toutes les précautions qu’il prenait pour la garder sous contrôle, sa proie avait trouvé les ressources nécessaires pour attirer l’attention de ce type. Pour son malheur, celui-ci s’interposa, permettant à la jeune femme de s’enfuir en courant. Moulins frappa le jeune homme de nombreuses fois, de nombreuses façons différentes, de sorte que celui-ci vint à ne plus avoir la moindre réaction, puis s’apprêta à le poignarder, quand deux coups de feu claquèrent.

-----

La pluie incessante contrastait avec les dernières journées suffocantes de ce milieu de printemps. L’eau trempait ses cheveux et noyaient ses larmes sur ses joues inondées. Aujourd’hui, il oubliait les brimades de ses camarades de classe qui avaient pris la mauvaise habitude de railler sa couleur de cheveux, l’appelant « Poil de Carottes » chaque jour que Dieu faisait, ou moquant son statut de fils de famille recomposée qui ne voyait son père que quand celui-ci rentrait au port. Aujourd’hui, soutenu par sa mère, il assistait seul à l’enterrement d’un père aimant, un père que la vie n’avait pas épargné, un père dont même le dernier voyage ne fut pas un long repos. Devant l’entrée du cimetière des manifestants s’étaient rassemblés.

— Moulins ! Assassin ! Tu as trouvé ton destin ! Moulins ! Assassin ! Tu as trouvé ton destin !

-----

— Wouah ! Joanie n’avait pu retenir cette expression d’étonnement mêlé d’une forme de dégoût pour le manque de respect qu’avait pu manifester ce public de mal-élevés. Ça a dû le remuer le petit…

— Un peu, oui…

— Et ce… Alban Moulins, du coup, on est sûr qu’il est mort. Deux balles dans le caisson… Tirées par des flics. Hector avait raison, il est forcément mort.

— Non, t’as pas compris, ça, c’était Francis, le tristement célèbre Étrangleur de la Nuit. Alban, c’était le fils, le gamin de l’enterrement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 20 versions.

Vous aimez lire FredH ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0