Passion refrénée

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Il faisait gris ; seules de fines éclaircies transperçaient le ciel marbré de nuages violacés. Elles se répandaient en de petites taches lumineuses sur les toitures d'immeubles haussmanniens délabrés ; ceux-ci avaient perdu tout éclat de leur splendeur d'antan, se dressant nonchalamment dans un Paris inerte. La vue d'ensemble brossait un tableau d'une tristesse saisissante ; l'atmosphère obscure semblait avoir figé les rues désertes dans le temps. Les sans-abris au coin des ruelles avaient disparu, les peintres clandestins au bord de la Seine broyaient du noir, les animations sur les places avaient pris fin.

Au nord de l'avenue de l'Opéra, un bâtiment peint de gris, en ruines, se confondait avec le paysage terne de la ville, son obsolescence laissant les passants indifférents à son égard. Il disparaissait dans l'ombre d'un nouvel édifice administratif, envahi par une végétation foisonnante qui reprenait la place qui lui était due. Les nombreuses portes voûtées, obstruées par des barrières en fer, menaçaient de s'écrouler tant elles étaient usées. Un air de solitude régnait, le silence emprisonné dans le bâtiment témoignant de son inactivité.

Il y eut soudain un mouvement.

À l’intérieur, une silhouette svelte se dessinait lentement à la lueur du soleil, émergeant du vaste monde qu'elle avait laissé derrière elle. Un monde instable, atteint par une furieuse folie qui menait les hommes à leur perte. Plus personne ne savait faire la distinction entre le bien et le mal. La pandémie avait tout ravagé sur le plan culturel, faisant disparaître les arts et ayant coulé les petites entreprises qui, en faillite, n'avaient pu être sauvées. Les suicides s'étaient accumulés. On avait prétendu, sous la forme de nombreux discours pompeux, vouloir épargner les plus faibles, mais en réalité, cela avait été dans l'intérêt de l'individu égoïste fuyant la mort par tous les moyens. Le bon sens s'était écrasé devant les grands maîtres du pouvoir.

Flânant au cœur de la nature qui s’éveillait sur son passage, l'âme vagabonde effleurait d'une grâce féline les feuilles frémissantes. En pleine contemplation, elle déambulait, sans se soucier des conséquences de son acte, jusqu'à ce que son regard fût attiré par le pied d'une immense estrade. Elle se figea puis, après une longue hésitation, se décida à sortir de l'ombre qui l'abritait de tout danger.

L'inconnue s'avérait être une femme, d'au moins une cinquantaine d'années au regard doux et à l'allure élégante ; son carré brun tirant vers le gris caressa ses épaules frêles lorsqu'elle tourna la tête. Ce bâtiment, qu'elle connaissait bien, était en bien triste état. Le toit s'était à moitié effondré sur les rangées de sièges colorées d'un rouge royal comparables à un véritable bain de sang. Prise de frissons, la hors-la-loi monta délicatement sur la scène poussiéreuse et observa les alentours. Elle crut que les planches en bois se déroberaient sous ses pieds, mais seuls quelques craquements retentirent dans l'immensité des lieux. Cette même scène qui, il y avait des années, avait supporté tant de passages d'artistes talentueux. Son passage à elle, en tant que danseuse étoile, légère, rêveuse, étincelante.

— Hermance Balzet, dans le rôle de Juliette, murmura la femme pour elle même.

Elle lança du Sergueï Prokofiev sur son téléphone, le déposa au sol et s'imagina une foule face à elle, impatiente de la voir s'élancer. Au son de la flûte, Hermance osa quelques pas discrets, de peur de se faire prendre en flagrant délit. Mais à mesure que les instruments à corde se joignaient à la mélodie, l'ancienne étoile se déployait, de plus en plus confiante. Elle tournoyait sur elle-même dans sa robe veloutée bleu-marine, élevait les bras avec douceur puis, plongée dans la musique, enchaînait plusieurs sauts de chat avec amusement. Elle s'ancrait dans le bois de la scène tout en le survolant de ses pieds nus, se lançait dans des pirouettes sans fin, bondissait joyeusement en rythme ; elle se sentait revivre.

Elle revoyait les figurants l'accompagner dans ses mouvements, sa robe évasée brodée de perles entourer sa taille d'adolescente, ses pointes tapoter le sol ; sa jeunesse transparaissait à travers ses gestes. La pièce baignait dans une lumière rose. On ne voyait plus que mademoiselle Balzet prise dans l'élan de sa danse passionnée aux côtés de son compagnon dans le rôle de Roméo, tous deux ne faisant plus qu'un. Les spectateurs retenaient leur souffle, époustouflés par leur prestation qui était d'une justesse impeccable. Ils virevoltaient d'un pas cadencé sans se lâcher la main, une montée d'adrénaline les poussant à réaliser des enchaînements fluides et maîtrisés.

Lorsque l'orchestre joua la dernière note de musique, Hermance se laissa tomber au sol avec chagrin, revenant à la dure réalité, froide et austère. Les couleurs chaudes, le décor, la foule, l'ambiance vivifiante, tout avait disparu ; le ballet n'existait plus.

C'est ainsi que l'on retrouva Hermance Balzet, effondrée sur sa scène tant aimée, dans l'Opéra Garnier oublié de la ville.

L'art de la danse s'était éteint, et les danseurs avec lui.

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