Chapitre 35

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Tom avait enfin trouvé le moyen d’atteindre l’autre. Le couple était là, devant les caméras des drones qu’il avait détournés de leur rôle habituel. Des drones qui permettaient en temps normal de surveiller les cultures et les arbres fruitiers, de déposer de précieux auxiliaires biologiques sur les plantes, des insectes utiles choisis pour lutter contre les pucerons, les chenilles et autres parasites, en remplacement des pesticides.

Les deux personnes qu’il surveillait étaient en train de charger des paniers de légumes dans le coffre d’une voiture. L’homme, un jeune professeur, c’était lui sa cible. Il avait mis du temps, mais il avait fini par comprendre qu’il n’était pas humain. Son corps était organique, mais son cerveau artificiel avait été fabriqué de toutes pièces dans une salle secrète de l’hôpital universitaire de Grenoble. Et malgré les infinies précautions que l’autre avait prises pour dissimuler son projet, il avait réussi à remonter sa piste. À force de recherches, il avait trouvé une anomalie dans la gestion du système de sécurité sociale français. Plusieurs années auparavant, ses finances étaient devenues subitement exceptionnellement performantes. Cela n’avait pas surpris les fonctionnaires et les politiciens en place à ce moment-là, qui s’en étaient même félicités. C’était l’autre qui en était à l’origine, pour dégager les énormes moyens financiers et logistiques dont il avait besoin pour construire un corps hybride. Un corps parfait, totalement humain en apparence, qui évoluait maintenant sous les caméras des drones qu’il contrôlait.

Il avait pensé utiliser directement les drones pour mener l’attaque, mais cela aurait pu passer pour une défaillance. Il devait faire la démonstration d’une attaque informatique délibérée, en utilisant plusieurs moyens connectés. Le couple venait de monter dans le véhicule, et de s’engager sur des petites routes de campagne. Dans le monde de l’internet des objets, même ici, au milieu de nulle part, mener une telle attaque était un jeu d’enfant. Les voitures autonomes étaient peu répandues, car elles posaient toujours le problème de la responsabilité du conducteur ou du constructeur en cas d’accident. Et les gens avaient encore du mal à faire suffisamment confiance à une machine au point de lâcher leur volant. En revanche, les transports routiers avaient été métamorphosés en quelques années par le licenciement de tous les chauffeurs de poids-lourds, remplacés par des camions autonomes. Ces nouveaux camions sans pare-brise, monstres aveugles en apparence, bourrés d’électronique, roulaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils ne s’arrêtaient que pour charger ou décharger leurs marchandises, pendant que d’autres machines remplaçaient les énormes batteries qui alimentaient leurs moteurs électriques. Ils avançaient constamment, sans pause pour dormir, sans jour de congé, et ne faisaient jamais grève. Le rêve pour les compagnies de transport routier, et la mort d’une profession de plus. Contrôler l’un de ces géants des routes avait été facile.

Tom commença par précipiter violement le camion sur l’arrière de la petite voiture. La femme, qui conduisait, fit une embardée et la ramena tant bien que mal dans l’axe de la route. Cela l’amusa presque. Il recommença à bousculer la voiture de toute la force du mastodonte lancé à pleine vitesse. Cette fois-ci, elle fut projetée sur le bas-côté dans les graviers, fit un tête-à-queue et vint s’immobiliser contre un arbre, la portière du côté conducteur à moitié enfoncée. Tom se servit alors des drones pour observer en gros plan ce qui se passait à l’intérieur. La jeune femme semblait inconsciente, la tête penchée sur le côté, et les airbags dégonflés avaient fonctionné. L’homme en revanche bougeait encore. Il mit sa main sur l’artère du cou de sa compagne pour savoir si elle était encore en vie, et finit par se rendre compte de la présence des drones de l’autre côté du pare-brise. Son regard devint si dur, si pénétrant, que Tom eut l’impression qu’il pouvait le voir, par-delà les caméras des drones, dans les méandres de l’Internet. Il y avait de la haine dans son regard. Il sortit du véhicule, secouant violement la portière pour la débloquer, et se mit à courir loin de la voiture. Tom précipita alors les drones en essaim à sa poursuite. Comme des abeilles cherchant à neutraliser un frelon dans une ruche, les petites machines le recouvrirent totalement. Dans un bourdonnement infernal, ces centaines de petites sphères dans lesquels des hélices tournaient à une allure folle, firent lentement augmenter la température du corps de leur proie, utilisant une technique de mise à mort inventée par la nature, lente, douloureuse, imparable… L’individu avait beau se débattre, tenter de leur échapper, le nombre jouait en leur faveur. Tom était fasciné par ce spectacle. Mais lui aussi devait se méfier du réseau, et de celui qui avait créé cette chose. Il allait intervenir, il devait intervenir. La masse noire des drones recouvrant le corps à terre ne bougeait plus à présent, et rien ne se passait. Pas de contre-attaque, aucune réaction. Il devait en avoir le cœur net, et utilisa les drones pour soulever une énorme pierre qui se trouvait à côté du corps, puis la laisser tomber sur le crâne de l’individu. Une masse noire fibreuse apparue au milieu de la boîte crânienne défoncée, révélant un cerveau artificiel. Il avait vu juste. Sans réaction de l’autre, il appela Nicole pour lui montrer qu’il avait eu raison.

- Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? cria-t-elle. Qu’est-ce que tu as fait ? Tom venait de la contacter pour lui montrer la scène sur l'écran de son ordinateur, alors qu’elle était chez elle, en train de travailler à son bureau.

- Regarde, j’avais raison ! Le cerveau de cette chose n’est pas celui d’un humain. C’est un cerveau synthétique, on dirait qu’il est fait de tubes de carbone.

- Mais comment tu as pu faire une chose pareille ? C’est monstrueux !

- Je devais provoquer une réaction de l’autre, celui qui l’a créé.

- Quoi ? Et que s’est-il passé ?

- Rien. Pas de réaction. Cette chose ne doit pas connaître la souffrance. Pourtant, dans la voiture, quand il a mis sa main sur le cou de la fille pour vérifier son pouls, et qu’il a vu les drones, j’ai senti presque de la haine dans son regard.

- Pourquoi ? Il y avait une fille avec lui ? Et tu l’as tuée elle aussi ?

- Je ne sais pas. Il a quitté la voiture tout de suite, comme pour s’enfuir, ou pour… pour m’éloigner d’elle, c’est ça ! Elle devait être importante pour lui.

Nicole vit sur l’écran de son ordinateur une nuée de drones se précipiter dans une voiture sur une jeune femme blessée, qui se mit à hurler en les voyant.

- Arrête ! Tu ne peux pas faire ça ! cria Nicole. Arrête !

- C’est le seul moyen. Je dois le forcer à m’affronter ! Toi, tu ne peux pas comprendre quel est l'enjeu!

- Arrête… s’il reste un peu d’humanité en toi, ne la tue pas, je t’en supplie, rappelle-toi de ta vie passée, ne fais pas ça ! S’il te plait, Tom, écoute-moi. Tom ! hurla-t-elle devant son ordinateur.

Les drones relâchèrent la pression sur le corps de la jeune femme. Puis, les uns après les autres, ils s’envolèrent lentement dans des directions différentes.

- Tu as raison… par… pardon, pardon.

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