Chapitre 32

5 minutes de lecture

La jeune femme déplia sa voile sur le sable. Après en avoir gonflé la bordure à l’aide d’une pompe calée entre ses pieds, elle déroula les filins permettant de s’y attacher, puis enfila son harnais, fixa le mousqueton à sa taille, et leva la voile en la plaçant dans le vent pour pouvoir marcher jusqu’à l’océan. Elle se pencha pour attraper au passage sa planche restée sur le sable, la glissa sous son bras et entra dans l’eau glacée. Elle avait beau avoir l’habitude des eaux froides de la baie de San Francisco, et s’y préparer à chaque fois, la morsure du froid l’obligea à se forcer pour continuer. Elle posa la planche sur l’eau, mit un pied dessus, puis l’autre, bascula le poids de son corps en arrière, et s’éleva brusquement hors de l’eau pour glisser à la rencontre des vagues. Elle ressentit les chocs dans ses jambes, de plus en plus rapprochés, puis les embruns fouetter son visage, l’obligeant à plisser les yeux pour y voir clair. Et enfin une vague plus forte que les autres, et là… elle s’envola.

- Elle doit se sentir tellement vivante quand elle fait ça ! Vous imaginez, Tom, ce qu’elle doit ressentir ?

- Je n’ose même pas y penser ! Elle est presque à dix mètres de haut. Et elle retombe si loin, suspendue à ce simple cerf-volant, emportée comme une brindille dans le vent !

- Oui. Cette plage de Crissy Field est un spot pour les pro. Les vagues y sont démentes au large, avec beaucoup de vent et de courant. La vue est jolie au pied du Golden Gate, mais ce n’est pas un endroit pour les débutants. Cette fille s’appelle Susi, c’est une amie à moi. Je la reconnais quand je viens ici au motif de sa voile. Elle a créé une ligne de vêtements pour les femmes qui font du kitesurf comme elle, avec l’argent de milliardaires à qui elle donne des cours. Je savais que je la trouverai là. Quand il y a autant de vent, en fin d’après-midi, je suis presque sûre de la voir. Elle dit elle-même que c’est dangereux ici. Il y a le vent, l’eau froide, les courants qui peuvent l’entrainer au large, les requins, et même les paquebots et les pétroliers qui peuvent lui passer sur le corps si elle tombe à l’eau… Elle emporte toujours son téléphone dans un sac étanche, pour prévenir les garde-côtes en cas de problème.

- Charmant…

- Oui. Mais elle se sent tellement vivante dans ces moments-là ! Elle a peur, et elle dit que c’est important d’avoir peur, que cela permet de rester en vie. Mais chaque seconde qu’elle passe sur l’océan, à flirter avec le ciel, à jouer avec le vent, chacune de ces secondes vaut autant que des semaines pour nous. C’est pour cela que je vous ai emmené ici. Ce n’est pas la quantité qui compte en matière de vie, mais la qualité. L’immortalité n’est pas souhaitable. La mort fait partie de la vie, elle est dans l’ordre des choses. Susi vit sur le fil du rasoir, mais c’est justement ça qui donne de la valeur à son existence. Renoncez Tom !

- Même si je le voulais, je ne pourrais pas. Quand j’ai cédé mes parts à Allan, le compte à rebours a commencé. Les nanorobots dans mon cerveau sont programmés pour me tuer à un moment que personne ne peut connaître à l’avance. Comme cela, pas de stress, si j’ose dire… et j’apprécie chaque instant qui me reste sous cette forme. C’est comme ça que je vous ai rencontrée dans ce restaurant, l’autre jour.

- Cela ne marchera pas. Nous ne sommes pas des individus isolés dans notre propre tête. C’est notre environnement qui détermine qui nous sommes, ce que nous pensons, même ce que nous croyons être notre liberté… Votre environnement à vous, ce sera quoi ? Internet, des capteurs électroniques, des caméras ? Vous ne sentirez plus l’air dans vos poumons, vous n’éprouverez plus le plaisir de manger quelque chose que vous appréciez, le bonheur de rire, même le fait de pleurer. Vous ne pourrez plus vous reposer quand vous serez fatigué. Et le contact avec les autres ? Savez-vous que notre cerveau sécrète de la dopamine, l’hormone du bonheur, lorsque quelqu’un nous touche ? Rien qu’une main posée affectueusement sur une épaule permet d’en produire. C’est comme si la vie elle-même avait mis dans la paix entre les gens la récompense de cette paix. Qui mettra encore sa main sur votre épaule ?

- Peut-être vous ? Lorsque vous avez parlé du projet dans ce restaurant, cela m’a traversé l’esprit. Vous êtes quelqu’un de sincère, ni de la famille, ni une relation de travail, quelqu’un qui se fout complètement que je sois milliardaire, et qui n’hésitera pas à m’engueuler si je fais n’importe quoi. Quelqu’un qui tentera de me comprendre vraiment, comme le ferait… une amie. Ce qu’il y a de plus précieux. Vous serez peut-être le fil d’Ariane qui me reliera au monde réel.

- Mais vous ne m’avez même pas demandé mon avis !

- C’est vrai. Je ne peux pas vous imposer ça…

Ils étaient assis dans le sable depuis un moment, un peu en hauteur, scrutant au loin la frêle silhouette de Susi sur l'océan. Lorsqu'elle sortit de l’eau, ils se levèrent pour aller à sa rencontre, tout en continuant leur conversation.

- La mort a aussi d’autres rôles, Tom. Elle permet le renouvellement des gênes, mais elle permet surtout le renouvellement des idées. Le monde change. Les individus jeunes sont mieux adaptés au monde dans lequel ils sont nés que leurs parents ou grands-parents. Vous imaginez quelqu’un né il y a deux cents ans prendre encore des décisions ? Avec des dirigeants du passé, éternellement au pouvoir, les femmes seraient encore dans des robes, contraintes d’obéir à un modèle patriarcal, sûrement pas à faire des bonds de dix mètres de haut sur les vagues du pacifique, après leur travail… L’immortalité n’est pas la modernité, vous vous trompez, c’est le conservatisme, c’est l’immobilisme. Il faut que les idées se renouvellent, et pour cela il faut que les gens eux-mêmes se renouvellent !

Tom n’entendit pas la fin de sa phrase, il était devenu blême, et ne pouvait plus avancer. Ses pieds lui semblaient pris dans deux blocs de béton qu’il n’arrivait plus à soulever. Il eut du mal à parler.

- Nicole…, bégaya-t-il, en tombant à genoux dans le sable.

- Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle effrayée, en le retenant par le bras.

- C’est pour maintenant.

- Quoi donc ?

- Phénix.

Et il s’effondra complètement dans le sable, sans qu’elle pût le retenir. Nicole se mit à hurler.

- Non. Nonnnn !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 9 versions.

Vous aimez lire theaomai ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0