Chapitre 31

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- Bonjour Nicole, dit Tom en lui tendant la main. Nous avons pris un peu de retard, je suis désolé. Cela vous aura permis de découvrir nos installations en compagnie d’Allan.

- Bonjour Tom. Je suis impressionnée par votre sens de la démesure. Vous allez enfin pouvoir m’expliquer ce qu’est réellement le projet Phénix, et pourquoi j’ai ces lunettes bizarres. Elles ne fonctionnent pas très bien. L’hologramme n’est pas tout à fait superposé avec votre corps. Dès que vous bougez, celui-ci a tendance à se décaler. Et j’entends aussi vos paroles dans le haut-parleur avec un écho.

- Etes-vous sûre que c’est un écho ?

- Elles me donnent une drôle de sensation.

- Essayez d’expliquer cette sensation, dit-il en bougeant volontairement la main devant elle.

- En fait, c’est comme si l’image était un peu en avance sur vos mouvements, et les paroles dans le haut-parleur aussi. Mais, cela n’est pas possible.

- Rien n’est impossible, bienvenue dans la Silicon Valley !

- Vous voulez dire que les informations des lunettes sont en avance sur la réalité ?

- Vous venez de comprendre ! Les lunettes présentent une simulation de moi, avec un quart de seconde d’avance. L’algorithme qui leur envoie les informations est capable de prévoir tout ce que je vais dire ou faire avant que cela n’ait lieu.

- Là, je suis réellement impressionnée. Pourquoi un quart de seconde, ça a une importance ?

- Parce que notre cerveau génère un pic de tension survenant toujours 300 millisecondes après un élément déclencheur. C’est le signal P300. Pour conserver l’avantage, l’ordinateur doit être capable d’effectuer la simulation avant. Nous avons fixé la barre à 250 millisecondes, soit un quart de seconde. Des simulations existent déjà dans bien des domaines. La réalité n’est que chiffres et statistiques.

- Là, je suis perplexe ! Un être humain ne pourra jamais se résumer à une série de zéros et de un.

- Avec suffisamment de données et de puissance de calcul, si.

Tom lui fit signe de s’assoir, pendant que lui-même prenait place sur un siège de la salle de contrôle qui était en train de se vider.

- Mon corps est rempli de nanorobots, les mêmes que ceux de l’expérience du restaurant. Je prends un médicament qui empêche mes globules blancs de les détruire. Ils transmettent à un relai, que je porte en permanence, les données qu’ils collectent en moi. Ce que perçoivent mes sens, mes déplacements, mon rythme cardiaque, mes taux d’hormones, tout ! Puis l’ordinateur central calcule le comportement le plus probable. Il existe même un indice de confiance de ses prévisions, comme pour la météo.

- Et il atteint quelle valeur ?

- Cela fait trois mois qu’il est de cinq sur cinq. Cela fonctionne !

- Mais il ne suffit pas d’avoir des renseignements sur l’état du corps de quelqu’un pour prévoir tout ce qu’il va dire ou faire. Il faudrait le connaître vraiment, savoir ce qu’il pense, quelles sont ses peurs, ses projets, et anticiper ses émotions. En somme, le modéliser totalement. Modéliser un être humain, dans un ordinateur, c’est possible ça ?

- C’est très compliqué, mais ça devient possible. C’est pour cette raison que nous sommes si nombreux à travailler sur le projet. Tous ces gens améliorent en permanence les algorithmes. Depuis cinq ans. Au début le programme a ingéré toutes les informations extérieures me concernant : mes mails, mes déplacements, les photos et les vidéos, mes conversations sur les réseaux sociaux, mes dossiers professionnels et de santé, mes comptes, tout ce qui était disponible. Il a alors construit un premier modèle informatique. D’une certaine manière, c’est ce que fait un moteur de recherche lorsqu’il apprend à vous connaître à votre insu. Pour vous proposer de la publicité ciblée en général... C’est aussi ce que fait un assistant virtuel sur smartphone, capable de vous suggérer de prendre votre parapluie pour aller au travail, quand la météo est mauvaise, car il a compris tout seul que vous vous rendez à votre bureau à cette heure-là, en étudiant vos déplacements avec son GPS et les messages que vous échangez. La deuxième étape, plus complexe, a été le transfert du contenu de ma mémoire, en utilisant le dispositif que vous avez pu tester dans le restaurant, couplé à un système sophistiqué d’imagerie cérébrale capable de numériser et comprendre les pensées. C’est ce que je faisais tout à l’heure, lorsque vous êtes arrivée. Cet appareil à IRM de diffusion peut lire les pensées, et les modéliser. Vos amis de Boston ont travaillé dessus les premiers, avec l’idée du connectome, le décryptage de l’organisation structurelle et fonctionnelle du cerveau. Une référence au décryptage du génome humain. Nous tentons de transférer l’intégralité de mes souvenirs à partir de l’âge de deux ans. Malheureusement avant, les souvenirs ne sont pas accessibles. Le cerveau n’ayant pas fini de se développer avant deux ans, il y a un problème d’amnésie infantile.

- Mais cette période est l’une des plus importantes ! C’est la construction de la réalité dans le ventre même de la mère. Avec les sons qui traversent le liquide amniotique, les mouvements du corps de la mère, la perception de son état de stress... et les apprentissages fondamentaux des premières années de la vie que sont la marche, la parole, le gout, l’odorat, les interactions sociales.

- Oui, pour cette période, nous sommes effectivement limités. Cette technologie permet de faire remonter à la surface de la conscience des souvenirs, mais avant deux ans, c’est le néant je dois bien l’admettre. De plus, les autres souvenirs sont parfois transformés par le vécu ultérieur, quand ils remontent à la surface. Cela peut provoquer des erreurs. Mettre au point un réseau de neurones virtuels dans un ordinateur, transfert d’un cerveau humain, avec ses cent milliards de neurones chacun relié à dix mille autres, ce n’est pas une chose facile !

- De toute façon, Phénix n’est qu’une simulation. Tout cela n’a pas vraiment d’importance. Ce n’est qu’un reflet de vous.

- Vous n’avez pas tout à fait saisi les enjeux du projet. C’est un téléchargement total d’une personnalité dans un ordinateur, la porte de l’immortalité. Et il y a mieux. Cette conscience sera couplée aux capacités des ordinateurs les plus puissants de la planète, ainsi qu’à Internet. La fusion totale du cerveau humain et de la machine. La possibilité de donner enfin du sens aux données si nombreuses et confuses du Big Data, de les rendre transparentes pour un individu capable de les comprendre. Vous imaginez les horizons que cela ouvrira pour une entreprise comme la nôtre ? Les soi-disant intelligences artificielles actuelles ne sont en réalité que des stupidités artificielles. Elles ne comprennent pas ce que comprend un enfant de un an. Elles sont très fortes dans un ou plusieurs domaines très spécialisés, mais incapables de donner du sens à ce qui les entoure ! Il manque à ces machines le principal : le sens commun. C’est ce qui permet de se comprendre, d’avoir la même « réalité » d’un individu à l’autre. Il y a plus de vécu commun entre un informaticien et son chien, qu’entre ce même informaticien et l’ordinateur le plus puissant de la planète. Les intelligences artificielles ne comprennent tout simplement pas le monde qui les entoure, alors que le chien si ! Il a appris, en immersion, par un processus d’apprentissage non-supervisé, ce que ne sait pas faire un ordinateur pour l’instant. Du reste, qui aurait envie de rendre un ordinateur vraiment intelligent ? Il pourrait décider de nous mordre, un jour ou l’autre, comme le chien ! Nous serons les premiers à établir un pont entre ces deux mondes, à mettre au point l’intelligence artificielle générale.

- Mais c’est le programme qui sera soi-disant immortel et tout puissant, et non vous.

- Je vais vous raconter une histoire. Ma grand-mère était une catholique pratiquante tout à fait convaincue de sa foi. Elle croyait sûrement à la résurrection, même si ce n’était pas le genre de sujet dont on parlait facilement autour d’une table, lors d’un repas de famille. Mais je me suis toujours posé une question : quelle personne ressusciterait ? La petite fille dyslexique de son enfance, qui avait d’énormes difficultés en orthographe, qui était pourtant brillante en mathématiques, mais que son frère considérait comme une imbécile ? La jeune femme indépendante, qui travaillait comme comptable dans les années 1930, et qui recherchait un mari en faisant appel à une agence matrimoniale ? La femme qui a réussi à monter avec mon grand-père un commerce avec cent pour cent de dettes au départ, qui a su s’en sortir à force de courage et de détermination ? La grand-mère sûre d’elle qui était de si bons conseils et que j’aimais tant, ou celle qui pleurait pour un oui ou pour un non à la fin de sa vie à la suite d’un accident cérébral ? Qui ressusciterait ? Cela n’a pas de sens. Il y a tellement de différences entre ces femmes. Nous avons tous plusieurs vies. De la même manière, ce n’est pas quand je serais vieux, ou lorsque je n’aurai plus toutes mes capacités, qu’il faudra transférer ma personnalité dans une machine. Non, c’est maintenant qu’il faut le faire, comme un prolongement à un moment choisi. C’est maintenant que nous devons lancer Phénix, et que le programme lui-même pourra considérer qu’il est moi. En fait il deviendra moi, et je deviendrai lui. Même si cela implique que mon enveloppe physique meure, pour renaître sous une autre forme, comme l’oiseau de la légende.

- Vous êtes dingue !

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