Chapitre 17

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- Pouvez-vous me donner son numéro cristal s’il vous plait ?

- Oui, c’est le 68887. Mais il y a un problème, nous n’avons pas encore l’accord de la famille. Je vous appelle parce que ce jeune homme a fait un dossier pour donner son corps à la science. Dans un tel cas, c’est une question d’heures. Nous allons obtenir l’accord de ses proches, tenez-vous prêts de votre côté.

L’infirmière coordinatrice des prélèvements d’organes du CHU de Nice s’adressait à sa collègue de Grenoble, qui recherchait un cœur, pour l’un de ses patients en attente de greffon. La base informatisée « CRISTAL » de l’Agence de Biomédecine française avait fait automatiquement le rapprochement entre les deux établissements, les deux patients étant compatibles. Un jeune homme de vingt ans venait d’arriver dans le service de réanimation de Nice, après une chute de trente mètres de haut en faisant de l’escalade sur une paroi rocheuse, dans l’arrière-pays niçois. La chute avait provoqué une lésion cérébrale, et une fracture à la jambe droite. Mais le cœur du jeune homme battait toujours grâce à l’arrivée rapide des secours. Les médecins urgentistes, constatant l’absence de réactivité du patient, avaient pratiqué deux encéphalogrammes à quatre heures d’intervalle, pour pouvoir statuer sur la mort cérébrale du jeune homme. Il n’y avait maintenant plus aucun doute, il était mort, même si son cœur battait encore. Un cœur de sportif, jeune, appartenant à un non-fumeur, et en bonne santé. Un trésor d’une valeur inestimable pour une autre personne en attente d’une greffe.

La première fois que ce miracle avait pu avoir lieu, c’était en 1967, quand un brillant chirurgien sud-africain, Christiaan Barnard, avait réalisé la première greffe d’un cœur d’une jeune femme accidentée de la route, sur un homme malade en insuffisance cardiaque. Il avait même été nécessaire de redéfinir la notion de mort, qui jusque-là était l’arrêt du cœur pour le monde médical. Un cœur qui battait correspondait à une personne en vie. Mais en réalité, sans activité cérébrale, et sans espoir de reprise de celle-ci, l’individu était mort. Ses souvenirs, sa personnalité, ce qui le définissait, et que les religions auraient appelé « l’âme » résidait dans cette masse gélatineuse située dans sa boîte crânienne. Cette partie dont les prêtres de l’Egypte ancienne se débarrassaient bien souvent sur les personnes qu’ils momifiaient, en faisant passer de longs crochets de fer chauffés à blanc par les fosses nasales. L’organe ainsi réduit en bouillie s’écoulait par les narines, et le mort, avec le crâne rempli de résine de conifère et de cire d’abeille, était censé accéder à la vie éternelle… sans son cerveau. Depuis cette époque les choses avaient bien changé, et seule l’activité cérébrale permettait ou non de statuer sur l’état de quelqu’un. Chantal Bicossi, l’infirmière responsable des prélèvements d’organes du CHU de Nice, pensait à cette définition en se dirigeant vers la salle d’attente où patientait la famille de Lucien Vanders, le jeune homme passionné d’escalade malheureusement accidenté.

- Nous l’avons accueilli au service des urgences il y a maintenant six heures, et nous pouvons faire un bilan définitif de son état. Ainsi s’exprimait le médecin urgentiste, assis à côté de l’infirmière, dans la petite salle des consultations où ils venaient de faire entrer la famille de Lucien. Ses parents et sa petite amie, Nélia, étaient en face d’eux, suspendus à ses lèvres. Ce n’était pas la première fois que l’infirmière assistait à ce type d’entretien. Le médecin urgentiste assis à côté d’elle était un homme exceptionnel, capable d’ouvrir un abdomen en urgence pour en extraire un morceau de métal sur un individu à peine endormi, de décider d’une injection déterminante pour un patient, et pourtant là, il n’arrivait pas à relever la tête, à regarder ces gens dans les yeux. Il n’y avait plus rien à faire. Pour lui qui se serrait battu jusqu’à ses dernières forces pour sauver cette vie, c’était trop difficile à dire, tout était fini. Et c’est en regardant le sol qu’il tentait d’expliquer que ce fils, que ce petit ami, était mort. Que son cerveau ne présentait plus aucune activité, qu’il n’y avait plus d’espoir, même s’il respirait encore et que son cœur battait, ce qui était encore plus terrible.

Les trois personnes en face d’eux se mirent à pleurer en se serrant. Leur dernier espoir venait de s’envoler dans le regard fuyant de ce médecin urgentiste. Et c’est dans cette situation dramatique que son travail à elle commençait, leur faire accepter le don d’organe. Pourtant, depuis plusieurs années déjà, tout le monde était potentiellement donneur. Les gens ne s’inscrivaient plus sur un registre de donneur d’organes, il en existait au contraire un pour les refus de dons, pour les plus récalcitrants. Chacun était libre de s’y inscrire de son vivant, mais peu de gens y pensaient à l’avance. Et il était nécessaire de dialoguer longuement avec les familles dans ces moments délicats, pour ne pas créer un nouveau drame à rajouter à celui qui venait de leur tomber dessus.

L’infirmière prit une longue et profonde inspiration pour se donner du courage, et leur adressa enfin la parole.

- Savez-vous que la mort cérébrale est une mort très particulière ? Elle permet en effet le don d’organe. Votre fils était en bonne santé avant son accident, ce qui est un atout important pour le don d’organe. Savez-vous de quoi il s’agit ?

- Comment ? dit la mère hébétée. De quoi parlez-vous ? Nous venons de perdre notre enfant, et vous nous demandez de donner ses organes, c’est ça ?

- Oui…

- Je ne veux pas que l’on touche à mon fils ! dit-elle dans un sanglot. C’est déjà si terrible ce qui lui est arrivé. Vous croyez qu’on va vous laisser lui faire encore plus de mal ?

L’infirmière savait qu’elle évoluait avec une marge de manœuvre limitée. Elle ne devait surtout pas amener la famille à culpabiliser. Leur dire qu’en refusant le don d’organe, d’autres personnes, bien souvent des enfants, allaient mourir. Le plus important, et le plus difficile pour elle, était de ne pas les juger. Elle se rappela ses stages de formation de coordinatrice des prélèvements. Se mettre au niveau des familles, aussi bien physiquement que psychologiquement, essayer de les comprendre, de partager leur douleur pour les amener à prendre les bonnes décisions. Et pleurer, parfois, avec eux, qu’importe... En sachant que de toute façon, en France, trente pour cent des familles finissaient par refuser le don. Elle savait qu’elle devait être assise avec eux, à leur niveau, pour ne pas les écraser un peu plus. Eux qui étaient déjà si anéantis par la situation. Elle devait aussi prendre son temps, tout le temps nécessaire. Même si dans une autre ville, la situation était urgente, pour un patient dans un état critique en attente d’une greffe, et en priorité absolue pour recevoir le greffon. Elle ne se permettait pas d’évoquer cette urgence, mais cela transparaissait dans sa manière d’aborder la famille, cela l’aidait à être plus persuasive. Elle avait été volontaire pour ce poste, et était consciente de la pression énorme que cela pouvait représenter, mais également de la satisfaction éprouvée quand la victoire se profilait. C’est pour ces moments-là qu’elle faisait ce métier. Elle devait les amener à se poser la question : « Qu’aurait-il voulu lui ? » Ils ne devaient pas penser à eux, mais ce qu’il aurait souhaité lui. Elle-même n’avait pas d’enfant, mais souvent elle s’était interrogée sur sa propre réaction. Comment aurait-elle réagi, si son enfant de cinq, dix ou même vingt ans avait été victime d’un accident, et si des médecins étaient venus la trouver pour prélever son cœur ? Une situation horrible. Entendre le moniteur cardiaque indiquer que son cœur battait encore, voir sa poitrine monter et descendre sous l’action du respirateur, et savoir qu’on allait le débrancher, arrêter volontairement son cœur, le placer dans un liquide pour le transporter dans un autre hôpital, dans une autre ville… Contempler le corps de son enfant perdre ses couleurs, privé de cet oxygène si précieux, faute d’un cœur pour mettre en mouvement son sang. Et savoir que pendant ce temps, le corps d’un autre retrouvait toutes ses couleurs grâce à ce cœur. L’absence d’anonymat avait été terrible pour certaines personnes dans les débuts des greffes cardiaques. Avant que justement cet anonymat ne soit la règle. Certaines mères demandaient encore, même après plusieurs années, à pouvoir mettre la tête sur la poitrine du receveur du cœur de leur enfant, pour l’entendre battre. Simplement pour l’entendre battre… Comme quoi, les égyptiens n’avaient pas tout à fait tort ; il était difficile d’admettre que seule l’activité du cerveau représentait la vie d’un être cher. Elle ne devait pas juger cette famille, et malgré l’urgence, elle devait prendre son temps.

- Est-ce que Lucien avait parler du don d’organe avec vous ?

- Je ne crois pas, je n’en sais rien… Il nous est difficile de nous concentrer sur quoi que ce soit ma femme et moi en ce moment, vous comprenez ? répondit le père. Il était en troisième année d’école d’infirmier, pourtant, on n’a jamais parlé de cette question avec lui, enfin je crois.

- Moi je sais, intervint Nélia, sa petite amie, qui jusque-là était restée silencieuse, la tête entre ses mains. Je me souviens d’une chose qui m’avait marqué. Il avait fait un dossier pour donner son corps à la science.

- Quoi ? Donner son corps à la science ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et je ne suis même pas au courant ? demanda la mère de Lucien.

- Oui, reprit Nélia. L’année dernière il a fait un stage dans un service de pédiatrie. Et il a vu des enfants malades de malformations cardiaques, des enfants… bleus, je crois ? C’est comme ça qu’on les appelle. Il disait que le seul moyen de les sauver était de leur greffer un nouveau cœur. Il avait trouvé extraordinaire la possibilité de donner son cœur, lui qui était un sportif, avec un cœur qui fonctionnait si bien. Que la mort de quelqu’un pouvait ne pas être inutile, qu’elle permette de sauver une autre personne. Pour lui, c’était ne pas vraiment mourir, puisque la vie était gagnante. Je m’en rappelle maintenant. C’est comme ça qu’il a eu l’idée de donner son corps à la science. Il disait : « Ils pourront bien tout me prendre, quand je serai mort. Le cœur, le foie, les reins ! Si ça peut être utile à quelqu’un, tant mieux. Je veux même donner mon corps, pour que des chirurgiens s’entrainent dessus, pour être sûr qu’ils sauveront bien les gens qu’ils opèreront ! » Il s’est renseigné pour faire une demande de dossier de don, sans vous en parler. Il ne pensait pas mourir avant vous, je pense. Et il est tombé des nues quand il a vu qu’il devait donner de sa poche neuf cents euros à l’hôpital qui devait venir chercher son corps. Pour lui, c’était le comble. Non seulement donner son corps à la science, mais en plus payer pour cela, avec un chèque d’un compte bancaire à son nom, signé de sa main. Mais il a compris que comme ça les gens de l’hôpital pouvaient être sûr que c’était bien sa volonté à lui. Au début, c’était un sujet de plaisanterie avec ses camarades de l’école d’infirmiers, et puis finalement il l’a fait. Quand il a travaillé l’été dernier pour gagner un peu d’argent, il a envoyé le chèque et le dossier. Les autres n’en revenaient pas.

L’infirmière ressentit à cet instant, au fond d’elle-même, le sentiment de la victoire. Heureusement il en avait parlé. Elle n’avait pas à leur annoncer que non seulement il venait de mourir, mais qu’en plus il n’aurait pas de tombe, pas d’urne portant ses cendres. Ce serait dur, au début, pour la famille. Mais un jour ils comprendraient sa démarche, et plus important encore, ils l’approuveraient. Leur fils n’avait pas donné uniquement son corps à la science, il l’avait donné à la vie.

- Pouvez-vous me donner son numéro cristal s’il vous plait ?

- Oui, c’est le 68887. Mais il y a un problème, nous n’avons pas encore l’accord de la famille. Je vous appelle parce que ce jeune homme a fait un dossier pour donner son corps à la science. Dans un tel cas, c’est une question d’heures. Nous allons obtenir l’accord de ses proches, tenez-vous prêts de votre côté.

L’infirmière coordinatrice des prélèvements d’organes du CHU de Nice s’adressait à sa collègue de Grenoble, qui recherchait un cœur, pour l’un de ses patients en attente de greffon. La base informatisée « CRISTAL » de l’Agence de Biomédecine française avait fait automatiquement le rapprochement entre les deux établissements, les deux patients étant compatibles. Un jeune homme de vingt ans venait d’arriver dans le service de réanimation de Nice, après une chute de trente mètres de haut en faisant de l’escalade sur une paroi rocheuse, dans l’arrière-pays niçois. La chute avait provoqué une lésion cérébrale, et une fracture à la jambe droite. Mais le cœur du jeune homme battait toujours grâce à l’arrivée rapide des secours. Les médecins urgentistes, constatant l’absence de réactivité du patient, avaient pratiqué deux encéphalogrammes à quatre heures d’intervalle, pour pouvoir statuer sur la mort cérébrale du jeune homme. Il n’y avait maintenant plus aucun doute, il était mort, même si son cœur battait encore. Un cœur de sportif, jeune, appartenant à un non-fumeur, et en bonne santé. Un trésor d’une valeur inestimable pour une autre personne en attente d’une greffe.

La première fois que ce miracle avait pu avoir lieu, c’était en 1967, quand un brillant chirurgien sud-africain, Christiaan Barnard, avait réalisé la première greffe d’un cœur d’une jeune femme accidentée de la route, sur un homme malade en insuffisance cardiaque. Il avait même été nécessaire de redéfinir la notion de mort, qui jusque-là était l’arrêt du cœur pour le monde médical. Un cœur qui battait correspondait à une personne en vie. Mais en réalité, sans activité cérébrale, et sans espoir de reprise de celle-ci, l’individu était mort. Ses souvenirs, sa personnalité, ce qui le définissait, et que les religions auraient appelé « l’âme » résidait dans cette masse gélatineuse située dans sa boîte crânienne. Cette partie dont les prêtres de l’Egypte ancienne se débarrassaient bien souvent sur les personnes qu’ils momifiaient, en faisant passer de longs crochets de fer chauffés à blanc par les fosses nasales. L’organe ainsi réduit en bouilli s’écoulait par les narines, et le mort, avec le crâne rempli de résine de conifère et de cire d’abeille, était censé accéder à la vie éternelle… sans son cerveau. Depuis cette époque les choses avaient bien changé, et seule l’activité cérébrale permettait ou non de statuer sur l’état de quelqu’un. Chantal Bicossi, l’infirmière responsable des prélèvements d’organes du CHU de Nice, pensait à cette définition en se dirigeant vers la salle d’attente où l’attendait la famille de Lucien Vanders, le jeune homme passionné d’escalade malheureusement accidenté.

- Nous l’avons accueilli au service des urgences il y a maintenant six heures, et nous pouvons faire un bilan définitif de son état. Ainsi s’exprimait le médecin urgentiste, assis à côté de l’infirmière, dans la petite salle des consultations où ils venaient de faire entrer la famille de Lucien. Ses parents et sa petite amie, Nélia, étaient en face d’eux, suspendus à ses lèvres. Ce n’était pas la première fois que l’infirmière assistait à ce type d’entretien. Le médecin urgentiste assis à côté d’elle était un homme exceptionnel, capable d’ouvrir un abdomen en urgence pour en extraire un morceau de métal sur un individu à peine endormi, de décider d’une injection déterminante pour un patient, et pourtant là, il n’arrivait pas à relever la tête, à regarder ces gens dans les yeux. Il n’y avait plus rien à faire. Pour lui qui se serrait battu jusqu’à ses dernières forces pour sauver cette vie, c’était trop difficile à dire, tout était fini. Et c’est en regardant le sol qu’il tentait d’expliquer que ce fils, que ce petit ami, était mort. Que son cerveau ne présentait plus aucune activité, qu’il n’y avait plus d’espoir, même s’il respirait encore et que son cœur battait, ce qui était encore plus terrible.

Les trois personnes en face d’eux se mirent à pleurer en se serrant. Leur dernier espoir venait de s’envoler dans le regard fuyant de ce médecin urgentiste. Et c’est dans cette situation dramatique que son travail à elle commençait, leur faire accepter le don d’organe. Pourtant, depuis plusieurs années déjà, tout le monde était potentiellement donneur. Les gens ne s’inscrivaient plus sur un registre de donneur d’organes, il en existait au contraire un pour les refus de dons, pour les plus récalcitrants. Chacun était libre de s’y inscrire de son vivant, mais peu de gens y pensaient à l’avance. Et il était nécessaire de dialoguer longuement avec les familles dans ces moments délicats, pour ne pas créer un nouveau drame à rajouter à celui qui venait de leur tomber dessus.

L’infirmière prit une longue et profonde inspiration pour se donner du courage, et leur adressa enfin la parole.

- Savez-vous que la mort cérébrale est une mort très particulière ? Elle permet en effet le don d’organe. Votre fils était en bonne santé avant son accident, ce qui est un atout important pour le don d’organe. Savez-vous de quoi il s’agit ?

- Comment ? dit la mère hébétée. De quoi parlez-vous ? Nous venons de perdre notre enfant, et vous nous demandez de donner ses organes, c’est ça ?

- Oui…

- Je ne veux pas que l’on touche à mon fils ! dit-elle dans un sanglot. C’est déjà si terrible ce qui lui est arrivé. Vous croyez qu’on va vous laisser lui faire encore plus de mal ?

L’infirmière savait qu’elle évoluait avec une marge de manœuvre limitée. Elle ne devait surtout pas amener la famille à culpabiliser. Leur dire qu’en refusant le don d’organe, d’autres personnes, bien souvent des enfants, allaient mourir. Le plus important, et le plus difficile pour elle, était de ne pas les juger. Elle se rappela ses stages de formation de coordinatrice des prélèvements. Se mettre au niveau des familles, aussi bien physiquement que psychologiquement, essayer de les comprendre, de partager leur douleur pour les amener à prendre les bonnes décisions. Et pleurer, parfois, avec eux, qu’importe... En sachant que de toute façon, en France, trente pour cent des familles finissaient par refuser le don. Elle savait qu’elle devait être assise avec eux, à leur niveau, pour ne pas les écraser un peu plus. Eux qui étaient déjà si anéantis par la situation. Elle devait aussi prendre son temps, tout le temps nécessaire. Même si dans une autre ville, la situation était urgente, pour un patient dans un état critique en attente d’une greffe, et en priorité absolue pour recevoir le greffon. Elle ne se permettait pas d’évoquer cette urgence, mais cela transparaissait dans sa manière d’aborder la famille, cela l’aidait à être plus persuasive. Elle avait été volontaire pour ce poste, et était consciente de la pression énorme que cela pouvait représenter, mais également de la satisfaction éprouvée quand la victoire se profilait. C’est pour ces moments-là qu’elle faisait ce métier. Elle devait les amener à se poser la question : « Qu’aurait-il voulu lui ? » Ils ne devaient pas penser à eux, mais ce qu’il aurait souhaité lui. Elle-même n’avait pas d’enfant, mais souvent elle s’était interrogée sur sa propre réaction. Comment aurait-elle réagi, si son enfant de cinq, dix ou même vingt ans avait été victime d’un accident, et si des médecins étaient venus la trouver pour prélever son cœur ? Une situation horrible. Entendre le moniteur cardiaque indiquer que son cœur battait encore, voir sa poitrine monter et descendre sous l’action du respirateur, et savoir qu’on allait le débrancher, arrêter volontairement son cœur, le placer dans un liquide pour le transporter dans un autre hôpital, dans une autre ville… Contempler le corps de son enfant perdre ses couleurs, privé de cet oxygène si précieux, faute d’un cœur pour mettre en mouvement son sang. Et savoir que pendant ce temps, le corps d’un autre retrouvait toutes ses couleurs grâce à ce cœur. L’absence d’anonymat avait été terrible pour certaines personnes dans les débuts des greffes cardiaques. Avant que justement cet anonymat ne soit la règle. Certaines mères demandaient encore, même après plusieurs années, à pouvoir mettre la tête sur la poitrine du receveur du cœur de leur enfant, pour l’entendre battre. Simplement pour l’entendre battre… Comme quoi, les égyptiens n’avaient pas tout à fait tort ; il était difficile d’admettre que seule l’activité du cerveau représenta la vie d’un être cher. Elle ne devait pas juger cette famille, et malgré l’urgence, elle devait prendre son temps.

- Est-ce que Lucien avait parler du don d’organe avec vous ?

- Je ne crois pas, je n’en sais rien… Il nous est difficile de nous concentrer sur quoi que ce soit ma femme et moi en ce moment, vous comprenez ? répondit le père. Il était en troisième année d’école d’infirmier, pourtant, on n’a jamais parlé de cette question avec lui, enfin je crois.

- Moi je sais, intervint Nélia, sa petite amie, qui jusque-là était restée silencieuse, la tête entre ses mains. Je me souviens d’une chose qui m’avait marqué. Il avait fait un dossier pour donner son corps à la science.

- Quoi ? Donner son corps à la science ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et je ne suis même pas au courant ? demanda la mère de Lucien.

- Oui, reprit Nélia. L’année dernière il a fait un stage dans un service de pédiatrie. Et il a vu des enfants malades de malformations cardiaques, des enfants… bleus, je crois ? C’est comme ça qu’on les appelle. Il disait que le seul moyen de les sauver était de leur greffer un nouveau cœur. Il avait trouvé extraordinaire la possibilité de donner son cœur, lui qui était un sportif, avec un cœur qui fonctionnait si bien. Que la mort de quelqu’un pouvait ne pas être inutile, qu’elle permette de sauver une autre personne. Pour lui, c’était ne pas vraiment mourir, puisque la vie était gagnante. Je m’en rappelle maintenant. C’est comme ça qu’il a eu l’idée de donner son corps à la science. Il disait : « Ils pourront bien tout me prendre, quand je serai mort. Le cœur, le foie, les reins ! Si ça peut être utile à quelqu’un, tant mieux. Je veux même donner mon corps, pour que des chirurgiens s’entrainent dessus, pour être sûr qu’ils sauveront bien les gens qu’ils opèreront ! » Il s’est renseigné pour faire une demande de dossier de don, sans vous en parler. Il ne pensait pas mourir avant vous, je pense. Et il est tombé des nues quand il a vu qu’il devait donner de sa poche neuf cents euros à l’hôpital qui devait venir chercher son corps. Pour lui, c’était le comble. Non seulement donner son corps à la science, mais en plus payer pour cela, avec un chèque d’un compte bancaire à son nom, signé de sa main. Mais il a compris que comme ça les gens de l’hôpital pouvaient être sûr que c’était bien sa volonté à lui. Au début, c’était un sujet de plaisanterie avec ses camarades de l’école d’infirmiers, et puis finalement il l’a fait. Quand il a travaillé l’été dernier pour gagner un peu d’argent, il a envoyé le chèque et le dossier. Les autres n’en revenaient pas.

L’infirmière ressentit à cet instant, au fond d’elle-même, le sentiment de la victoire. Heureusement il en avait parlé. Elle n’avait pas à leur annoncer que non seulement il venait de mourir, mais qu’en plus il n’aurait pas de tombe, pas d’urne portant ses cendres. Ce serait dur, au début, pour la famille. Mais un jour ils comprendraient sa démarche, et plus important encore, ils l’approuveraient. Leur fils n’avait pas donné uniquement son corps à la science, il l’avait donné à la vie.

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