« Je t’attendais »

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C’était celui là et pas un autre.

Ce livre lui avait fait de l’œil dès la première fois où il était entré dans la librairie de la rue Torve. A chaque fois qu’il rentrait de l’école, il faisait un détour par les rayons sombre et poussiéreux de la boutique, simplement pour pouvoir voir la tranche du livre. Il devait lever la tête et avait souvent mal à la nuque après ses séances de contemplation, mais il revenait à chaque fois, même s’il ne pouvait pas le toucher. Il était trop haut, exilé sur la dernière étagère entre deux tomes de l’Encyclopédie. Il disparaissait presque dans l’ombre de ces grands livres, mais Alphonse avait tout de suite vu son éclat discret.

Il n’y avait rien d’écrit sur la tranche, le cuir rouge foncé brillant doucement sous les anciennes lampes jaunies.

Chaque fois que le garçon échappait à la surveillance des adultes, il venait y jeter un œil. C’était son trésor, son secret.

Alphonse n’avait jamais compris comment cette librairie avait pu rester ouverte. Il n’y avait jamais personne, mais ce n’était pas pour lui déplaire. Il pouvait profiter du livre, même s’il ne le touchait pas.

Ce jour-là, il avait plut. Le cours de sport avait été annulé et plutôt que d’attendre dans le préau, il s’était esquivé discrètement pour pouvoir profiter de son livre. Il avait franchi la porte le plus silencieusement possible, comme à son habitude, et était allé goutter dans les allées tandis que ses chaussures laissaient de grosses traces humides sur le sol poussiéreux derrière lui.

Le livre n’était plus là.

Une sourde angoisse commença à naître dans le cœur d’Alphonse. L’avaient-ils vendu ? Un client lui aurait-il pris son trésor ? Ou l’avait-on simplement déplacé ? Il fallait qu’il le retrouve ! C’était son livre.

Le garçon posa son cartable dans un coin et se mis à arpenter les rayonnages. Il ne laissait rien lui échapper, même les livres fins qui avaient glissés entre les étagères, ceux qui étaient pressés entre des livres plus épais, ou ceux tombés derrières les autres. Il passa la boutique au peigne fin, jusqu’à finir couvert de poussière, mais rien. Son livre n’était plus là.

Il ne restait que le comptoir. Il n’avait pas encore eu le courage de regarder parmi les affaires du libraire. Le garçon l’avait déjà vu une fois. C’était un vieil homme décharné, tout en membres longs, en chaussures pointues et en veston sur bras de chemise. Il était l’archétype du vieux libraire mystérieux, de son dos de gargouille voûtée jusqu’à sa peau ridée semblable à un vieux parchemin égyptien.

On aurait dit un vampire. Alphonse en avait vu une fois à la télé. Sa mère ne voulait pas qu’il regarde le film avec eux, elle disait qu’il était trop petit, mais il s’était débrouillé pour voir le film en cachette, allongé sur le carrelage dans l’embrasure de la porte. Le vieux libraire lui ressemblait. Il ne lui manquait qu’une cape rouge sang.

Le garçon hésitait. Il risquait des ennuis si le vieil homme l’attrapait entrain de fouiller dans ses affaires. Mais il voulait retrouver son livre.

Alphonse jeta un coup d’œil autour de lui et tendit l’oreille. Seul le bruit de ses vêtements gouttant sur le sol, dérangeait la tranquillité des lieux. Et puis les étagères dissimulaient la porte de la réserve. S’il ne pouvait pas la voir, on ne le verrait pas non plus.

Il prit une grande inspiration et passa de l’autre côté du comptoir. Le plateau lui arrivait juste sur le nez, ce qui l’obligea à grimper sur la chaise pour bien voir ce qu’il y avait dessus.

Il l’était là, posé parmi les papiers désordonnés et tachés d’encre, à moitié enfoui sous une pochette de papier Canson. Son livre. Alphonse reconnaissait l’éclat brillant du rouge sombre.

Il dégagea rapidement tous les débris de plume et les morceaux de feuille, et épousseta le livre des morceaux de gomme qui le maculait. C’était bien son livre, aucun doute. Il s'en dégageait la même atmosphère que lorsqu'il était perché sur son étagère, abrité par les autres livres.

Alphonse le touchait pour la première fois. Le cuir était doux et frais sous ses doigts d’enfants qui couraient le long de la couverture. Il le tourna et retourna entre ses petites mains, l'observant sous toutes les coutures.

Là il y avait quelque chose.

 

« Je t’attendais »


Juste ça, rien d'autre. Pas de titre, pas d’auteur, pas de commentaires superflus sur le cuir du livre. Juste ces quelques mots dorés gravés au centre sur son dos, comme quatrième de couverture.

Alphonse voulait savoir ce que cachait cette couverture énigmatique. Il voulait sentir le papier épais sous ses doigts et voir les caractères danser sur la page sous ses yeux. Il voulait entendre le bruissement des feuilles et sentir l’odeur de la reliure.

Il l’ouvrit fébrilement et se mit à le feuilleter avidement. Ses mains tremblaient tandis qu’il tournait les pages, les unes après et autres, lentement, et son petit cœur battait fort dans sa poitrine, à mesure qu'il frôlait les pages. Le garçon profitait de cet instant comme jamais. Il s’imprégnait de tout ce qu’il voyait, de tout ce qu’il ressentait, jusqu’à ce qu’il arrive à la dernière page et ne referme le livre.

Les mots d’or gravés sur le verso brillaient sous les lumières de la boutique.

Il n’y avait rien d’écrit. Rien hormis ces trois mots dorés sur son dos. Rien n'existait à l'intérieur de la protection rouge. Aucune encre de salissait les pages immaculées de son livre. Mais ce n’était pas grave. Il avait retrouvé son trésor.

Alphonse le serra contre son cœur et descendit de la chaise à reculons.

Il allait aller voir le libraire dans la réserve. Ce n’était pas grave si c’était un vampire. Les vampires aussi aimaient les livres, sinon ils ne deviendraient pas libraires. Le garçon allait lui parler de son livre, lui dire que c’était son trésor et qu’il ne fallait pas l’enlever de l’étagère. Que de toute façon aucun client ne le voudrait mais que lui par contre, viendrait le voir tout les jours.

Et plus tard, lorsqu’il serait plus grand et qu’il aurait de l’argent de poche, Alphonse reviendrait le chercher. Il ne s'inquiétait pas. Le livre ne choisirait personne d'autre le temps qu'il grandisse. Et plus tard, ils se retrouveraient. 

C’était son livre, il l’attendrait. 

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