L’Abominable (Dan Simmons)

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Résumé : Été 1924. La disparition de George Mallory et de Sandy Irvine sur l’Everest qu’ils tentaient de conquérir secoue le monde de l’alpinisme. Plus mystérieux encore, un lord anglais du nom de Percival Bromley, qui suivait l’expédition de manière clandestine, a disparu lui aussi. Le dernier à l’avoir vu en vie est Bruno Sigl, un ascensionniste allemand qu’on dit proche du nouveau parti qui agite son pays… Vétéran de 14-18 et solide montagnard, Richard Deacon dit « Le Diacre » décide d’utiliser ce prétexte pour monter une expédition secrète avec deux de ses amis les plus proches : un guide chamoniard, Jean-Claude Clairoux, alias « J.-C. » et Jacob « Jake » Perry, un talentueux grimpeur américain. Officiellement, il s’agit de retrouver le corps du jeune lord disparu afin de lui donner une sépulture décente. Officieusement, le but des volontaires est de conquérir le sommet en se servant de l’argent de la famille Bromley pour financer leur ascension. Mais quel lourd secret se cache derrière la disparition de cet homme ? Les rumeurs locales font état d’une créature légendaire et sanguinaire, le yéti, appelé l’ « abominable homme des neiges ». Pour les trois alpinistes, c’est la montagne qui, cette fois, a été la plus forte. Qu’en est-il réellement ?

Dan Simmons s’attaque ici à un mythe de l’histoire de l’alpinisme : la conquête de l’Everest, et le mystère Mallory, à ce jour toujours non élucidé (son corps a finalement été identifié en 1999). A-t-il atteint le sommet ou non, avant de dévisser ? Qu’est devenu son fameux appareil photo ? Ces interrogations ont donné lieu à une abondante littérature, très connue des amateurs du genre (dont je fais partie). On y retrouve tous les ingrédients « classiques » : citations épiques, rivalités et amitiés à la vie à la mort, course au sommet entre les nations européennes, tragédie, mystère, émerveillement, et bien sûr les inévitables détails macabres qui participent au mythe de l’Everest, plus haut cimetière du monde !

Raconté à la première personne du singulier par le narrateur Jake Perry à l’auteur comme s’il s’agissait d’une histoire vraie, le récit épouse la structure en « poupées russes » chère à Dan Simmons : il s’agit d’une histoire imbriquée dans une autre (comme Hypérion). Simmons possède un réel génie pour mettre en scène l’horreur au détour d’une phrase, avec une description bien sentie. La présence de quelques coquilles et répétitions ne nuit pas à l’ambiance dépaysante et la poésie qui se dégage de ce texte. Une fois de plus, Simmons fait montre de ce talent de conteur qui fait de lui un grand écrivain et un auteur de best-seller, cette « musique » que, selon lui, on « entend ou pas ». Il est indéniable qu’il l’entend, cette voix, cette « transmission venue des dieux » ! Une fois qu’on attaque un livre de lui, sur n’importe quel sujet, on ne peut que tourner les pages jusqu’au dénouement ultime, au bout de 951 pages. Et pourtant, ses bouquins sont tous des pavés !

L’intrigue haletante est néanmoins desservie par quelques longueurs (notamment la préparation interminable des alpinistes, qui n’atteignent le sous-continent indien qu’au bout de 317 pages), des incohérences majeures et de grosses ficelles scénaristiques.

Info cruciale qui tombe à point nommé, interventions divines, « rien ne peut plus nous arriver d’affreux maintenant » et autres apparitions grand-guignolesques sont au menu (Churchill, Chaplin, et même Lawrence d’Arabie sont convoqués dans cette histoire, ainsi qu’un autre personnage bien connu) : les deus ex machina sont assez visibles, même pour un lecteur bon public (ma grand-mère, ancienne grimpeuse, a lu le livre et trouvé ça gros).

Simmons puise sans complexe dans les clichés et stéréotypes : les Anglais se montrent nobles et chevaleresques même par – 40°, les Français pittoresques tout en parlant un anglais parfait sauf quand le scénario requiert le contraire. Cette exposition universelle est complétée par d’affreux nazis d’opérette qui feraient passer ceux de Tarantino pour du premier degré, une poignée de Tibétains crasseux, superstitieux et cruels, ainsi qu’une armée quasi anonyme de sherpas idiots, paresseux et souriants. Ma grand-mère – encore elle – m’a dit que le bouquin lui rappelait « Indiana Jones » et « Tintin au Tibet ». On frôle parfois les limites du politiquement correct… mais un dossier sur Dan Simmons récemment lu (Bifrost n°101) m’a appris que l’auteur était coutumier du fait (ce qui, personnellement, m’étonne de l’auteur d’Hypérion, une véritable ode à la tolérance et à l’humanisme).

Les invraisemblances apparaissent jusque dans le comportement des protagonistes : le rochassier « lumière du rocher » prend peur devant une falaise et laisse l’Anglais (forcément héroïque) prendre la tête et ouvrir les voies. Le glaciériste expert tombe dans toutes les crevasses. Le meilleur, le plus solide du groupe, l’est plus parce qu’il est un ancien soldat reconverti en moine zen qu’un alpiniste. Le médecin de l’expé, un véritable « réanimator », nous tire des super médocs de ses poches comme un magicien des lapins de son chapeau : c’est un peu le mage de la compagnie, qui, comme Gandalf le Gris, apparaît toujours au bon moment, sans une égratignure ni la moindre mèche de travers. L’histoire d’amour, qui arrive comme un cheveu sur la soupe, est improbable et peu crédible. Le sommet de l’incroyable est atteint avec les courses-poursuites sur des arêtes, les gun-fights à 8700 mètres d’altitude, des prouesses d’escalade à la « Cliffhanger » et autres scènes de « déshabillage » à la sortie du deuxième ressaut, face nord de l’Everest, par moins quarante degrés...

D’ailleurs, il y a de surprenants anachronismes dans les techniques d’alpinisme utilisées, bien trop avancées pour l’époque : Jumar inventé par « J.-C. » – qu’il nomme d’après son chien ! – crampons à douze pointes, baudriers, frontales inventées par notre équipe de choc, 6° atteint à 8500 mètres d’altitude en 1925 avec des « grosses », etc. : on s’attend presque à voir surgir un grigri + ou une arva primitive ! Ils sont probablement délibérés, car on sent (et on sait, si l’on est un familier de l’œuvre de Simmons) qu’il a fait un gros travail de recherche pour ce livre, ainsi que le montre la profusion de détails connus des aficionados.

Autre point négatif, les dialogues, qui sonnent de manière artificielle et peu crédible. Les personnages expliquent tout pour le lecteur, même des choses qui devraient leur sembler évidentes à des alpinistes de leur niveau. Que dire de ces interminables et pompeux monologues à plus de 8000 mètres, en pleine « zone de la mort », où des surhommes comme Reinhold Messner avaient à peine la force de se prendre en photo et où bien des gens ont perdu leur main, car ils n’arrivaient plus à mettre leur gant ! Plus on monte en altitude, plus les invraisemblances s’accumulent. Je ne vous en dis pas plus pour ne pas divulgâcher l’intrigue !

Mais le plus décevant reste la fin. Il s’agit d’un mystère qui ne tient pas ses promesses : on reste sur notre faim face à ce final explosif et décevant. Une fois refermé, le livre nous laisse un petit parfum « hollywood » et l’impression persistante que Simmons avait pour but, en écrivant ce livre, d’être adapté au cinéma par Tarantino.

Si vous êtes un inconditionnel de la littérature de montagne et que vous pratiquez l’escalade et l’alpinisme, vous apprécierez sûrement l’ambiance montagnarde et les références aux mythes de la varappe, mais vous aurez sans doute du mal à prendre cette histoire au sérieux. Les historiens à cheval sur le respect des faits grinceront des dents, puisqu’il s’agit presque d’une uchronie et que l’auteur mêle fiction et réalité historique avec beaucoup de liberté. Quant à ceux que les détails techniques et les longs chapitres d’exposition rebutent, ils reposeront sans doute le livre avant même d’arriver à la moitié. Mais pour les autres, si vous aimez l’aventure, le mystère et l’horreur, je vous garantis que vous passerez un bon moment !

Je terminerais par un petit extrait pour vous donner l’eau à la bouche :

« Une colonie de démons aux pieds fourchus précipite des grimpeurs dans l’abîme. Au lieu des feux de l’enfer de Dante, nous contemplons un univers de damnation tout entier fait de neige, de rochers et de glace. La fresque montre un vortex tourbillonnant, telle une tornade de neige, qui entraîne les malheureux alpinistes dans une chute vertigineuse. De part et d’autre de la montagne – l’Everest, manifestement – , des chiens de garde de proportions gigantesques montrent les crocs, la gueule écumante. Mais l’élément le plus troublant est une silhouette solitaire gisant au pied de la montagne, pareille à une offrande humaine sur un autel. Un corps à la peau blanche et aux cheveux noirs – un sahib. Il a été transpercé par des lances, et une hampe le traverse encore, tandis que des démons cornus l’entourent. En nous approchant, J.-C. et moi découvrons qu’il a été éviscéré. Il est encore vivant, mais ses entrailles se répandent dans la neige. » (p. 539).

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