Dans la vallée (Hannah Kent)

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Résumé : Dans une province très pauvre de l’Irlande du 19° siècle, au fond d’une vallée oubliée par le progrès, l’hiver s’ouvre sur la mort subite du mari de Norá Leahy. La disparition de cet homme solide et respecté de la communauté ébranle l’équilibre précaire de la famille. Depuis la mort de sa fille, la pauvre grand-mère doit en effet entretenir son petit-fils de quatre ans, atteint d’un mal mystérieux. Les malheurs en série de la veuve Leahy, et l’enfant qu’elle garde caché suscitent inquiétudes et rumeurs : et si les Leahy avaient provoqué l’ire des « bons voisins », ces créatures invisibles qui vivent à Piper’s Grave, l’ancien cercle de pierre près de la forêt ? En quête d’aide et de réponses à sa situation désespérée, Norá embauche Mary Pickford, une jeune fille pour l’aider à la ferme et surtout pour s’occuper du petit Micheál. Apparaît alors, comme une aide providentielle, la vieille guérisseuse du village, Nance. Celle-ci possède une solution à tous les malheurs de Norá...

Ce roman n’est ni du fantastique, ni de la fantasy et encore moins de la science-fiction. Cependant, comme vous le savez, je lis un peu tous les genres et chronique ici les livres hors SFFF qui m’ont marqué. Dans la vallée est de ceux-là.

Sorti en 2016 et découvert en train de prendre la poussière dans la bibliothèque de ma grand-mère, ce livre m’a interpellé, car il parlait d’un thème qui me passionne : les croyances folkloriques relatives aux êtres surnaturels. Ici, il s’agit des faës (fairies en anglais, laissé tel quel par le traducteur) dans l’Irlande pauvre et rurale du 19° siècle. Plus particulièrement, des superstitions et pratiques autour du changelin (ou « changeon » en vieux français), cet enfant malingre et impossible à nourrir que la croyance populaire Nord européen disait être un rejeton de « l’autre peuple », laissé à la place d’un bébé volé. Jusqu’à la BD (Courtney Crumrin et les Choses de la Nuit de Ted Naifeh), de nombreux récits ont évoqué ce thème, de manière parfois tendre, effrayante ou humoristique, mais toujours tragique. En littérature, Des hommes et des trolls, de Selma Lagerlöf pour la Suède et Jamais avant le lever du soleil de Johanna Sinisalo pour la Finlande sont ceux qui m’ont le plus marqué – j’en reparlerai peut-être plus tard. Cette croyance au « changelin » et les pratiques qui y étaient associées sont bien documentées dans les sources historiques également (voir le classique de l’ethnohistoire de Jean-Claude Schmitt, Le Saint Lévrier : Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le XIII° siècle). Elle a permis de justifier l’abandon et même le meurtre d’enfants malades, handicapés ou simplement différents pendant des siècles, et ce jusqu’à une époque récente (le dernier cas recensé, jugé en Irlande, a eu lieu en 1895). L’auteur base justement son histoire sur un fait divers de 1826, documenté par les archives, dont je ne peux rien dire au risque de révéler la chute. Interdiction, donc, de vous renseigner avant si vous voulez conserver le suspense !

Même si l’incertitude quant au sort du petit Micheál nous pousse à tourner les pages avec avidité, l’attente du dénouement n’est pas tellement le moteur principal du livre. La fascination un peu glaçante qu’on éprouve en voyant les éléments se mettre en place de manière diabolique repose surtout sur la justesse de ses personnages. On suit avec un intérêt grandissant le parcours de ces trois femmes très différentes, que le destin du petit Micheal a amené à se rencontrer : la veuve Leahy, obstinée jusqu’à la mort, la maladroite, mais généreuse Mary et surtout la vieille Nance, la cailleach qui, indifférente aux crachats et aux persécutions soigne les miséreux, donne et, parfois, reprend la vie. Des femmes humaines, pleines de failles et de forces, déterminées à survivre, quoi qu’il en coûte. Ensemble, elles chemineront dans la tempête jusqu’au dénouement final, où leurs chemins se sépareront à nouveau.

Autant vous avertir : cette histoire est dure comme l’hiver irlandais. Dès les premières pages, on se trouve plongé dans le rude quotidien de ces gens qui n’ont aucun autre avenir que de sarcler des champs arides, se vendre à la ville ou mendier sur le bord des fossés ; qui, malades, doivent choisir entre un curé dogmatique complètement hors-sol et une rebouteuse prête à tout pour alléger leur fardeau (jusqu’aux solutions les plus radicales). Le paysage est aussi radieux qu’un roman de Claude Seignolle. Entre messes et accusations de sorcellerie, les accidents de la vie se succèdent : mort subite en pleins travaux des champs, ébouillantage à l’huile, fausse-couche, mortalité infantile... Le ciel est gris et pluvieux, la boue encrasse les pieds de ces pauvres hères sans chaussures, la pauvreté rend méchant, alcoolique et cancanier, la faim pousse à voler les patates du voisin. Les femmes battues par leur mari se vengent sur les autres et tout le monde cherche un coupable à sa misère : le voisin à l’enfant anormal, la vieille qui a choisi de vivre sans homme, les « bons voisins »… « Pas assez bons pour le paradis, mais pas assez mauvais pour l’enfer », ceux-là sont la source de tous les malheurs du monde. On les redoute et on cherche à se les concilier. Leur présence est comme une menace sourde, omniprésente ; pourtant, comme ce Dieu qu’on prie en vain, ils restent invisibles. Le petit Micheál, ce petit devenu difforme, est-il humain ou fae ? S’agit-il d’un enfant malade à force de malnutrition, handicapé de naissance, ou un changelin sournois qu’il convient de renvoyer chez lui ? L’auteur ne nous donne ni solution ni interprétation. Juste l’éventail des vérités, différentes pour tous : le curé, le médecin, la rebouteuse, les voisins, la fille de ferme, et, finalement, la grand-mère, qui attendra jusqu’au bout la retour de son « vrai » petit-fils… Personne n’est montré du doigt non plus ; aucun coupable ne sera désigné à la fin de cette tragédie celte. On ressort de là bouleversé, et émerveillé par la complexité de la vie et la résilience humaine, si bien rendues par Hannah Kent.

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