26. Le trépan ou le trépas

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Lorsqu’on m’installa sur le pont, la vive lumière du jour agressa mes rétines sensibles et quelqu’un me couvrit les yeux d’un bandage. J’eus le temps de constater que la tempête était complètement passée désormais, et je pris conscience que les oscillations du navire ne provenaient, en fait, que de l’imagination de mon cerveau endommagé.

Les drogues qu’Exquemelin m’avait prescrites peu de temps auparavant commençaient à faire effet, et je me sentais dans un état étrangement euphorique. La situation me sembla même comique, et je ne pus me résoudre à effacer le sourire béat qui s’était figé sur mes lèvres. Mon crâne ne me faisait plus souffrir, et la petite brise qui chatouillait ma plaie me fit bêtement glousser comme une simple d’esprit.

On avait enfoncé des petits bouts de coton dans mes oreilles, mais tous les bruits qui m’entouraient me parvenaient avec clarté, comme si les sons entraient par le trou au sommet de mon crâne, et non par mes oreilles.

– Quel est cet attroupement ? s’énerva Exquemelin, tout proche de moi.

– Les hommes veulent regarder l’opération, monsieur.

– Ce n’est pas une attraction de foire ! Laissez approcher les médecins et leurs aides, mais faites reculer tous ces curieux. Et dites-leur de se taire, je vais avoir besoin de silence et de concentration.

– Très bien, monsieur.

– Vous quatre, vous allez me servir d’aides. Toi et toi, vous allez tenir ma patiente et l’immobiliser. Baptiste, tu restera auprès de moi et tu seras mon bras droit. Et toi, Victor, tu sais quel est ton devoir, n’est-ce-pas ?

– Oui, monsieur, je vais consigner par écrit toutes les étapes de l’opération.

– Très bien. Messieurs mes confrères, déclara-t-il en se raclant la gorge, comme vous le savez, je vais procéder à une trépanation sur cette demoiselle, qui présente une fracture de l’os pariétal gauche compliquée d’une plaie des parties molles. J’ai relevé la présence d’esquilles osseuses, ainsi qu’un épanchement de sang entre la dure-mère et l’arachnoïde, les deux membranes entourant le cerveau, ce qui provoque une compression de celui-ci.

Je perçus des mouvements autour de moi, m’indiquant que les spectateurs se penchaient sur mon crâne pour observer la blessure.

– La trépanation est-elle obligatoire ? demanda l’un d’eux.

– Elle est fortement recommandée, puisque cela a provoqué des incidents primitifs, qui se sont révélés quelques heures après le traumatisme. Ces complications se sont montrées sous la forme de douleurs, fièvre, délire, agitation, convulsions et hémiplégie. Si nous ne trépanons pas au plus vite, les esquilles et l’hémorragie peuvent entraîner la mort.

– C’est donc soit le trépan, soit le trépas, si je puis me permettre.

Quelques gloussements amusés accompagnèrent cette remarque, et je ne pus m’empêcher de pouffer moi aussi.

– Cela est-il douloureux ?

– Évidemment, c’est pourquoi ma patiente a été préalablement droguée avec une décoction préparée à base de suc de pavot et d’ergot de seigle. J’ai également pris soin d’allumer un petit brasero, et mon aide ici-présent veillera à y brûler régulièrement des boules d’opium et à faire inhaler la fumée à ma patiente. Pas d’autres questions ? Très bien. Comme vous le voyez, la zone à trépaner a été soigneusement rasée et lavée avec un savon à base d’écorce de Panama. Voyez le bandage qui entoure la tête et passe sous le menton : il s’agit du bandage dit de la mitre d’Hippocrate, que je recommande pour les opérations du crâne.

Je perçus le grattement frénétique d’une plume sur du papier, suivi de quelques échanges à voix basse.

– Bien, je vais pouvoir commencer, reprit Exquemelin en se penchant si près de moi que je pus sentir son souffle sur ma tête. Je régularise en premier lieu les bords de la plaie, puis je fais une incision en demi-lune sur le cuir chevelu… comme ceci. Ainsi je pourrais rabattre le lambeau de peau et le recoudre le moment venu. L’os du crâne est maintenant à nu. Voyez comme les artères du cuir chevelu donnent beaucoup de sang, c’est pourquoi j’utilise des pinces pour assurer l’hémostase, ainsi que des compresses de gaze pour tamponner la plaie.

Le silence se fit pendant plusieurs minutes, entrecoupé par le cliquetis des instruments.

– Voici un trépan à arbre. Comme vous le voyez, il s’agit simplement d’un vilebrequin muni d’une poignée, permettant d’exercer un mouvement rotatif autour d’un axe. L’embout que vous voyez-là s’appelle la couronne : ce n’est ni plus ni moins qu’une scie circulaire creuse, au milieu de laquelle dépasse un clou, la pyramide. Cette pyramide sert d’appui et d’axe. Je le place au centre du cercle que je veux creuser, et je commence à forer.

À cet instant, je sentis une très curieuse sensation qui me fit frissonner de la tête aux pieds. J’étais consciente qu’Exquemelin était un train de percer un trou dans ma boîte crânienne, mais je ne ressentis ni peur ni douleur.

– Lorsque le trou est assez profond, il faut retirer le trépan et dévisser la couronne, afin que la pyramide ne dépasse plus qu’un tout petit peu de la scie, sinon il y a un risque qu’elle transperce le cerveau, et, vous vous en doutez, cela est à éviter. Une fois que c’est ajusté, je peux reprendre. Il faut exercer juste ce qu’il faut de pression pour creuser un sillon, et dégager régulièrement la poussière osseuse à l’aide d’un pinceau.

– C’est impressionnant ! souffla une voix ébahie non loin de là.

– Comme l’os du crâne est arrondi, reprit le chirurgien, il faut veiller à ce que la profondeur de la découpe soit homogène sur toute sa circonférence, quitte à accentuer la pression d’un côté ou de l’autre. Il faut également rester très attentif afin de ne pas forer trop profondément, auquel cas les dégâts seraient irréversibles. Et, bien évidement, il faut également drainer les humeurs qui ne manquent pas de s’écouler. À mon avis, je ne pourrais pas remettre la rondelle à sa place car il y a trop d’esquilles et d’irrégularités, la soudure ne se ferait pas correctement et… Ah ! Voilà, j’y suis presque, encore quelques tours… Baptiste, faites inhaler de l’opium à la patiente, voulez-vous.

Je pris une grande bouffée de fumée et fus envahie par un sentiment de plénitude, lorsqu’un petit choc brusque m’apprit que le chirurgien avait détaché un fragment de mon crâne.

Je ne sais pas si cela fut provoqué par l’inhalation d’opium ou par le fait qu’une partie de mon cerveau se retrouva soudain à l’air libre, mais une sensation de délivrance et d’euphorie m’envahit et je fus tout à coup soulagée de tous mes maux. Ma perception de toutes les choses qui m’entouraient s’accrut, et j’eus l’impression que mon esprit s’élevait au-dessus de mon corps. Mes yeux étaient bandés, mais je me vis moi-même, assise au milieu du pont, la tête ouverte et ruisselante de sang, tandis qu’Exquemelin, penché sur moi, enlevait les esquilles d’os qui s’étaient fichées dans mon cerveau. Il draina le sang, nettoya la plaie, la sutura et referma le tout.

Je me réveillai en sursaut, le souffle court et trempée de sueur. Il me fallut un moment avant de me rappeler qui j’étais, puis tout me revint en mémoire avec une précision prodigieuse. Je me passai la main sur le crâne, et, au travers du bandage, devinai les contours arrondis et légèrement creux de ma plaie. En ouvrant les yeux, je constatai que ma vision était redevenue nette, et que j’étais de retour dans ma cabine.

J’étais écrasée de fatigue, mais je me sentais merveilleusement bien. Peut-être étais-je encore sous l’emprise des drogues.

« Eivy, tu vas bien ? »

– « Très bien », répondis-je, soulagée de pouvoir à nouveau communiquer avec Astrid. « J’ai été... »

« Trépanée », acheva-t-elle. « Oui, je sais, j’ai assisté à une partie de l’opération… c’est incroyable, à l’instant où Exquemelin a ouvert ton crâne, c’était comme si… comme si j’étais présente à tes côtés. C’était complètement dingue ! J’ai l’impression de ressentir toutes tes émotions et tes pensées avec beaucoup plus de force qu’auparavant. C’est comme si ta trépanation avait rompu un barrage qui nous empêchait de communiquer clairement. »

Les émotions d’Astrid me submergèrent, plus puissantes et plus précises qu’elles ne l’avaient jamais été. Jusqu’à présent, j’avais toujours entendu les pensées de ma sœur de façon claire. Mais par je ne sais quelle alchimie provoquée par ma trépanation, notre perception l’une de l’autre s’était considérablement perfectionnée et j’eus l’impression de ressentir ses pensées et ses émotions comme si nous ne formions qu’un seul et même être.

Nous passâmes un long moment à nous émerveiller de cette nouveauté, et je finis par m’endormir, épuisée par mon opération.

Lorsque je me réveillai à nouveau, Dan et Exquemelin étaient à mon chevet et discutaient entre eux à voix basse.

– Eivy ! Comment tu sens-tu ? s’écria Dan en voyant que je revenais à moi.

– Plutôt bien, répondis-je en me redressant. Suis-je encore droguée ?

– Non, pourquoi ? s’enquit Exquemelin, qui s’empressa de sortir son carnet pour prendre des notes.

– Je me sens… bizarre, mais en pleine forme. Et j’ai l’impression de… de ressentir les choses avec plus de netteté qu’avant.

– Intéressant, marmonna le chirurgien tout en écrivant. Il arrive que les perceptions et les sens des trépanés s’accroissent après l’opération, mais je ne l’avais jamais constaté de mes propres yeux sur l’un de mes patients, cela tenait plus de la légende urbaine. C’est plutôt une bonne nouvelle, d’autant plus que l’opération semble être un succès ! Je ne m’attendais pas à te voir autant en forme et avec les idées claires.

– Merci, Exquemelin… je vous dois la vie. Et la… la tempête est-elle passée ? Comment vont John et les autres blessés ? Et le reste de notre flotte ?

– La tempête est passée depuis trois jours maintenant, répondit Dan avec un sourire. On a plusieurs blessés et de belles fractures, mais n’y a eu qu’une seule amputation, et un homme disparu en mer. John ne pourra pas marcher avant un moment, mas il va s’en remettre. Les autres navires ont essuyé quelques pertes eux aussi, et le sloop de Monbars a été pas mal endommagé. La tempête nous a drossé vers le nord-est, et nous avons perdu la trace des Espagnols…

Son visage se figea dans un rictus exprimant la fatalité et la déception, et il poussa un gros soupir venu du fond de ses entrailles.

– Il faut qu’on trouve un mouillage pour réparer les dégâts. Selon notre pilote, si on continue encore un peu vers l’est, on atteindra ce soir les Açores, un archipel portugais. Une fois qu’on y sera, nous verrons ce qu’il adviendra de notre flotte.

Les prévisions du pilote s’avérèrent justes, et nous atteignîmes l’archipel des Açores en fin de journée. Le capitaine, le second, le pilote et le timonier se mirent d’accord et jetèrent leur dévolu sur Corvo, la plus petite et la plus septentrionale des neuf îles qui constituaient l’archipel.

Le Hardi, le Phénix, le Tigre et le Cantankerous se rangèrent en file derrière-nous et nous suivirent tandis que l’Ad Patres louvoyait entre les récifs et les bas-fonds jusqu’à atteindre une zone propice au mouillage. Les ancres furent jetées, les chaloupes descendues à la mer, et l’équipage accosta sur la côte sud de l’île inhabitée, sur une plage constituée de sable noir et d’étendues de lave qui se retrouva bientôt recouverte de tentes et de feux de camp.

Le capitaine de Grammont fut réquisitionné pour faire le tour de l’archipel en toute discrétion avec une grosse chaloupe à voiles, afin de s’assurer que nous n’avions pas été repérés et qu’il n’y avait pas de dangers. Il revint de sa mission de reconnaissance à la nuit tombée, alors que je somnolais auprès du feu en écoutant d’une oreille la conversation entre Dan et ses officiers, et il se rua aussitôt sur nous.

– Morcanth ! rugit-il, peinant à retrouver son souffle. Tu ne devineras jamais ce qu’il y a sur l’île de São Miguel, au sud-est d’ici !

Il attendit quelques instants pour ménager son effet de surprise avant de poursuivre :

– La Nuestra Señora de Atocha et son escorte sont là-bas. Il semble qu’ils aient eu des dégâts pendant la tempête, eux aussi. On a repéré aux moins deux de leurs navires carénés sur la plage.

– Vous ont-ils vus ?

– Non.

Avec un sourire jusqu’aux oreilles, Dan déclara :

– Eh bien, mes amis, il semblerait que notre chasse au galion n’ait pas encore touché à sa fin, et c’est bien avec les cales pleines qu’on rentrera chez nous !

L’information se propagea rapidement à tout le campement et bientôt, la plage fut inondée de cris de joie, de rires et de hourras ; des tonneaux de vin furent ouverts et la fête débuta.

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