25. Anna Vendetta

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Lorsque mon corps bascula en arrière par l’ouverture, un flot de terreur me submergea et je crus ma dernière heure arrivée pour de bon.

Mais Billy rattrapa mon pied in extremis. Je restai suspendue la tête en bas contre le flanc du navire, engloutie par l’océan à chaque nouvelle vague. À peine avais-je la tête hors de l’eau que le bateau se renfonçait déjà dans la mer, ne me laissant pas le temps de reprendre ma respiration. Je bus la tasse un bon paquet de fois, persuadée que j’allais mourir noyée ainsi, suspendue par les pieds, avant que Billy ne parvienne à me remonter par le sabord.

Dans un dernier râle d’effort, elle me hissa sur le pont de batterie. Nous nous retrouvâmes toutes les deux, haletantes, allongées sur le plancher.

– Tu… tu m’as lâchée délibérément ! lui reprochai-je, peinant à retrouver mon souffle après avoir vomi toute l’eau avalée.

– Mais j’ai changé d’avis et je t’ai rattrapée, rétorqua-t-elle, tout aussi essoufflée. Ça m’arrangerait si tu pouvais retenir seulement la deuxième partie…

Je me redressai, allai refermer le sabord avant qu’elle ne change encore d’avis, puis m’adossai au battant en plantant mon regard dans le sien. Il est vrai que, pour un garçon, Billy – ou plutôt, Billie – avait des traits plutôt fins, mais j’avais déjà rencontré des hommes beaucoup plus efféminés que ça. Ses allures de garçon bagarreur, sa démarche masculine et ses épais cheveux blonds tout ébouriffés avaient réussi à duper tout le monde.

Elle me regarda avec une expression accablée, attendant que je dise quelque chose. Mais rien ne me vint à l’esprit, et j’étais encore trop sonnée par ce qu’il venait de m’arriver. Avec un frisson d’épouvante, je me rendis compte que j’avais bien failli mourir noyée pour la troisième fois de mon existence. Décidément, le destin avait un humour très particulier.

Je m’apprêtai à dire quelque chose à Billie, qui attendait toujours une réaction de ma part, mais la tempête était loin d’être passée, et une nouvelle embardée nous envoya valser d’un bout à l’autre du pont.

Tout se passa en une poignée de secondes. L’entrepont se retrouva quasiment à la verticale et je fus projetée vers la paroi bâbord sans rien trouver à quoi me raccrocher, en dévalant à toute vitesse le plancher devenu oblique. Avec horreur, je vis que je tombai droit vers l’une des bouches à feu. Je ne pus freiner ma chute, et ma tête heurta avec force le canon de douze livres en fonte.

Lorsque je repris connaissance, le navire tanguait toujours en faisant grincer la charpente, mais la tempête semblait s’être quelque peu calmée. J’avais un horrible mal de crâne et, lorsque je portai ma main à mon front, je constatai que celui-ci était ceint d’un bandage bien serré.

À mesure que je retrouvais mes sens, des râles et des gémissements parvinrent à mes oreilles et je pris conscience de l’agitation qui m’entourait. Mes paupières papillonnèrent un moment avant que je n’arrive à ouvrir les yeux. Je vis tout d’abord des taches de couleurs floues et mouvantes, avant que ma vue ne s’ajuste. J’étais allongée sur l’un des lits de l’infirmerie, au milieu d’une demi-douzaine d’autres blessés. Le docteur Magnus me tournait le dos, penché sur un homme qui, d’après ce que je pouvais en voir, avait une méchante fracture ouverte au bras.

– Eivy…

Mon prénom avait été prononcé d’une voix faible, mais suffisante pour que je l’entende. Je tournai avec précaution la tête dans l’autre sens, ce qui provoqua une vive douleur et m’arracha une grimace. Le monde sembla tourner autour de moi, et je dus me concentrer pour reconnaître mon interlocuteur, allongé sur la couchette à ma gauche. Il s’agissait de John, mon coéquipier gabier, et je constatai qu’il avait les deux jambes fracturées. Je lui lançai un regard interrogateur.

– Je suis tombé de la vergue peu après toi, expliqua-t-il dans un murmure, le visage luisant de sueur. J’comprends pas, t’as chuté droit vers l’océan, comment t’as fait pour t’en sortir ?

– J’ai pas lâché la corde… gémis-je, avant qu’une terrible vague de douleur ne s’abatte de nouveau sur moi et ne m’empêche de continuer.

Je serrai les dents en grimaçant pendant quelques instants, attendant que mon mal de crâne s’atténue pour poursuivre.

– Je me suis retrouvée suspendue au flanc du navire et quelqu’un m’a rattrapée par le sabord, achevai-je avec difficulté, le souffle court.

– Extraordinaire, admit John, qui grimaçait de douleur lui aussi.

– Au final, c’est la rencontre fortuite entre ma tête et un canon qui a eu raison de moi.

Je tentai de lui sourire, mais cela devait plus ressembler à un affreux rictus. La souffrance était si atroce que je crus que ma tête allait se fendre en deux. Je serrai une nouvelle fois les dents mais ne pus retenir un cri, et Magnus se précipita sur moi pour m’administrer une généreuse dose de laudanum de Sydenham.

Je ne sais pas si je passai plusieurs minutes, plusieurs heures ou plusieurs jours à planer sous les effets de l’opium, mais lorsque je retrouvai un semblant de conscience, mon crâne me faisait toujours effroyablement souffrir et la fièvre s’était emparée de moi. Même après que les effets du laudanum se soient dissipés, je restai dans un état végétatif proche du coma, ni vraiment éveillée, ni vraiment endormie. Lorsque j’ouvrais les yeux, je ne voyais que des taches floues qui semblaient danser autour de moi. À plusieurs reprises, je sentis qu’on me passait un linge humide sur le front et qu’on me parlait, mais j’étais incapable de comprendre et encore moins de répondre.

J’avais perdu toute notion du temps, et ma fièvre me faisait tantôt frissonner de froid, tantôt étouffer de chaud. Je sombrai plusieurs fois dans l’inconscience. Quand je me réveillais, je n’étais pas en possession de tous mes moyens, mes pensées étaient incohérentes, et je n’arrivais pas à faire abstraction de la douleur lancinante qui me comprimait le crâne. Parfois, je sentais que mon corps était secoué de soubresauts et de spasmes incontrôlables.

Alors que je reprenais plus ou moins conscience pour la énième fois, je perçus une présence à mon chevet, qui humidifiait mon front et faisait couler un filet d’eau entre mes lèvres. Je laissai échapper une faible plainte et essayai vainement d’accommoder ma vision pour tenter d’identifier l’individu, mais tout ce que je pus distinguer, c’est une tache sombre sur un fond plus clair.

– Elle se réveille, fit une voix qui sembla résonner dans mon crâne.

– Eivy, tu m’entends ?

– J-je n’arrive p-plus… à commu… communiquer avec ma sœur, gémis-je faiblement.

– Tu n’as pas de sœur, Eivy… en tout cas, elle n’est pas là.

– Si… dans le futur… elle me parle dans ma tête…

– Elle délire complètement.

– Sa fièvre n’a pas baissé. Donnez-lui encore une dose de laudanum.

– Non, refusai-je. Je veux parler… à Astrid.

Je tentai de lever le bras pour repousser la main qui me soulevait la tête, mais constatai avec horreur que mon membre ne répondait pas et restait immobile.

– Je ne p-peux pas bouger… mon bras.

Quelqu’un écarta ma paupière et je vis les contours vagues d’un visage se dessiner devant moi.

– La dilation des pupilles est inégale entre les deux yeux.

– Qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce grave ?

– Eivy, peux-tu lever le bras droit ? Bien. Et maintenant le bras gauche ? La jambe droite ? Jambe gauche ?

Je m’exécutai à chacun de ses ordres, mais je ne pus que bouger très légèrement la jambe gauche, et mon bras du même côté resta totalement inerte.

– Que se passe-t-il ?

– On dirait qu’on a une hémiplégie, une paralysie du côté gauche… Je crois que le traumatisme crânien est plus grave qu’on ne le pensait.

– Envoyez quelqu’un sur le Phénix et faites chercher Exquemelin immédiatement.

J’étais toujours dans un état second, ni consciente ni inconsciente, lorsque je sentis des mains fraîches me manipuler avec douceur.

– Que s’est-il passé ? demanda Exquemelin avec inquiétude.

– Elle a eu un petit entretien en tête-à-tête avec Anna Vendetta, l’une de nos pièces d’artillerie lourde. Par bonheur, Anna n’a rien, mais…

– Taisez-vous. L’heure n’est pas à la plaisanterie, bon sang !

– Eivy, c’est moi, Exquemelin. Pouvez-vous bouger ?

J’essayai une nouvelle fois, mais mon côté gauche ne répondait plus.

– Exquemelin, murmurai-je. Je dois… vous dire un secret. Je… je viens du futur.

– Elle n’arrête pas de délirer, fit une autre voix. Elle ne cesse de parler de destin, de futur, et de voix qui parlent dans sa tête.

– Son état m’inquiète. Aidez-moi à la redresser.

Je me retrouvai bientôt assise, maintenue par plusieurs paires de bras. Je sentis les mains froides d’Exquemelin sur ma peau brûlante, et ce contact me fit frissonner. Il entreprit de défaire le bandage qui me ceignait le haut du crâne, ce qui m’arracha un petit gémissement. Un filet de sang chaud coula sur ma tempe et le long de mon cou, et je sentis un étrange courant d’air sur le sommet de mon crâne. Exquemelin dégagea une mèche de cheveux poisseuse de sang qui s’était collée à ma plaie, et je dus serrer les dents pour ne pas crier. Lorsqu’il se pencha au-dessus de mon crâne pour examiner la blessure de plus près, il siffla en inspirant une bouffée d’air entre ses lèvres, exprimant une inquiétude qui ne présageait rien de bon.

– Vous auriez dû faire appel à moi plus tôt. L’os du crâne est fracturé, je relève la présence d’esquilles, et on a un épanchement de sang entre l’arachnoïde et la dure-mère, diagnostiqua-il d’un ton expert. L’hémorragie a créé une hypertension intracrânienne qui est à l’origine de l’hémiplégie. Si on ne diminue pas la compression du cerveau au plus vite, elle ne passera pas la nuit.

Un silence pesant suivit ce diagnostic. L’esprit brumeux, j’entendis ces paroles mais ne compris pas le sens des mots.

– Quelle… quelle est la procédure, docteur ?

– Rasez le crâne de ma patiente sur un diamètre d’un pouce tout autour de la plaie, et faites-ça bien. Qu’on aille immédiatement chercher mon coffre à chirurgie sur le Phénix. Et installez Eivy sur le pont, je vais avoir besoin de la lumière du jour.

Cette fois, j’assimilai le sens de ses propos. L’horreur me submergea et je fus prise de nausées lorsqu’il acheva :

– Nous allons devoir effectuer une trépanation.

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