21. Reeves le Vaurien

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Je m’empressai de quitter la résidence du lieutenant-gouverneur sans prendre la peine de me faire discrète, cette fois-ci. Je me ruai sur la route et regagnai la ville à petites foulées tout en ruminant contre Morgan. J’avais espéré trouver de l’aide auprès de lui, et il s’était avéré être le traître scélérat qu’Exquemelin m’avait décrit la veille. Mais ma colère s’orienta bien vite contre ce Lord Vaughan, qui avait fait chanter Morgan, et avait parlé d’éradiquer toute notre flotte avec tant d’indifférence. Je n’avais pas pu voir à quoi il ressemblait, mais je gardai bien en mémoire le timbre de sa voix, au cas où nos chemins se recroiseraient.

Tout en regagnant le port en marchant pour reprendre mon souffle, je réfléchis à ce que j’allais faire désormais. J’étais démunie, et je me demandai bien comment j’allais pouvoir prévenir Dan et les autres du piège qui les attendait. Peut-être que si je faisais les poches les passants, je finirais par réunir une somme suffisante pour me payer une place sur un navire, et avec un peu de chance…

– Hé, toi !

Je me retournai et reconnus le mendiant qui m’avait interpellé un peu plus tôt, et à qui j’avais cassé une dent. Je m’empressai de décamper à toute allure avant qu’il ne m’attrape.

– Eivy Storm !

Je me figeai sur place et me retournai de nouveau vers lui.

– Qui êtes-vous et comment connaissez-vous mon prénom ? Et qu’est-ce que vous me voulez, à la fin ?!

– Je suis le capitaine George Reeves. C’est Daniel qui m’envoie !

Cette fois, je le laissai s’approcher de sa démarche claudicante. Il s’arrêta face à moi et me lança un regard noir par-dessus ses sourcils broussailleux.

– Pourquoi tu m’as frappé ? demanda-t-il en zozotant à cause de sa dent cassée.

– Vous n’aviez qu’à pas m’aborder de cette façon, répliquai-je. Je venais de me sortir d’une situation traumatisante et vous m’avez brusquée !

– Hé ! C’est toi qui m’as brusqué ! zézaya-t-il d’un ton outragé. Tu m’as pété une dent !

Il me fit un rictus grimaçant pour me montrer l’une de ses incisives, dont il manquait une bonne moitié. La situation avait quelque chose d’assez comique et un petit rire m’échappa. L’homme à la barbe sale et hirsute, que j’avais pris par erreur pour un mendiant, me fusilla du regard.

– Daniel m’a chargé de rester sur le port et de surveiller ton retour. Il m’a décrit une jeune fille charmante, pas une furie défigurée et agressive…

Cette fois, ce fut à mon tour de le fusiller du regard, autant que mon œil tuméfié me le permettait.

– Et maintenant que vous m’avez trouvée, qu’êtes-vous censé faire ?

– Te conduire à eux ! Je possède le bateau le plus rapide de toutes les Caraïbes.

Je levai les yeux au ciel, dubitative.

– Je me demande combien de capitaines se vantent d’avoir le bateau le plus rapide de toutes les Caraïbes.

– Oui, bon, c’est l’un des plus rapides. Alors, tu veux les rejoindre, oui ou non ?



Après avoir exigé des excuses de ma part, le capitaine Reeves me mena jusqu’à son bateau amarré un peu plus loin, le Lily. C’était un petit cotre à un seul mât, gréé en voiles auriques et muni de trois focs. Sa coque était longue et fuselée, taillée pour la course.

L’équipage n’était composé que de six hommes, qui me saluèrent d’un hochement de tête tandis que je m’installais à la proue du navire. Ils déployèrent la grand-voile et les focs, et le bateau quitta le port en prenant de la vitesse.

– T’es déjà montée à bord d’un navire qui filait à quatorze nœuds ? badina Reeves d’un ton prétentieux en m’offrant un sourire édenté qui se voulait charmeur.

– Non, avouai-je, stupéfaite par la rapidité du cotre. Dans combien de temps y serons-nous ?

– Mmh… ils ont environ six ou sept heures d’avance sur nous. Si on maintient cette allure, on les rattrapera dans la soirée. Si tu ne m’avais pas agressé, on y serait déjà à l’heure qu’il est, mais bon… Tu as de la veine que Daniel ait fait appel à moi et à ma Lily, c’est ton jour de chance !

– Bof, maugréai-je en repensant à ces dernières vingt-quatre heures épouvantables. Et même si Dan a fait appel à vous, remarquai-je d’un ton acerbe, il m’a quand même abandonnée ici.

– Oh ! C’est pas de gaieté de cœur qu’ils sont partis sans toi ! Ils ont retardé le départ de plusieurs heures et ont ratissé la ville toute la matinée, mais tu restais introuvable. Plusieurs hommes ont perdu patience et ont exigé de mettre les voiles sans toi, et Daniel leur a pété la gueule l’un après l’autre. Il a réussi à retourner tout le port, c’était un sacré boxon ! Même le gouverneur Vaughan en personne est venu rétablir l’ordre et il s’est pris un gnon, il en avait la perruque toute retournée. Finalement ils sont parvenus à l’immobiliser et je crois bien qu’ils l’ont embarqué contre son gré. À mon avis, ça doit être le carnage à bord de l’Ad Patres à l’heure qu’il est ; j’aimerais pas être à la place de ceux qui l’ont entraîné de force.

Mon cœur se desserra légèrement à l’écoute de ce récit. C’était une petite consolation qui atténuait quelque peu la douleur d’avoir été abandonnée. Et désormais, je comprenais mieux pourquoi Lord Vaughan avait parlé d’ « esclandre » au sujet du départ de la flotte, et je souris à l’idée qu’il se soit pris une beigne par Dan.

Tandis que le cotre fendait les flots à toute allure, le capitaine Reeves, qu’on surnommait aussi Reeves le Vaurien, passa plusieurs heures à me raconter ses débuts dans le commerce du bois de teinture avant de devenir flibustier sous commission française. Il me décrivit avec moult détails sa vie de boucanier dans la baie de Campêche, où il s’était illustré en capturant et en tuant le traître Gillis Delicaet aussi connu sous le nom de Yallahs. Reeves le Vaurien était une vraie pipelette, et je l’écoutai raconter inlassablement ses histoires avec beaucoup d’attention. Le temps sembla ainsi passer plus vite, et le soleil ne tarda pas à décliner.

Penchée à la proue du navire, je guettai le moindre petit indice de notre flotte à l’horizon, mais je ne voyais toujours rien.

– Vous êtes sûr qu’on va dans la bonne direction ? m’enquis-je, de plus en plus inquiète.

– Je sais que t’as un œil en vrac, mais regarde mieux !

J’observai dans l’axe qu’il m’indiquait et je vis, au loin, des petites taches de lumière.

– C’est eux ! m’écriai-je, aux anges.

Je remerciai le ciel – ou Dieu, le Destin, l’Univers, peu importe – de m’avoir encore une fois offert une issue de secours. Bien qu’elle soit toute relative, ma chance frisait parfois la démesure.

Il nous fallut encore près de deux heures pour rattraper le convoi, et il faisait nuit noire lorsque Lily aborda le flanc tribord de l’Ad Patres. Les hommes de Dan nous lancèrent un cordage et Reeves amarra les deux bateaux bord-à-bord, puis nous empoignâmes l’échelle et entreprîmes notre ascension.

Lorsque je posai le pied sur le pont, un petit comité d’accueil se forma autour de moi, et je vis Dan, la mine inquiète, venir à ma rencontre à grandes enjambées. Mais Ezra, qui était plus proche, fut plus rapide.

– Eiv…

– Pousse-toi ! gronda Dan qui le bouscula, l’envoyant valser à bonne distance, avant de me serrer dans ses bras. Mais où étais-tu passée ?!

Il me tint à bout de bras pour m’examiner de la tête aux pieds, l’air sidéré. Je remarquai qu’il avait le visage couvert de contusions, lui aussi.

– Que t’est-il arrivé ?! Et qui t’as fait ça ?

Sans attendre de réponse, il nous amena, Reeves et moi, dans sa cabine et j’entrepris de lui narrer mes dernières aventures. Je lui racontai mon enlèvement et ma séquestration par Teddy et Crâne-rasé – Dan m’apprit qu’il s’appelait Claude – et comment j’avais réussi à me débarrasser d’eux. Au fur et à mesure de mon récit, je vis le visage du capitaine se rembrunir et son regard lancer des éclairs. Reeves aussi écoutait attentivement, et il siffla d’admiration lorsque j’expliquai comment j’avais cloué Claude au mur.

– C’est un bon débarras, grogna Dan entre ses dents. Ces deux rats de cale étaient de vraies pourritures. Eivy, ajouta-t-il d’un ton radouci en prenant ma main, je suis désolé de ne pas avoir été là pour te protéger et d’être parti sans toi, mais on ne m’a pas laissé le choix… J’espère que tu me pardonneras un jour. Mais… je suis tellement fier de toi ! Tu as réussi à refroidir deux hommes expérimentés à toi toute seule, je suis franchement impressionné !

– J’ai eu un sacré coup de pouce du destin, et je n’étais pas vraiment toute seule…, murmurai-je, avant de me rappeler juste à temps la présence de Reeves. Et… je comprend que vous ayez été obligés de décamper sans moi, mais je l’ai quand même encore au travers de la gorge, pour tout te dire.

– Méfie-toi, cette fille est une vraie bagarreuse, s’écria Reeves. Elle m’a même pété une dent quand j’ai voulu l’aborder !

– J’avais remarqué, ricana Dan. Merci de me l’avoir ramenée, Reeves, je te dois une fière chandelle.

– Une part du butin suffira, s’empressa-t-il de répondre avec fausse modestie.

– À ce propos, je ne t’ai pas encore tout dit, déclarai-je avec gravité. J’ai surpris une conversation entre Henry Morgan et Lord Vaughan. Le gouverneur est au courant qu’on pourchasse le convoi espagnol, et il a envoyé son bateau le plus rapide pour les prévenir d’une attaque imminente. Ils ne vont pas tarder à être au courant, si ce n’est pas déjà fait, et ils vont nous tendre un piège.

Dan eut un petit claquement de langue agacé.

– C’était à prévoir, marmonna-t-il. Morgan n’est pas des plus fiables, et Vaughan est loin d’être un idiot. Je me doutais qu’il ferait le lien entre notre flotte et le Nuestra Señora de Atocha, surtout que notre départ n’a pas été des plus… discrets.

– Tu lui a mis une bonne châtaigne et t’as retourné tout le port, tu veux dire ! s’écria Reeves, qui éclata d’un rire tapageur en se frappant la cuisse du poing.

– Quoi qu’il en soit, répondit Dan en nous servant trois verres d’eau-de-vie, on ne va pas se laisser abattre par ce soit-disant piège. Il faudra juste revoir notre stratégie… Crois-moi, il en faut beaucoup plus pour m’arrêter.

Il planta son regard implacable dans le mien en me tendant un verre, et j’y lus une détermination à toute épreuve. Je compris que si on remettait un jour les pieds à Port Royal, se serait avec les cales pleines d’or, sinon rien.

Tout en sirotant mon verre, je m’enfonçai dans les coussins moelleux du canapé de velours. J’eus une petite pensée pour l’objet initial de notre quête, cette mystérieuse chose dissimulée quelque part à Londres, qui avait été totalement englouti par la fièvre qu’avait suscitée notre chasse au trésor.

Mon intuition me cria que le chemin qu’il nous restait à parcourir serait encore long et semé d’embûches, et un mélange d’appréhension et d’excitation parcourut mon échine en un frisson.

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