18. Vices et sévices

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Dan m’introduisit auprès des capitaines pirates, et je fis ainsi la connaissance du terrible Monbars, au regard perçant surmonté d’épais sourcils broussailleux. Il avait de longs cheveux noirs, et ses joues étaient barrées de rouflaquettes denses et bien peignées. Aussi grand que large d’épaules, il dégageait un sentiment de force et sans nul doute d’ardeur au combat, impression qui était renforcée par son regard de tueur. Toutefois, il avait le dos droit et le maintien altier de ceux qui avaient été élevés dans la noblesse, et semblait plutôt poli et réservé.

Venait ensuite le chevalier de Grammont. Comme Monbars, il avait le teint basané et les cheveux noirs, mais là s’arrêtait la comparaison. D’assez petite taille, il n’en était pas moins trapu, et portait les cheveux longs ainsi qu’une fine moustache et une petite barbe taillée en pointe sur son menton. On ne pouvait qu’être captivé par ses yeux en amande dans lesquels transparaissaient une volonté et une détermination farouches.

Autant Monbars était sombre et réservé, autant Grammont était expansif et avait la langue bien pendue – ainsi que le gosier constamment à sec, qu’il ne manquait pas de remplir assidûment par de longues rasades de vin.

Mais c’est le troisième français, Alexandre Bras-de-Fer, qui accapara toute mon attention en me bombardant de questions d’un ton enflammé. À peine plus âgé que moi, il était grand, brun, et avec des bras qui justifiaient à eux seuls son surnom. Il était originaire de Bretagne, et insista pour converser avec moi en breton. J’eus l’impression de lui faire le plus beau des cadeaux en acceptant, tellement il eut l’air radieux. Il s’empressa de me demander des nouvelles du pays, et si je n’avais pas récemment entendu parler de telle ou telle personne de sa connaissance.

Au bout d’un long quart-d’heure, Dan vint à mon secours pour me présenter le quatrième et dernier homme qui se joignait à notre flotte. Il s’agissait de Laurens de Graaf, un jeune Hollandais qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. C’était un bel homme blond à la silhouette élancée, très courtois et aux manières raffinées. Il ressemblait moins à un capitaine pirate sur le point de faire la chasse aux Espagnols qu’à un fils de bonne famille qui se serait égaré là par hasard.

Une heure et plusieurs verres de vin plus tard, je commençai à me sentir en confiance parmi tous ces pirates. Le seul à me mettre mal à l’aise était Henry Morgan, avec ses regards lascifs et ses propos scabreux. Je l’évitai autant que possible, et remarquai bientôt que je n’étais pas la seule à adopter cette stratégie.

Tandis que je faisais la connaissance d’Éléonore – la femme d’Alexandre Bras-de-Fer – je vis du coin de l’œil une jeune femme d’une grande beauté s’élancer vers nous et se jeter au cou de Dan.

– Danny, ça fait si longtemps !

– Quel plaisir de te revoir, Hélène, répondit Dan en lui offrant l’un de ses sourires pleins de charme.

Cette vision m’agaça profondément et je serrai les dents, en essayant de ne rien laisser transparaître de mon irritation. Cette Hélène était une belle jeune femme aux longues boucles brunes et soyeuses, et au décolleté outrageusement échancré. La façon qu’elle avait de minauder en se collant à Dan m’horripila, et il ne me fallut qu’une seconde pour la détester.

Le dîner fut servit dans la salle à manger attenante au petit salon. Au milieu de la pièce surchargée de tableaux et de bibelots trônait une grande table en acajou recouverte d’une nappe brodée, sur laquelle on avait dressé une argenterie digne de la cour du roi, ainsi que d’imposants chandeliers. Sir Morgan vivait dans un luxe ostensible et disposait d’une armée de domestiques qui nous invitèrent à prendre place autour de la table. Je me retrouvai entre Éléonore et un homme qui se présenta avec amabilité sous le nom d’Alexandre-Olivier Exquemelin. Dan et Adam étaient assis de l’autre côté de la table, face à moi. Agacée, je vis Hélène demander à Bras-de-Fer de se décaler pour pouvoir s’asseoir à côté de Dan. Mon regard croisa alors celui d’Adam, et je compris de suite que nous partagions la même opinion vis-à-vis de cette pimbêche.

Sir Morgan se leva de son fauteuil en bout de table et attira notre attention en faisant tinter son verre. Il fit un petit discours que je n’écoutai que d’une oreille sur sa volonté de nous voir revenir victorieux et les cales pleines de richesses, puis nous invita à déguster le repas, constitué de cochons de lait rôtis dans une sauce au beurre, de fèves arrosées de jus de viande et de légumes cuits dans du lait d’amande. Le tout était accompagné d’hypocras, un succulent vin sucré et épicé, que j'affectionnais tout particulièrement lorsque j'étais encore à Morlaix.  

Je négligeai honteusement ma voisine de gauche, Éléonore, et conversai tout au long du repas avec Exquemelin, un flibustier français d’une trentaine d’années originaire de Honfleur, en Normandie. Je me pris aussitôt d’amitié pour cet homme chaleureux qui exerçait la fonction de chirurgien à bord du Phénix, le brigantin d’Alexandre Bras-de-Fer.

La langue déliée par le vin, Exquemelin dévia rapidement la conversion sur Henry Morgan. Il m’expliqua à quel point c’était un personnage controversé ces derniers temps, et comment sa nomination au poste de gouverneur avait fait grincer bien des dents, à commencer par les siennes. Depuis qu’il était sous les ordres de la Couronne, cela faisait maintenant deux ans, Morgan avait sournoisement commencé à changer de cap et semblait de plus en plus enclin à dénoncer ses propres frères d’armes, jouant ainsi un double-jeu qui commençait à agacer la communauté flibustière.

– Je le connais depuis bien longtemps maintenant, me confia-t-il en français et à voix basse pour ne pas nous faire entendre malgré le brouhaha ambiant. J’ai navigué avec lui, j’ai été témoin de ses actes odieux, et je le connais mieux que quiconque. Il profite encore de l’aura de prestige qui l’entoure, mais ce n’est plus le même homme. Nous sommes tous là ce soir pour flatter son ego et entreprendre notre voyage sans embûches, mais tous les hommes présents ici savent comme moi que Morgan est une crapule de la pire espèce dont il faut se méfier comme de la peste.

Ces propos n’améliorèrent pas la piètre opinion que je m’étais déjà forgée du gouverneur, et je pris bonne note de ces mises en garde.

La discussion s’égara ensuite vers des sujets plus légers. Je lançai de temps en temps un regard vers l’autre côté de la table, et constatai qu’Hélène faisait tout pour accaparer l’attention de Dan. Ses simagrées ridicules me hérissèrent le poil, et je trouvai affligeante la gentillesse candide que mon capitaine lui accordait.

À la fin du repas, Morgan nous invita à regagner le petit salon afin de déguster ce qu’il vanta être le meilleur rhum de la Jamaïque, et de fumer le tabac issu de ses propres plantations.

Je ne quittai pas d’une semelle Exquemelin, avec qui j’avais entamé une passionnante discussion sur la médecine. Il m’invita à prendre place à ses côtés dans un canapé et me tendit son brûle-gueule ; j’en tirai une bouffée et failli m’étouffer avec la fumée qui m’irrita la gorge.

– Ce n’est jamais très plaisant, la première fois, s’esclaffa Exquemelin avec malice.

Le chirurgien était un homme cordial et très instruit, qui m’apprit avec beaucoup de gentillesse quantité de choses sur les simples locaux et leurs vertus. Voyant que j’étais intéressée par le sujet, il proposa de me montrer le jardin de Morgan où étaient cultivées certaines de ces plantes.

Une double-porte vitrée grande ouverte permettait d’accéder librement à la véranda, et je suivis le chirurgien jusque dans les jardins. Ces derniers étaient éclairés de quelques lanternes disposées çà et là, et le parfum des fleurs embaumait l’air tiède de la soirée, rendant le tout très agréable à respirer après l’atmosphère étouffante du salon. Exquemelin m’amena jusqu’au petit parterre où poussaient les plantes médicinales, me présenta quelques spécimens de simples et me fit un exposé passionné sur leurs vertus et leurs modes d’utilisation.

Nous regagnâmes ensuite la demeure en longeant les rangées de citronniers et les haies impeccablement taillées en discutant de nos connaissances respectives des plantes médicinales. Au détour d’un arbuste, nous tombâmes soudain nez-à-nez avec Dan et Hélène, occupés à s’échanger un baiser langoureux.

À cet instant, j’eus l’impression de recevoir un coup en pleine poitrine. Les deux amants ne nous remarquèrent pas ; nous les dépassâmes sans un bruit, et je me fis violence pour ne rien laisser transparaître de mes émotions.

De retour dans le salon, Exquemelin entreprit de me raconter ses aventures chirurgicales en haute mer, mais j’étais trop énervée et affligée par ce que je venais de voir pour lui prêter attention. Je fis donc mine de l’écouter en vidant ma pinte de rhum, me demandant pourquoi le baiser dont j’avais été témoin m’affectait autant. Après tout, Dan était mon capitaine et j’étais sous ses ordres, et il n’était pas de bon aloi que je m’attache à lui de cette façon… J’essayai de m’en convaincre, mais je finis par me rendre à l’évidence que j’éprouvai bien et bel quelque chose pour Dan, et que je nourrissais au fond de moi l’espoir secret, mais irréaliste, que cela soit réciproque. Ce que je venais de voir dans les jardins confirma que ce sentiment n’était pas partagé, et je me sentis ridicule.

Accablée par ma propre bêtise, je finis par prendre congé d’Exquemelin, allai récupérer mon manteau et m’éclipsai discrètement de la demeure du gouverneur.

Regagner la ville de nuit, avec des souliers à talons et en étant imbibée de vin et de rhum ne fut pas chose aisée, et je dus m’arrêter plusieurs fois sur le bord du sentier pour réajuster mon cap.

Alors que j’approchai des abords de la ville, une silhouette se détacha de l’ombre et se campa au milieu du sentier, à quelques dizaines de pieds devant moi. Le chemin n’était pas éclairé et je ne distinguais que vaguement l’inconnu, mais il était évident qu’il n’était pas animé des meilleures intentions.

Je m’immobilisai, méfiante, et décidai de faire demi-tour pour prendre un autre chemin et contourner l’individu. Mais lorsque je fis volte-face, je me retrouvai nez-à-nez avec un deuxième homme, qui s’était silencieusement glissé derrière-moi. Je me maudis intérieurement ; j’aurais dû prévoir le risque de faire des mauvaises rencontres.

– Que fait une demoiselle toute seule à une heure pareille ? C’est pas très prudent, ricana-t-il d’un air malveillant.

Je tentai de fuir mais l’homme m’attrapa le bras et le retourna dans mon dos, m’arrachant un cri de douleur. Le deuxième individu s’approcha et attrapa mon visage d’une poigne de fer.

– Tiens, tiens, tiens, mais ne serait-ce pas la nouvelle recrue de Squally Dan ?

– Ah mais oui, t’as raison, fit l’homme qui me maintenait les bras dans le dos, me soufflant son haleine fétide au visage.

– C’est encore mieux que c’que j’pensais, persifla l’autre homme. On va bien s’amuser.

Il m’asséna un violent coup de poing au visage qui me laissa un instant sonnée.

Lorsque je retrouvai mes esprits, mes deux agresseurs étaient en train de m’entraîner dans les fourrés, loin du sentier. Je hurlai désespérément de toutes mes forces, parfaitement consciente que personne ne viendrait à mon secours.

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