12. Port Royal

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Notre voyage jusqu’en Jamaïque dura un peu plus de deux semaines, durant lesquelles je continuai ma formation de gabier en réalisant de réels progrès. Désormais, j’étais capable de réciter sans hésitation le nom des voiles et des manœuvres, de faire au moins cinq nœuds de base les yeux fermés, et d’effectuer plusieurs tâches sans l’aide de mes coéquipiers. Mon corps commençait à s’habituer à ce travail physique, et je sentais que j’avais beaucoup plus de force dans les bras et dans les jambes.

J’avais aussi fini par me faire accepter par la plupart des gabiers, mais beaucoup de matelots continuaient à voir ma présence d’un mauvais œil. Je restais constamment sur mes gardes et ne me séparais jamais du poignard que Dan m’avait offert.

J’étais tout à fait consciente que, si les hommes me laissaient tranquille, c’était pour la simple et bonne raison que l’ombre menaçante du capitaine planait constamment sur eux, et je le surpris plus d’une fois, debout sur le gaillard d’arrière, en train de surveiller les hommes d’un air sévère. Je savais qu’il me faisait bénéficier de traitements de faveur, mais ce n’est pas moi qui allais m’en plaindre.

Le jour tant attendu où la vigie hurla « Terre à l’horizon ! » arriva enfin, à la grande joie de tout l’équipage. Il nous fallut encore une demi-journée pour contourner l’île de Cuba et joindre la mer des Caraïbes avant d’atteindre enfin la Jamaïque.

Le temps était au beau fixe : le ciel était dégagé, il faisait une chaleur écrasante, et la brise était tellement faible qu’il fallut sortir toute la voile disponible. Nous dûmes même ajouter des bonnettes, des petites voiles latérales permettant d’augmenter la surface de la voilure.

Tout en nouant des bouts, perchée sur la hune, j’observais le paysage magnifique qui s’offrait à moi : une mer d’un bleu profond, presque translucide, entourait une île couverte d’une végétation luxuriante, cernée de plages au sable d’un blanc éclatant et dominée par des montagnes au loin. Droit devant nous, je pus distinguer une ville portuaire grouillante d’activité, dont les pontons se jetaient dans la mer turquoise comme autant de bras tendus pour accueillir les navires.

Le capitaine et ses officiers convoquèrent tout l’équipage afin de procéder au partage du butin. Daniel énuméra la liste des prises, constituées de pièces de huit, de bijoux, mais aussi d’armes, de poudre à canon, de ballots de coton, ou encore d’épices, tandis que le maître-canonnier et le quartier-maître plaçaient les coffres, barriques et sacs au milieu du pont et procédaient au partage. Visiblement, les pirates n’avaient pas chaumé durant ces derniers mois passés en mer !

Chacun reçu une part équitable, et j’eus même le droit à quelques pièces moi aussi pour récompenser mes deux semaines de travail.

Le partage à parts égales d’un butin aussi hétéroclite ne fut pas chose aisée et dura près de deux heures. Quand tout le monde fut satisfait, je m’apprêtais à remonter dans les vergues pour finir les manœuvres quand Daniel m’interpella.

– Eivy, je vais descendre à terre dès qu’on accostera. Quand vous aurez fini, rejoins-moi à la taverne du Boucanier, d’accord ? Steve et Hans veilleront sur toi et t’y amèneront, ajouta-t-il en s’adressant à Steve.

– Pour sûr, cap’taine ! agréa ce dernier.

Quand l’Ad Patres accosta le long du ponton principal, nous fûmes chargés de carguer les voiles pour les ferler aux vergues. Le port où nous venions d’amarrer grouillait de vie, et un comité d’accueil composé d’hommes, de femmes et d’enfants s’était formé à l’extrémité du débarcadère. J’entendais d’ici leurs cris de joie et de bienvenue, et je dus m’y reprendre à trois fois pour effectuer un nœud de ris tant j’étais impatiente de débarquer et de visiter la ville.

Lorsque je pus enfin descendre à terre en compagnie de Steve et de Hans, nous fûmes happés par la foule venue nous accueillir avec moult accolades et cris de joie. Beaucoup d’entre eux écarquillèrent les yeux en voyant que j’étais une fille, mais je fus tout de même bien accueillie. Quelle drôle de ville… Tout était si différent de Morlaix !

Steve m’avait expliqué que Port Royal était un repaire de pirates, et que la ville était en grande partie peuplée de toutes sortes de brigands des mers et de leurs familles, mais je ne m’attendais pas à voir une population aussi hétéroclite et riche en couleurs.

Une femme à la peau noire se jeta au cou de Steve et l’embrassa passionnément, et deux gamins métissés lui sautèrent dans les bras. Je ris face à ce spectacle émouvant, et Steve me présenta sa famille, qui trotta sur nos talons tandis que Hans nous dégageait un passage parmi la foule. Nous nous enfonçâmes dans une rue bondée de passants, d’échoppes, de tavernes, de lupanars et de stands vendant toutes sortes de produits, le tout dans un joyeux désordre plein de vie, de bruits et d’odeurs. Mes guides me laissèrent devant la taverne du Boucanier où Daniel m’avait donné rendez-vous, et s’empressèrent d’aller de leur côté profiter des plaisirs de la ville.

La taverne était située en retrait de l’artère principale, dans une ruelle étroite et quasiment vide, loin de l’agitation et du brouhaha. Quand je poussais la porte, il fallut quelques temps à mes yeux pour s’habituer à la pénombre qui régnait dans la pièce. Celle-ci était quasiment vide ; seule une petite demi-douzaine de marins étaient venus trouver le calme et la fraîcheur de cette taverne excentrée. Tout au fond, à moitié dissimulé derrière un panneau de bois, je repérai Daniel assis à une table. Il était penché en avant et semblait discuter avec beaucoup de sérieux et d’empressement à une autre personne assise en face de lui mais que je ne pouvais pas distinguer de là où j’étais.

– Hola, ma p’tite dame ! s’écria le tavernier. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Daniel se redressa immédiatement et me vit, encore debout près de la porte. L’homme qui lui faisait face se tourna vers moi, mais je ne pus distinguer son visage qui était plongé dans l’ombre de son tricorne. Cependant, ses yeux d’un vert éclatant semblaient scintiller dans la pénombre, et son regard électrisant me transperça de toutes parts.

– Elle est avec moi, Al, s’exclama Daniel, me ramenant au moment présent. Ramène-nous trois choppes de ta fameuse bière !

Le tenancier s’exécuta et j’entrepris de traverser la pièce. Au fur et à mesure que j’avançai vers les deux hommes, je fut submergée par une étrange émotion et il me sembla que le temps se figeait. En essayant de ne rien laisser transparaître de ma confusion, je pris place aux côtés de Daniel.

– Eivy, je te présente Adam, un ami de longue date.

Le dénommé Adam me fit un signe de tête, et je remarquai que son visage, d’une grande beauté et tout en finesse, était en partie recouvert de tatouages qui consistaient principalement en des traits et des lignes. La plus impressionnante partait de sa lèvre inférieure, continuait en une ligne droite le long de son menton et de son cou, et descendait visiblement le long de son torse jusqu’à je ne sais où. Une mystérieuse aura de puissance émanait de cet homme, mais le plus frappant chez lui restait son regard d’un vert presque surnaturel.

Il m'examina attentivement tandis que moi aussi je l'examinais, fascinée. Il était un peu plus grand et plus élancé que Dan, et ses vêtements laissaient deviner un corps svelte et gracieux. Son teint était hâlé et sa peau lisse comme celle d'un jeune garçon. Il semblait d'ailleurs très jeune, mais il avait le regard un peu blasé de ceux qui avaient tout vu et tout entendu, trahissant une grande expérience.

– Tu tombes à pic, fit Dan tandis que le tavernier déposait trois choppes débordantes de mousse sur la table. Nous parlions justement de toi.

– Vous… vous parliez de moi ? répétai-je, troublée et intimidée par l’homme mystérieux qui me transperçait du regard.

– Oui. Adam avait très envie de te rencontrer. Je lui ai parlé de ta « sorcellerie », ajouta-t-il en baissant la voix.

– Ah…

Pour me donner un peu de contenance, j’avalai quelques gorgées de bière bien fraîche.

– Il a quelque chose à te montrer.

L’homme nommé Adam ôta son tricorne qu’il posa sur la table, dévoilant ses cheveux lisses, d’un noir de jais, qui lui tombaient sur les épaules, et dont plusieurs mèches étaient tressées et décorées de perles en bois et en argent. Puis, après avoir vérifié que personne ne faisait attention à nous, il souleva sa chemise et se retrouva quasiment torse-nu devant nous.

La vague impression d’élégance que j’avais devinée à travers ses vêtements n’était rien à côté de la magnificence du corps que j’avais sous les yeux. Mais le plus impressionnant, c’était que chaque centimètre carré de sa peau était tatoué de lignes et d’étranges motifs géométriques. Médusée, je remarquai que la ligne droite qui partait de sa lèvre traversait tout son torse, courait le long de son ventre et descendait encore plus bas, par-delà la limite de sa ceinture. En remontant les yeux, je remarquai deux anneaux en argent accrochés à ses tétons. Avec un index long et fin, il attira mon attention sur l’un des tatouages situés sur sa poitrine. Avec stupéfaction, je reconnu les entrelacs de lignes qui formaient ce motif si particulier en forme d’étoile que je connaissais bien : le même que ma tâche de naissance !

Frappée d’ébahissement, je restais interdite. Comment était-ce possible ?

– Vous avez un point commun, tous les deux, finit par dire Dan.

C’était trop étrange. Essayant de faire fonctionner mon cerveau, je réfléchis à toute allure et tentai vainement de comprendre.

– Est-ce que… est-ce que toi aussi, tu communiques avec quelqu’un du futur ? finis-je par articuler en m’adressant à l’homme aux tatouages.

– Non, répondit-il d’une voix suave. Moi, je viens du passé.

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