11. L'apprentie pirate

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Le lendemain, je fus réveillée à l’aube par de légers coups frappés à ma porte. J’émergeai difficilement du sommeil, déboussolée, me demandant pendant quelques secondes où j’étais. On toqua de nouveau et je finis par me lever pour ouvrir la porte. Derrière le battant se tenait Dan, habillé de pied en cap, visiblement débordant d’énergie et de joie de vivre.

– Debout, jeune pirate ! rugit-il en me faisant sursauter. J’ai ouï-dire que tu voulais t’intégrer à l’équipage et te rendre utile. C’est pas en faisant la grasse matinée que ça paiera !

Encore engourdie par le sommeil, je le regardais sans comprendre. Puis ma conversation de la veille avec Steve et Hans me revint en mémoire.

– Tu… tu m’offres du travail ? demandai-je bêtement.

– Évidemment. Je me réjouis de constater que tu es quelqu’un de capable et d’intrépide. Ta virée nocturne sur le pont cette nuit a fait son petit effet ! Je suis content de voir que t’as déjà commencé à t’intégrer sans mon aide.

Complètement réveillée à présent, je sentis mes joues rosir face à un tel flot de compliments. Encore habillée de la veille, je n’eus plus qu’à enfiler mes bottes avant d’emboîter le pas au capitaine, qui m’amena tout d’abord dans ses quartiers.

– Tu as beaucoup de chance pour ton premier jour : la mer est assez calme pour qu’on ait pu allumer un feu et faire bouillir de l’eau.

Il s’empara d’un gobelet dans lequel il versa un peu de poudre noirâtre, puis le remplit d’eau bouillante avant de me le tendre.

– Bois ça.

– C’est quoi ? demandai-je en reniflant le breuvage dont la forte odeur me fit froncer le nez.

– C’est du café, une boisson faite à partir de graines importées d’Afrique. On en a intercepté une cargaison il y a quelques mois ; c’est un produit de luxe qui a pour vertu de te maintenir éveillé. Tu en auras bien besoin pour ton premier jour !

Je goûtais la boisson exotique du bout des lèvres et eus une grimace de dégoût, ce qui fit rire Daniel.

– C’est comme le vin, m’expliqua-t-il, on apprend à l’apprécier avec le temps.

Pas convaincue, je me forçai tout de même à avaler l’étrange mixture accompagnée de quelques biscuits durs comme du bois, en espérant fortement que je finirais par m’y habituer. Durant mon ancienne vie, à Morlaix, je n’avais jamais été particulièrement bien nourrie, mais au moins il n’y avait jamais eu de vers dans ma pitance.

Mon protecteur me couvait du regard, attendant patiemment que je finisse mon déjeuner frugal. Quand ce fut chose faite, il me tendit un petit paquet enveloppé de tissu.

– Prends-ça, ça te sera utile.

Je pris le petit paquet qu’il me tendait et déroulait le tissu. À l’intérieur se trouvait un petit poignard, d’apparence grossière mais visiblement de bonne facture.

Tandis que j’examinai le fil de la lame acérée, je pensais à mon propre poignard qui ne me quittait jamais lorsque je travaillais au Relais du Pêcheur, et que j’avais perdu lors de mon arrestation. Puis je songeais à tout ce que j’avais laissé à Morlaix : mon poignard, une bourse à moitié pleine, quelques guenilles, et trois ou quatre véritables amis. Je songeais avec nostalgie à mon ancienne vie, du moins les bons moments que j’y avais vécu avec Jean et Ambroise. Mais tout cela était terminé désormais ; cette existence prenait fin et une nouvelle commençait. J’avais rejoint les rangs des parias, des hors-la-loi et des bandits. C’était ce que j’étais désormais, et aucun retour en arrière n’était possible.

La cloche annonçant le changement de quart retentit sur le pont, me sortant de mes rêveries. Il était temps de commencer mon apprentissage de la vie de pirate.

Daniel m’amena sur le pont, au pied du grand mât où Steve semblait m’attendre avec impatience. Je lui rendis son sourire.

– Steve m’a dit que tu voulais apprendre à être gabier, fit Dan.

Ce n’était pas précisément ce que j’avais dit, mais je ne le contredis pas et acquiesçais brièvement de la tête.

– Gabier est un métier difficile et dangereux… tu ne préfères pas commencer par être simple matelot ?

Je sentais les regards hostiles et moqueurs des autres matelots sur moi et je pressentais que travailler avec eux serait bien plus pénible et contraignant qu’avec Steve, qui semblait heureux de m’accueillir dans ses rangs ; même Hans me regardait d’un air presque avenant.

Pour toute réponse, je secouais la tête, ce qui arracha un « Arrrr ! » de joie à Steve. J’étais incapable de parler, tant ma gorge s’était nouée à la perspective de grimper tout là-haut.

– Très bien, fit Dan d’une voix trahissant une légère inquiétude. Mais on ne s’improvise pas gabier du jour au lendemain ; fais ton quart et on verra si tu débrouilles. Je te confie à Steve, c’est l’un des meilleurs gabiers du bord, tu peux lui faire confiance. Il assurera ta formation. Et… sois prudente.

Tout d’abord, Steve me fit un bref topo sur les mâts, vergues, voiles et manœuvres courantes et dormantes. Je me concentrai pour essayer de retenir les noms et fonctions de ces éléments, ce qui n’était pas une mince affaire.

Puis, à la suite de Steve, Hans et des quatre autres gabiers affectés au grand-mât, j’enjambai le bastingage pour atteindre le hauban et entamai mon ascension sur les enfléchures en essayant de ne pas penser aux eaux qui tourbillonnaient en-dessous de moi. Je finis par atteindre la première vergue et m’aventurai sur le marchepied, qui n’était qu’un cordage suspendu sous la vergue. En m’agrippant à cette dernière, je constatai avec soulagement que je n’avais pas tellement peur du vide, bien que je ne sois pas rassurée pour autant. Steve m’expliqua les différentes manœuvres que l’on devait effectuer et nous passâmes notre quart à faire et à défaire des nœuds, à manipuler des drisses et à affaler les voiles pour agrandir leur surface. Au fil des heures, je gagnai en assurance et parvint à déambuler dans le gréement en faisait abstraction du vide sous mes pieds. À ma grande fierté, je réussi même à atteindre la hune en escaladant les gambes de revers, ce qui impliquait de grimper sur plusieurs mètres avec le corps renversé en arrière, en s’accrochant aux enfléchures à la seule force des doigts et des orteils. Lorsque j’eus atteint la plate-forme située à la jonction entre le grand-mât et le mât de hune, Hans m’aida à me relever et Steve me félicita de bon cœur.

À la fin de notre quart, Steve alla trouver Daniel pour l’informer que j’avais parfaitement réussi l’épreuve et que je pouvais continuer ma formation. J’exultai intérieurement, consciente que le poste de gabier était très respecté par tous les marins. C’était une véritable victoire personnelle.

Il était midi passé, et mes nouveaux collègues m’invitèrent à les suivre jusqu’à la cuisine pour le déjeuner. Je leur emboîtai donc le pas et nous descendîmes l’étroit escalier qui menait à l’entrepont. Ce dernier était sombre et les hommes devaient baisser la tête à chaque fois qu’on passait sous l’une des poutres qui soutenait le plancher au-dessus de nous. Dans la pénombre, je devinais la silhouette intimidante des canons qui s’alignaient contre la paroi, solidement maintenus par d’épaisses cordes attachées à de gros passants métalliques.

Je perçus le vacarme qui émanait du réfectoire bien avant d’y arriver. Les éclats de voix, le bruit des bancs qui raclaient lourdement le plancher, le tintement des écuelles et des gobelets qui s’entrechoquaient : toute ce boucan était digne de n’importe quelle taverne mal famée et je ne fus donc pas dépaysée.

Lorsque je pénétrai dans le réfectoire bondé, quelques hommes se turent et me suivirent du regard, mais je les ignorai. J’allais me servir du bouillon accompagné de lamelles de viande séchée, de pain noir et de vin, puis rejoignais mes camarades à une table. Steve avait apporté un morceau de cordage avec lui, et, tout en mangeant, il me montra les principaux nœuds à connaître. Certains gabiers, qui ne m’avaient pas beaucoup adressé la parole jusque là, se joignirent à nous et m’apprirent quelques astuces.

Après nos quatre heures de repos, nous fûmes appelés pour effectuer un nouveau quart, et c’est avec plus d’assurance que je m’élançais une nouvelle fois à l’assaut des voilures. Ce fut certainement les quatre heures les plus éprouvantes de ma vie, mais je m’absorbais dans ma tâche avec ardeur et volonté. À la nuit tombée, je regagnai ma cabine épuisée, vidée et courbaturée, mais heureuse de la nouvelle tournure que prenait mon existence.

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Voici un très bon plan du gréement d'une frégate : http://ecoflibust.free.fr/exposes/greements/plan-mature.jpg

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