9. Chaleureuses retrouvailles

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Je dus m’endormir car, quand Daniel revint me chercher, le soleil commençait à se coucher. Je m’étirais et le suivis jusqu’à sa propre cabine, située dans le même couloir que la mienne.

Elle était bien plus grande et disposait d’un petit salon au mobilier richement décoré, comprenant un bureau de bois massif accompagné d’un imposant fauteuil, d’un canapé de velours vert garni de coussins, d’étagères surchargées de cartes jaunies et de livres à la reliure de cuir, et dans un coin trônait une imposante mappemonde. La richesse de la pièce ne me laissait aucun doute sur sa nature : je me trouvais dans les quartiers du capitaine.

Daniel me laissa le loisir d’examiner l’endroit, puis me désigna un grand bac rempli d’eau fumante.

– Voici ton bain. Profites-en bien, on ne l’utilise pas souvent et il est rarissime qu’on fasse chauffer de l’eau. Il y a du savon à ta disposition et…

Il ne termina pas sa phrase, sûrement abasourdi par le fait que je me déshabille devant lui. J’avais tellement hâte de me glisser dans l’eau chaude que je n’attendis pas qu’il sorte de la pièce.

Je sentis son regard s’arrêter sur la tache de naissance que je portai sur le cœur, au dessus de mon sein gauche. Je vis ses yeux s’écarquiller d’étonnement, mais j’avais l’habitude de voir les hommes réagir ainsi devant cette étrange marque en forme d’étoile, qui ressemblait à s’y méprendre à un tatouage. Pourtant, et aussi surprenant que cela puisse paraître, la forme de ce motif n’était due qu’au hasard ; c’était bel et bien une marque de naissance que je portais depuis toujours, et non la marque d’un soit-disant pacte avec le diable.

Daniel resta figé sur place un moment, apparemment choqué par mon manque de pudeur. Je brisais le silence en soupirant de contentement lorsque je me laissais glisser dans l’eau chaude. Certes, c’était de l’eau de mer, mais ça valait largement mieux que de rester dans ma crasse.

Voyant que sa présence ne me gênait nullement, il s’assit au bord du canapé, non loin de la baignoire dans laquelle je me prélassais.

Je m’y plongeais entièrement, frottant vigoureusement mes cheveux pour les débarrasser de leur crasse.

Quand je refis surface, je vis que Daniel m’observait toujours, apparemment intrigué.

– Alors comme ça, tu es devenu capitaine, le questionnai-je tout en me savonnant.

– Oui, comme tu peux le constater, répondit-il en souriant, visiblement plus détendu. Ici, on m’appelle généralement capitaine Morcanth, mais tu peux m’appeler Dan.

– Quand vous m’avez secourue, il y a quinze ans, j’étais loin d’imaginer que tu étais un pirate, ajoutai-je.

– Je ne l’étais pas, à l’époque. Je le suis devenu quelques années après notre première rencontre, et je ne le regrette pas.

Et se tut et me regarda d’un air de défi, s’attendant peut-être à me voir réagir négativement à cette annonce. Si c’était le cas, il dût être déçu, car je lui rendis son sourire.

– Ça me convient, je n’ai rien contre les pirates. Moi-même je n’avais pas une vie très honnête à Morlaix. Et on m’a toujours considéré comme une folle et une marginale, d’ailleurs on m’a accusé de sorcellerie et j’ai été condamnée à mort à cause de ça, alors…

Je haussai négligemment les épaules pour lui signifier que je n’étais nullement effrayée de me trouver à bord d’un bateau pirate.

– Tu changeras peut-être d’avis en voyant certains de mes hommes, beaucoup vont être très… contents… d’accueillir une femme à bord, surtout que ça fait des mois qu’on est en mer et qu’on est pas encore près d’arriver.

– Et où allons-nous ?

– Nous rentrons à Port Royal.

– Où est-ce ?

– En Jamaïque… de l’autre côté du monde.

Je ne répondis pas, interloquée. Depuis mon enfance, je n’avais jamais quitté la France, je ne connaissais rien du monde, et je fus totalement emballée par cette idée.

– Tu peux me parler de ta sorcellerie ? me demanda brusquement Dan, comme s’il attendait depuis un moment de me poser la question.

Me sentant en confiance, je lui racontais tout : mes conversations mentales avec une fille qui vivait dans le futur, toutes les connaissances qu’elles m’avait transmises, mon accusation, le procès… Je vidais mon sac et balançais donc tout ce qu’il m’était arrivé si injustement.

M’écoutant attentivement, le regard de Dan se perdit dans le vide, comme s’il était profondément plongé dans ses pensées. J’en profitai pour l’observer à la dérobée. Ses cheveux bruns lui arrivaient en-dessous des épaules et étaient attachés sur sa nuque. Des mèches rebelles lui tombaient sur le visage, encadrant ses yeux gris, sa mâchoire carrée et ses fossettes à peine dissimulées par la barbe de quelques semaines qui lui mangeait les joues. Je remarquai plusieurs cicatrices, dont une particulièrement impressionnante qui lui barrait verticalement l’œil gauche.

Une quinzaine d’années avaient passé depuis notre première rencontre ; il devait aujourd’hui avoir trente-deux, trente-trois ans.

Malgré cette différence d’âge, je le trouvais très séduisant. Les petites rides au coin de ses yeux et de sa bouche laissaient supposer qu’il riait souvent, et lui donnaient encore plus de charme. D’autres petites rides sur son front montraient qu’il devait souvent froncer les sourcils, accentuant son air sévère et soucieux.

Sa peau légèrement tannée, ainsi que ses quelques mèches plus claires que les autres, montraient qu’il passait beaucoup de temps dehors, au soleil. Ses mains puissantes, calleuses et couvertes de cicatrices, indiquaient qu’il prenait part aux manœuvres et aux travaux physiques. Sa stature imposante et la musculature que je devinais sous ses vêtements allaient aussi en ce sens.

Il était vêtu d’une chemise couleur crème, par dessus laquelle il avait enfilé un élégant manteau bleu nuit à la coupe cintrée. Son pantalon noir était surmonté d’épaisses bottes de cuir, noires elles aussi, qui remontaient jusqu’à mi-mollet. À sa ceinture pendaient un pistolet au long canon, une dague acérée et un petit poignard. En gros, la panoplie du parfait pirate, et je dus avouer que le tout était assez agréable à regarder. Il avait beaucoup plus de classe que les marins que j’avais l’habitude de côtoyer.

Tandis que je l’analysais attentivement de la tête aux pieds, je n’avais pas remarqué que son regard était revenu sur moi.

– Je ne sais pas si tu apprécierais d’être examinée sous toutes les coutures comme tu es en train de le faire, remarqua-t-il, la mine sévèrement réprobatrice avec ses sourcils froncés, mais contrebalancée par un petit sourire en coin.

Je rougis, me maudissant de mon manque de discrétion. Bien que je me sois déshabillée devant lui dans le feu de l’action, excitée à l’idée de prendre un bain, je me rendais compte désormais que je préférais éviter qu’il me voie nue de nouveau. Je n’avais jamais eu d’intimité ni à l’hôpital où j’avais grandi, ni à l’auberge où je travaillais, et je n’avais donc jamais appris à être pudique. Mais à cet instant, j’eus soudainement honte de mon manque de pudeur et rassemblais futilement la mousse savonneuse autour de moi pour tenter de me dissimuler à son regard.

Ayant remarqué mon geste, Daniel éclata d’un rire franc, tellement chaleureux que je ne pus m’empêcher de rire moi aussi.

– Eivy, tu as bien changé depuis la dernière fois que je t’aie vue ; tu n’es plus cette petite fillette apeurée. Je suppose que tu es déjà au courant, mais tu es une femme désormais. Et tu dois savoir que ce bateau grouille d’hommes qui sont en mer depuis des mois et des mois, et qui n’ont pas vu de femme depuis bien longtemps. Je ferais ce qu’il faut afin qu’ils restent courtois envers toi, mais tu dois savoir que si tu t’étais déshabillée devant l’un d’eux comme tu l’as fait devant moi, il te serait arrivé de sacrées bricoles. Comprends-tu ?

Honteuse, j’acquiesçai vigoureusement de la tête. Je n’avais pas vu les choses sous cet angle là, et je sentis mes joues rougir furieusement.

Il se leva, attrapa un drap qu’il déploya devant moi. Je sortis du bain dont l’eau commençait à refroidir, et m’enroulait dans le drap en constatant qu’il n’en profitait pas pour me regarder, et je lui en fut reconnaissante.

– Je t’ai trouvé des vêtements qui devraient être à peu près à ta taille, fit-il en se détournant pendant que je me séchais. Ils ne sont pas de prime jeunesse, mais je n’ai rien trouvé de mieux. Ta robe est bonne à jeter, alors désolé mais il faudra que tu t’habilles comme un homme désormais. Et ce ne sera pas plus mal pour toi, d’ailleurs.

Il m’indiqua la pile de vêtements posée sur le canapé, avant de sortir de la pièce. Une fois sèche, j’enfilais les vêtements relativement propres : une ample chemise blanche en coton, un pantalon marron, une paire de bottes noires semblables à celles de Daniel, et un manteau noir qui m’arrivait à mi-cuisse. Je constatai avec satisfaction que l’ancien propriétaire de ces vêtements faisait à peu près la même taille et la même carrure que moi.

Un miroir était accroché dans un coin de la pièce, et je me plantai devant pour admirer le résultat. Je n’avais pas eu l’occasion de m’observer depuis un bon moment et le reflet que me renvoya le miroir me surprit légèrement.

Mon visage avait pâli et s’était aminci, mes joues s’étaient creusées suite à mon long séjour dans les cachots. Mes yeux semblaient un peu enfoncés dans leurs orbites, d’épaisses cernes y étaient apparues, et ma tignasse brune était complètement emmêlée. Malgré tout, je constatai avec satisfaction que ma nouvelle tenue me donnait l’air d’un vrai matelot.

Puis, sans crier gare, le poids des derniers événements s’abattit sur moi si violemment que je dus m’asseoir. Je me demandais pourquoi le destin se jouait-il de moi ainsi, et qu’est-ce qu’il me réservait encore comme surprises.

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