6. La sorcière de Morlaix

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Astrid était toujours présente dans mes pensées, et elle faisait partie intégrante de ma vie. C’était un véritable puits sans fond de connaissances et elle était capable de répondre à la plupart de mes questions sur toutes sortes de sujets. Je finis par croire qu’elle était une sorte d’entité divine, car parfois elle m’apprenait des choses que le commun des mortels ne semblait pas connaître. Sans oublier qu’elle pouvait aussi prédire certains aspects de l’avenir. Cela m’avait toujours stupéfié mais je n’avais jamais cherché à en savoir plus, du moins jusqu’à ce jour où, assise sur le port à regarder les bateaux, je lui avais raconté à quel point l’ambiance était tendue en ce moment à Morlaix, à cause de la hausse des taxes sur le tabac et le papier timbré visant à financer la guerre de Hollande.

« Sois prudente », m’avait-elle dit. « Une révolte d’hommes aux bonnets rouges va éclater. Il y aura des émeutes partout et les villes autour de Morlaix vont être attaquées, pillées, brûlées ; il y aura beaucoup de morts. »

En avril de cette année-là, une révolte paysanne éclata et gagna rapidement les villes de Rennes, Nantes, Saint-Malo et Carhaix, et quelques émeutes se déclenchèrent à Morlaix. Très vite, les gens commencèrent à appeler cet événement la Révolte des Bonnets rouges, et elle dura jusqu’au mois de novembre.

- « Comment tu as su ce qui allait se produire ? » avais-je demandé à Astrid, sidérée. « Il faut que tu m’expliques comment ça se fait que tu saches tant de choses, maintenant. Je veux savoir. »

« Très bien, je vais te le dire », soupira-t-elle. « Tu risques de ne pas me croire, mais… je ne vis pas à la même époque que toi, Eivy. Je vis au XXIe siècle. »

Je fus alors convaincue d’être complètement folle à lier.

Toutefois, après plusieurs semaines de déni, je finis peu à peu par me demander si mon amie imaginaire venant du futur n’était pas réelle, finalement. Après tout, toutes les connaissances dont elle m’abreuvait et les prédictions qu’elle me faisait ne pouvaient tout bonnement pas sortir de mon imagination. C’était invraisemblable, mais cette idée finit par s’imposer dans mon esprit au fil des mois.

Le domaine où elle m’était le plus utile restait les plantes et les remèdes en tous genres. Grâce à elle, je pus soigner beaucoup de gamins des rues et de marins aux plaies infectées.

Peu à peu, j’acquis une certaine réputation dans ce domaine, et bientôt les gens vinrent exprès au Relais des Pêcheurs pour recevoir mes conseils et prescriptions, au grand plaisir de mes patrons qui voyaient leur clientèle augmenter, mais surtout du mien car mes poches se remplissaient rapidement.

Et bien entendu, je continuais à garder jalousement mon secret.

Un jour particulièrement important fut celui où, par une soirée d’automne, je me mis à parler peut-être plus que je n’aurais dû. C’était une nuit d’octobre exceptionnellement froide, et toutes les âmes en peine du coin avaient trouvé refuge dans la chaleur de l’auberge.

J’avais passé la journée à détrousser les petits bourgeois en compagnie d’Ambroise et de mes amis brigands, et notre joli butin nous avait permit de nous saouler à volonté ce soir-là. La taverne était bondée de gens de toutes les classes, du marin pêcheur au bourgeois encanaillé en passant par le cordonnier du coin. Tout le monde avait trouvé le réconfort et la chaleur de cette taverne où la débauche régnait en maître : les musiciens tambourinaient des rythmes endiablés sur leurs instruments, des hommes saouls comme des barriques beuglaient des chansons paillardes, des filles en tenue affriolante riaient à gorge déployée aux blagues salaces des hommes qui rivalisaient comme des coqs pour s’attirer leurs faveurs, l’alcool coulait à flots et les choppes de bières s’entrechoquaient bruyamment en répandant leur contenu sur le sol.

J’étais aussi saoule que la plupart des hommes présents, mais cela ne choqua personne : mes patrons toléraient ma débauche du moment que je continuais à leur ramener de la clientèle, et les habitués qui me connaissaient étaient les premiers à m’offrir une tournée.

– Eivy ! beugla l’un deux en tombant de sa chaise, entraînant dans sa chute la fille qui était assise sur ses genoux et déversant au passage le contenu de sa choppe sur eux deux.

Il se releva comme il put tandis que je m’esclaffais en m’étouffant dans ma propre bière.

– Eivy ! reprit-il d’une voix pâteuse. Fais-nous donc une de tes fameuses prédictions, qu’on rigole un peu!

Il m’arrivait parfois de raconter quelques uns des événements futurs dont me parlait Astrid, et ces révélations amusaient beaucoup les clients. Plusieurs d’entre eux se se mirent à taper du poing sur la table en criant mon prénom pour m’encourager.

Ivre, je parvins tout de même à me hisser sur une table et j’entonnai mon discours d’une voix avinée :

– Dans le futur, les femmes seront l’égal des hommes et pourront exercer le métier qu’elles veulent. Un jour, un Nègre gouvernera le plus puissant pays du monde. Et...

Mes paroles provoquèrent l’hilarité générale de mon auditoire, m’empêchant de continuer mon discours. Tous se mirent à rire à gorge déployée, essuyant leurs larmes ou tapant du poing sur la table comme après une excellente blague, voire même en se roulant par terre dans certains cas.

J’éclatais de rire moi aussi face à l’absurdité de mes propres paroles. Entre deux hoquets, hilare, je repris une gorgée de bière et achevait ma harangue :

– Et notre chère ville sera bientôt victime d’une grande famine !

Cette fois, mes propos reçurent un moins bon accueil et les hommes cessèrent de rire. J’essayais de redescendre de la table, mais elle était devenue glissante par toute la bière que j’avais renversée ; je dérapai et m’étalai de tout mon long sur le sol de la taverne dans un grand fracas, me retrouvant les quatre fers en l’air et aspergée de bière, ce qui eut pour effet de raviver l’hilarité de mon public.

L’hiver fut particulièrement rude cette année là, et au moins une de mes prédictions s’avéra vraie. La ville de Morlaix fut touchée par une famine qui emporta beaucoup de gens avec elle.

Ce fléau eut pour effet, entre autres, d’accroître la croyance populaire selon laquelle j’avais de puissants dons de divination. Cette rumeur se propagea rapidement dans la toute ville et je dois bien reconnaître que j’en tirais de nombreux bénéfices.

Au cours de l’année qui suivit, je reçu un flot de nouveaux clients souhaitant que je leur dise la bonne aventure, et je dois avouer que je me réjouissais de pouvoir me remplir les poches aussi facilement ; c’était une vraie aubaine par ces temps difficiles. Pour me donner bonne figure, je demandais au préalable à Astrid si elle n’avait pas deux ou trois informations à me donner sur mes clients mais elle ne trouvait généralement rien à me dire sur eux, je devais donc improviser et inventer toutes sortes de fables pour pouvoir continuer à me remplir les poches.

Une seule fois, Astrid put m’apprendre quelque chose d’intéressant sur une femme qui était venue requérir mes services. Et c’est ce qui signa ma perte.

Aelia Grahant était une noble dame mariée à un riche orfèvre. Ces personnalités influentes étaient à la tête d’une des entreprises les plus florissantes de la région, et habitaient une somptueuse demeure dans les quartiers riches. Quelle ne fut donc pas ma surprise lorsque cette grande dame parée de bijoux et drapée d’étoffes chatoyantes entra dans la taverne miteuse et demanda à me voir.

Je l’écoutai d’une oreille distraite me raconter ses inquiétudes quant aux affaires déclinantes de son mari, incapable de détacher mes yeux de tous ses bijoux sertis de pierres précieuses qui s’agitaient à chacun de ses mouvements, dansant dans la lumière qui les faisait scintiller de mille feux.

– Pouvez-vous me dire la bonne aventure, et me dire que les choses iront bientôt mieux ?

Je posais la question à Astrid, et fus surprise d’apprendre que mon amie avait des informations à me transmettre sur les Grahant. Malheureusement, c’était d’assez mauvaises nouvelles : tout ce qu’elle put me dire, c’est que cette Aelia avait un mari infidèle qui lui avait fait de nombreux enfants dans le dos.

– « Tu es sûre ? » demandai-je une nouvelle fois à Astrid.

« Aussi sûre que deux et deux font quatre. »

Après un long moment d’hésitation, je finis par avouer à madame Grahant que les affaires de son mari n’étaient peut-être pas aussi déclinantes qu’elle ne le croyait.

Elle se leva d’un bond, faisant tressaillir ses lourdes boucles d’oreille d’or et de rubis, et me toisa de toute sa hauteur.

– C’est une honte ! Comment ose-tu mettre en question la fidélité de mon mari, sale escroc ?!

– C’est votre droit de ne pas me croire, madame, mais vous devez quand même me payer la séance.

– Il ne manquerait plus que ça ! s’indigna-t-elle, courroucée, avant de tourner les talons en faisant virevolter les étoffes de sa robe.

Je me levai à mon tour, en colère. Hors de question de voir partir ma paye comme ça ! Avec la famine qui touchait la ville et l’augmentation des prix, la moindre piécette gagnée était précieuse.

– Pour quelques pièces de plus je peux vous aider à empêcher ça ! lançais-je, prête à tout pour empêcher cette montagne d’or fardée et enjuponnée de me filer entre les doigts.

Mais celle-ci m’ignora superbement et continua sa route. Sans réfléchir, je pris mon ton le plus menaçant :

– Madame, si vous ne me payez pas, un grand malheur s’abattra sur vous dans les prochaines semaines !

Elle me lança un dernier regard dédaigneux et s’en alla la tête haute, avec toute la dignité d’une grande dame.

Malheureusement, ma dernière phrase n’eut pour seul effet que de précipiter ma chute. Car ce que j’ignorais à ce moment là, c’était que dame Grahant était enceinte. Deux semaines après notre entrevue, elle fit une fausse couche et perdit son enfant. Alors, dévastée par le chagrin et la colère, elle m’accusa de lui avoir jeté un sort. C’était une personne influente, et ses accusations furent entendues par des personnes influentes.

Il y eut une enquête, et ma réputation de guérisseuse et de voyante ne joua pas du tout en ma faveur.

Quelques jours plus tard, des gardes vinrent me chercher pendant mon service à la taverne, me rouèrent de coups et me jetèrent en prison sans plus de cérémonie.

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