Chapitre 6.6 - La sorcière qui mangeait les enfants

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Elle clopina jusqu'au tiroir le plus proche, lui ouvrit la gueule et attrapa une vieille boîte sombre coincée entre ses dents d'ivoire.

– Sais-tu ce que c'est que cet objet ?

Diogon reçut le présent dans ses mains d'obsidienne, et le considéra en silence.

– Non, dit-il enfin.

– C'est une boîte d'allumettes ! lança la vieille dame en bombant sa poitrine inexistante. C'est la toute dernière qui existe au monde, je crois qu'il n'en reste même plus dans ton village.

– Mais qu'est-ce que c'est, Baba ?

– C'est un objet ensorcelé par les Dieux, un objet qui crée le feu. Mais surtout, c'est un objet qui te permettra quelque chose d'impossible lorsque tu en auras besoin.

Elle se pencha vers le colosse, toujours coincé entre les meubles et la cheminée, jusqu'à venir toucher du nez ses narines humides. Ses yeux plongés dans les siens, menaçants, inflexibles.

– Ecoute-moi bien, mon petit. Lorsque tu seras parvenu au bout de ton voyage, au bout du monde, lorsque tu auras vu ce que tu auras voulu voir, ou bien quand tu seras fatigué de marcher, quand tu voudras revenir chez toi ; il te suffira d'ouvrir la boîte, comme ceci, de saisir une allumette, comme cela, et de la gratter très vite à cet endroit-là. Une flamme apparaîtra alors, et la consumera.

Yaga mima le geste en prenant bien garde de ne pas mettre en contact les deux parties.

– À la première allumette que tu craqueras, une vision de ma cabane t'apparaîtra.

Oreilles pointées et regard curieux, Diogon écoutait sans rien dire.

– À la deuxième allumette que tu craqueras, c'est ton village qui te sera montré.

Baba Yaga ouvrit entièrement le tiroir de la boîte et lui montra ce qui y était caché.

– Prends bien garde, mon garçon, il n'y en a que cinq. Si tu choisis d'en allumer une troisième, alors tu seras ramené chez toi, tu seras rentré à ton village, auprès des sculpteurs. Dans cet endroit qui sera devenu si lointain, si étranger au terme de ton voyage, que tu n'aurais jamais pu y revenir seul. Fais-moi confiance, petit. Il y a des distances si énormes qu'on ne peut que se rouler en boule en attendant la mort, plutôt que de tenter de les vaincre une seconde fois. Peut-être l'auras-tu même oublié, ce satané trou paumé, perdu au milieu de nulle part.

Diogon observa un long silence. Ses yeux pensifs étaient fixés sur l'allumette minuscule que la sorcière faisait doucement tourner sous son nez.

– Non, Baba, dit-il enfin. Je ne reviendrai jamais au village des sculpteurs. S'il me faut rentrer quelque part, une fois que je saurai où vont les statues sacrées, alors je reviendrai ici, auprès de toi. Mais là-bas, je n'y ai plus ma place.

La sorcière se ratatina sur elle-même, dévastée par son refus – plus qu'elle ne voulait bien le montrer.

– Je ne peux pas te forcer, petit. Es-tu bien certain de vouloir refuser mon cadeau ? Réfléchis-y à deux fois. Si je te l'offre, c'est bien parce qu'il te sera utile.

Diogon releva son regard à double couleur, double tranchant, dans celui de Yaga.

– Tu as vu mon futur, n'est-ce pas, Baba ?

Il y eut un long silence.

– Pourquoi devrai-je revenir au village ?

La vieille dame ne répondit pas.

– Où vont donc les statues sacrées ? insista son invité, refusant de lâcher ses yeux ronds et inexpressifs.

– Je ne vois pas le futur, corrigea enfin la sorcière. J'en perçois des bribes ; j'en ressens le goût et la trame. Je ne peux rien te dire. Es-tu sûr de vouloir refuser ma boîte d'allumettes ?

Diogon hésita.

Hésita encore.

Et encore.

Puis il dit, doux et calme, de sa voix de bronze :

– Oui. J'en suis sûr. Je ne reviendrai pas à ce village qui m'a maudit, Baba.

La sorcière alla ranger l'objet sans mot dire.

Puis elle se retourna vers le nouveau Diogon au manteau de jais, toujours coincé sous la cheminée.

– Maintenant, il est temps de t'en aller.

Il déplia un peu sa grande silhouette, se dandina pour sortir de la gueule du foyer chaud, rejoignit Yaga à la porte avec une démarche de crapaud plié en deux.

– Tu veux vraiment que je m'en aille, Baba ?

La vieille dame frappa trois coups contre la porte, qui s'ouvrit en gémissant ; un torrent de vent froid s'engouffra dans la maison, balayant leurs doutes et leurs espoirs, projetant des flocons sur leurs peaux.

– Il le faut, mon garçon.

Elle fit deux pas en arrière, le laissant traverser – tant bien que mal – la mince frontière entre l'intérieur et l'extérieur, entre la chaleur douillette et l'hiver meurtrier, entre la maison et le monde.

Debout sur le seuil, il déploya enfin toute sa stature colossale, étirant son dos large avec un soupir d'aise, tapant ses sabots sur la pierre de l'escalier en tentant de les débarrasser de leurs fourmillements. Des flocons se posèrent doucement sur son front large, sur ses oreilles en forme de lyre. Puis il se retourna vers Yaga qui s'encadrait dans l'ouverture.

– Alors je m'en vais, Baba. Merci pour tout.

La sorcière hocha le nez, l'enjoignant à partir de ses gros yeux en colère. Elle n'avait jamais aimé les adieux. Elle était trop maladroite pour savoir les gérer.

Diogon sourit longuement, dévoilant ses crocs et leur éclat ivoirin. Avant de tourner les sabots et de s'enfoncer dans les bourrasques de neige.

– J'espère que ton cinquante-troisième dentier pourra casser les écrous ! lança-t-il par-dessus son épaule.

Le pas toujours douloureux, mais débarrassé de ses cassures bruyantes, il allongea ses foulées de taureau ; ses muscles roulaient sous sa peau de jais, sa nuque tendue vers le lointain, là où se levait le soleil, là où l'horizon s'embrasait de rouge, à l'opposé de son village perdu.

– J'espère aussi, murmura la vieille dame. N'oublie pas ta promesse.

Mais, ses yeux ronds posés sur Diogon, sur sa silhouette noire diluée par les rafales de vent, elle savait qu'il ne la respecterait pas, qu'il s'égarerait à nouveau chez les hommes.

Elle savait aussi que lorsqu'elle fermerait sa porte, celle-ci ne s'ouvrirait plus jamais. Pas pour le même visiteur.

Alors Baba Yaga fit un pas en arrière et regarda le battant se refermer, se refermer de lui-même dans un gémissement sinistre.

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