Chapitre 1.5 - Genèse

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– Je lui ai transmis le besoin d'être aimé.

Il y eut un silence.

– Et aussi la haine. Et la douleur.

– La haine ? releva le maître du Fer.

– Oui. La haine. La haine des hommes.

– Très bien. Et comment as-tu nommé ta créature ?

L'adolescent leva les yeux pour la première fois.

– Je l'ai nommée Diogon.

Cette fois, certains rires retentirent franchement dans le silence – Diogon savait qui riait ainsi – mais les maîtres d'œuvre les firent taire presque immédiatement.

– À présent, montre-nous ta statue, Diogon. Montre-nous ton œuvre. La dernière sculpture du solstice d'hiver.

L'angoisse lui mangeait le ventre, lui tordait les boyaux, rendant ses gestes mécaniques et hésitants. L'adolescent fit quelques pas, rejoignit le pied de sa statue, et saisit le bas du drap qui la cachait aux yeux du monde.

– Que les Dieux bénissent Diogon, et qu'ils bénissent sa créature, dit tout le village d'une seule et unique voix, une voix aux mille timbres qui résonna dans l'Atelier obscur.

– Que les Dieux me bénissent, murmura le garçon dont le cœur était sur le point d'exploser. Et qu'ils bénissent ma créature.

Il tendit le drap sur la statue. Puis s'immobilisa à nouveau.

– Bénissez-le, chuchota-t-il très vite en fermant les yeux très fort. S'il vous plaît, je vous en conjure. Bénissez-le… Bénissez-le… Je veux qu'il vive...

Il leva le bras et fit glisser l'immense drap blanc le long de son œuvre.

– Je veux qu'il vive ! répéta-t-il en serrant les dents. Qu'il vive ! Qu'il vive !

Le tissu s'écoula au sol comme une mue de reptile, libérant sa créature aux yeux de tous. Un grand silence se déploya entre les murs de l'Atelier.

L'être qu'avait créé Diogon accrochait la lumière des bougies, scintillait sous leurs flammes dansantes, et reflétait la silhouette de son petit créateur qui se tenait juste devant lui. Son corps, sa structure, tout cela était fait de fer et de bronze, de rouages et de pièces soudées les unes aux autres, qui déroulaient des vrilles et des motifs complexes au cœur de son squelette ; mais Diogon avait sculpté sa chair, sa peau, ses muscles, dans un écrin de glace miroitant, un écrin translucide qui protégeait ses artères et ses os de métal. Qui recouvrait tout son corps comme un carcan glacé.

Sa création ne ressemblait pas à une statue ; elle évoquait plutôt une machine antique, aussi dangereuse que fragile. Une machine aussi voûtée que son créateur, ployée vers le sol comme dans l'attente d'être rallumée un jour. Mais ce n'était pas cela qui tordait les visages des maîtres dans une fureur noire.

Diogon avait respecté la condition qu'ils lui avaient imposé : l'être ne paraissait ni blessé, ni handicapé d'une quelconque manière.

En revanche, le garçon avait joué avec la règle la plus dangereuse qui régissait leur vie de sculpteurs : ne jamais donner naissance à une créature humaine.

– Sacrilège ! rugit le maître du Bois en désignant la sculpture qui les surplombait tous. Tu as créé un monstre indigne de prendre vie ! Tu as créé un homme !

Une vague de mots affolés s'éleva de la foule.

Bouche bée, l'adolescent regarda sa statue, puis le maître et son geste accusateur, puis encore sa statue.

– Mais c'est faux, dit-il d'une toute petite voix que personne n'entendit.

– Calme-toi, mon frère, répliqua le maître de la Glace avec un hochement de menton. Cette statue ne représente pas un être humain.

Mais le maître du Granit ajoutait déjà :

– Regardez-la ! Regardez tous ! Cette créature a deux jambes, deux bras, un bassin et un torse, et tout cela est humain. L'homme est maudit, il attire la malédiction ! Il y a bien longtemps, nos ancêtres créateurs en firent les frais. Les sculptures humaines ne deviennent qu'erreurs et péchés ! Nous savons tous qu'elles appellent la mort et les foudres des Dieux !

La foule cria son assentiment et Diogon se recroquevilla sous le chaos qui s'acharnait sur lui.

– Êtes-vous tous aveugles ? mugit le maître du Fer à son tour. Cet être a des jambes de taureau et une tête de gargouille ! Suis-je le seul à voir ses sabots, son mufle, ses crocs et ses oreilles d'animal ?

Les autres maîtres d'œuvre ne trouvèrent rien à répondre et la foule se calma quelque peu. Le maître du Fer reprit de sa voix puissante :

– Cette créature est à moitié humaine, elle est donc à moitié maudite. Libre aux Dieux de choisir sa destinée. Diogon l'a voulue ainsi ; il est le seul qui s'expose à la fureur divine. Cette statue est l'une des œuvres dédiées au solstice d'hiver. Elle prendra donc place auprès des autres. Elle recevra la lumière de la lune et du soleil, comme les autres. Nous verrons ce qu'il en résultera.

– Chacun va immédiatement prier pour le salut de notre peuple, le coupa le maître du Bois. Nous allons tous demander aux Dieux de ne pas punir notre village pour l'erreur qu'a commise Diogon. Dépêchez-vous !

Effrayés, abasourdis, le peuple de sculpteurs se plongea dans le recueillement.

Quant à Diogon, une main sur la glace scintillante de sa création, et le regard levé vers les maîtres d'œuvre, il se heurta aux yeux sombres du maître du Fer – son protecteur depuis toujours – qui le fixait.

L'adolescent lut dans ses prunelles avec une facilité déconcertante.

Tu as trahi notre confiance, tu as défié les Dieux. Tu n'es pas digne d'être béni. Et ta créature du Diable ne le sera pas davantage.

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