Chapitre 11.92 - Le garçon qui ne voulait pas devenir roi

4 minutes de lecture

*petite note aux lecteurs qui reprennent leur lecture ici * Depuis le début du chapitre 11, j'utilisais jusque-là le terme "chimères sacrées" pour désigner les statues du point vue égyptien. Faute de mieux, je m'en contentais. Mais en me replongeant dans mes recherches historiques (ah, wikipédia, quand tu nous tiens), je suis tombée sur des croyances qui conviennent nettement mieux à cette civilisation ! Ne vous étonnez donc pas quand vous verrez, à la place des "chimères", le terme djinns (esprits naturels ou divins, métamorphes) ou de nephilims (géants mythiques).

PS. Ce chapitre 11 est en train de devenir le plus long de tous les temps.

***

– C'est simple, nous avons justement un dieu sous la main. La vérité sortira de sa bouche.

Une heure plus tard, le peuple d'Egypte ployait devant Diogon.

Des vagues d'ouvriers, d'artisans, d'architectes et d'ingénieurs, des océans de villageois et de paysans, attirés à Gizeh comme des insectes de nuit par une flamme miraculeuse, venaient déposer leurs offrandes aux pieds du géant noir ; l'un après l'autre, tous s'inclinaient devant lui, comme une onde qui se propageait au loin, jusqu'au Nil, jusqu'à la ville. Des familles entières traversaient le plateau, dessinant des arabesques de lumière du bout de leurs torches, des motifs de feu perdus sous le voile de la nuit ; on entendant la voix des prêtres scander et marmonner, celles des prêtresses élever des harmoniques bouleversantes vers les cieux.

Au milieu des chants, des offrandes d'or et de fruits, des lueurs des torches et des remugles de sable froid qui parcouraient le chantier, se dressaient Pharaon et Anubis. La silhouette du garçon, brodée de lumière et de bijoux royaux, étincelait devant l'ombre colossale qui régnait derrière lui. Splendides de majesté, les prunelles habitées de la même flamme divine, leurs regards orgueilleux erraient sur la foule, laissant au cœur de chacun l'impression tenace qu'ils lisaient dans leur âme.

– Anubis est venu nous porter un message des dieux, prononça Pharaon.

Sa phrase retentit sur le plateau, relayée par les prêtres, rebondissant au dessus des têtes de son peuple courbé dans la poussière. Khoufoukhaf le vizir, son visage défiguré par une flamme fanatique et une avidité dévorante d'entendre les mots qui allaient suivre, rampa devant lui en enchaînant les courbettes.

– Fais-nous entendre les mots d'Anubis, Pharaon.

Khoufou tourna la tête, plongeant son regard dans celui de Diogon qui brûlait tout là-haut. Il ne devait pas parler. Ils s'étaient bien entendus là-dessus. Les mortels ne pouvaient entendre la voix des dieux ; c'était Pharaon leur porte-parole.

– Les dieux, asséna-t-il en gardant le regard planté dans celui du colosse, veulent que nous libérions les nephilims.

Tremblant d'exaltation, le vizir mit un petit moment à réaliser ce que venait de dire son roi.

– Majesté ?

Khoufou se retourna vers lui et fit face aux visages éblouis, hagards, de son peuple.

Qu'est-ce que je suis en train de faire ? Khnoum me pardonne pour ce blasphème…

Nous avons tort, Tayty-sab-tjaty. Nous avons tort depuis l'avènement des Deux Egyptes.

Le vizir s'inclina une fois de plus.

– Que la volonté des dieux soit faite ! lança-t-il vers le peuple, le vent portant sa voix au loin. Que les chaînes des Grands Djinns soient brisées !

La satisfaction miroita dans les iris de Diogon, bras croisés derrière Khoufou, qui leur offrait toujours la vision immobile et sculpturale de leur dieu.

Quant au garçon, l'abnégation totale de son vizir l'effrayait finalement bien plus que son propre mensonge.

En silence, un cortège s'organisa lentement et se mit en marche sous le ciel étoilé. En tête les guidaient Khoufoukhaf, ses prêtres et leurs myriades de torches, puis suivaient Pharaon et Anubis et loin derrière eux, à distance respectueuse, avançait le peuple à petits pas.

Dans les nuées noires de la nuit se dévoila soudain l'angle colossal de la pyramide ; la procession contourna l'édifice, puis le vizir leva haut sa flamme devant les yeux de tous.

– Que la volonté des dieux soit faite !

Dans la lueur tremblotante qui sculptait les pierres gigantesques juste sur leur gauche, les nephilims enchaînés levèrent leurs dizaines de têtes, les uns après les autres. Ecailles scintillantes, gueules rougeoyantes, yeux de braise et de saphir se déployèrent dans la pénombre, s'allumèrent comme autant de soleils.

Couchés dans le sable de Gizeh, au pied de cette pyramide à laquelle ils allaient sacrifier leur vie, leur soumission majestueuse apparut aux yeux de chacun avec la force d'un bouleversement.

– C'est ainsi que nous vous libérons, esprits, scanda Khoufoukhaf alors que des ouvriers, ceux-là mêmes qui agitaient leur fouet quelques heures plus tôt, allaient ouvrir les cadenas et les anneaux de leurs chaînes.

Les prêtresses se mirent à psalmodier des océans de notes vers le ciel, les prêtres et le peuple à murmurer pour eux-mêmes. Des milliers de prières s'élevèrent de tout le plateau, s'entremêlèrent dans le ciel et le vent avant que les bourrasques ne les emportent au loin. Khoufou leva les yeux, cherchant à suivre ces mots du regard, espérant qu'ils aboutissent aux oreilles d'Osiris et de son épouse ; une incroyable fierté se développa dans son ventre et remonta vers son cœur, jusqu'à le faire trembler d'émotion. Les Grands Djinns, libérés de leurs colliers, de leurs barres de trait et de leurs poids, relevaient leurs têtes altières vers les cieux, promenant leurs yeux scintillants sur la foule à leurs pieds. Caché à l'intérieur de Khoufou, le ka de Pharaon lut la sagesse dans leurs prunelles, et le garçon réalisa que Diogon avait dit vrai, que ce n'étaient pas là des regards d'esprits bestiaux, mais des regards divins.

– Nous avons raison, souffla-t-il, les poumons gonflés d'espoir. Nous avons eu tort pendant si longtemps. Pardonnez-moi, Khnoum, Maât, et même toi, Anubis dont nous avons usurpé le nom. Pardonnez Pharaon pour ces siècles d'égarement.

Les bêtes colossales semblaient se dresser hors de leurs chaînes, croître comme autant d'âmes libérées, prendre leur essor afin de quitter le monde des hommes – du moins, c'est ainsi que Khoufou, et son peuple avec lui, comprirent cet instant imprégné de magie.

Mais tout s'arrêta lorsque le regard d'un des nephilims, le plus titanesque de ces esprits de chair dont les cinq têtes illuminaient le vent de leurs écailles moirées, porta son regard sur le géant noir qui se tenait toujours derrière Khoufou.

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