Chapitre 11.6 - Le garçon qui ne voulait pas devenir roi

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Puis le premier fouet claqua dans l'air chaud, lançant des vibrations cruelles vers les créatures des dieux ; les monstrueuses bêtes s'arc-boutèrent dans leurs liens, baissèrent leurs encolures étincelantes en fixant le sol ; petit à petit, le sable se froissa sous le lourd traîneau derrière elles.

Et centimètre par centimètre, les pierres de taille commencèrent à gravir les rampes de la pyramide.

Dans le sillage de l'attelage s'élevaient des volutes de poussière dorée, mêlées aux effluves de sueur bestiale qui se dégageaient des créatures. Khoufou leva la tête, les yeux posés sur ces vrilles scintillantes, sur ces misérables grains de sable qui, sous la lumière du soleil redevenu blanc, évoquaient l'or de ses habits impériaux.

Cette pyramide toute entière, alors même qu'elle n'était qu'à moitié conçue, n'était faite que de pierre et de poussière, sale, sèche et rugueuse ; et pourtant, il désirait la recouvrir d'or et de marbre, afin que même les dieux puissent s'y mirer depuis leurs chars célestes. Afin que tout son peuple, jusqu'aux confins de l'Egypte, voie son éclat posé sur l'horizon et y reconnaisse, dans une fierté patriotique, le symbole de l'union de l'Empire, et le résultat du labeur de ses ouvriers et de ses artisans.

Une pyramide pour unir le pays ; une pyramide pour élever sa gloire au plus près des cieux.

Mais Khoufou savait aujourd'hui, au vu de ses milliers d'ouvriers dont le visage satisfait cachait des rumeurs sordides, au vu de son peuple agité de mauvaises pensées, que le monument était seulement en train de devenir le symbole de la démesure de Pharaon.

La pyramide d'or de Khoufou se muait déjà en poussière, au sein des esprits qui étaient en train de lui donner la vie. Et la vie de Pharaon avec elle. Le garçon, qui n'avait pas voulu devenir roi, avait pourtant fait de son mieux. Il le désirait encore, ardemment, dans une flambée d'espoir et de courage qui ne lui était pas coutumière. Son plus grand rêve était de faire de l'Egypte une province unie, magnifique, fière de ses gens ; ces petites gens trop souvent oubliées au profit des grands et des riches.

Mais désormais, ce même peuple lui crachait dans le dos, tout en souriant devant lui. Que faire, face à cela ? Suivre les conseils d'un vizir déjà trop corrompu par le pouvoir et le culte divin ?

Derrière le lourd attelage qui gravissait lentement les rampes de sable, imbibées d'eau par une cohorte d'ouvriers qui marchaient à l'avant, le jeune homme aperçut soudain, pour la seconde fois, une ombre haute et musculeuse, plus noire qu'Anubis. Elle semblait marcher, de son pas puissant, dans les traces laissées par le traîneau.

Laissant là son vizir qui déblatérait sans fin, laissant là les gardes en train de se désaltérer sous le soleil de plomb, Khoufou prit une inspiration et bondit.

Il traversa l'esplanade de sable en quelques pas, zigzagua entre des porteurs de pierres, contourna un bloc de taille abandonné et tomba nez à nez avec le spectre.

Tout là-haut, ses yeux cachés dans l'ombre des arcades sourcilières lançaient des éclats bleus et jaunes ; plus bas, deux canines ivoirines pointaient hors de sa gueule sombre.

Khoufou le comprit trop tard, l'inconnu n'était pas vêtu de noir.

Il n'était pas vêtu tout court, et il n'était pas humain.

C'était un pelage ras qui couvrait sa musculature puissante.

– Hé ! Crotte de chacal ! T'as semé ton escorte ? lança soudain une voix aigrelette sur sa gauche, au moment où un sourire carnassier se dévoilait sur les lèvres de son vis-à-vis.

– Apouit ? murmura Khoufou sans quitter le regard double – bleu et or – du colosse velu.

– Ouais, c'est moi, je me suis décidée pour une petite balade. Et au fait, il y a ton vizir qui panique à dix mèt…

Elle se tut lorsque, arrivée à sa hauteur, ses iris noisette rejoignirent également ceux de la créature.

– Anubis ! se mettait-on à hurler autour d'eux.

– Anubis est parmi nous !

Khoufou, qui passait sa vie dans la salle du trône et avait le nez précisément posé sur les peintures divines les plus précises de l'Empire, aurait pu objecter que le dieu qui les surplombait n'avait pas grand-chose en commun avec Anubis – hormis son pelage sombre qui miroitait sous le soleil, sa gueule dentelée et ses oreilles étranges, en forme de lyre. Mais il n'en fit rien, devenu subitement muet, subjugué par la puissance de l'être qui les écrasait de son ombre. Il sentit Apouit se cramponner à son bras, et écouta son propre cœur battre et battre dans sa poitrine, battre si fort qu'il faillit lui briser les côtes.

Un grognement sourd monta dans le torse de l'être divin ; paralysés, les deux jeunes gens tendirent l'oreille.

– Ils se trompent.

Autour d'eux se rassemblaient les hommes ruisselants de sueur, immobiles, silencieux.

– Pharaon parle à Anubis ! hurlait-on au loin.

– Anubis est ici !

– Anubis est descendu sur terre pour voir Pharaon !

Le regard souverain du dieu noir redescendit vers Khoufou. Il était chargé d'un calme dangereux.

– Je ne suis pas un dieu. Toi, petit, avec tes parures précieuses, qui es-tu donc ?

– Pharaon, balbutia le jeune homme, au moment où Apouit répondait :

– Khoufou !

– Et qui est Pharaon ?

Sa voix grave apaisa un peu le cœur de Khoufou qui battait follement vite, trop vite, pompant fort la terreur au cœur de ses artères. Autour d'eux, une bulle de silence se formait ; les hommes reculaient, se prosternaient dans des rangs improvisés ; en tête, le vizir de Khoufou marmonnait des prières avec ferveur, ses yeux froids de serpent fixés sur l'être qui se tenait devant lui.

– C'est moi, répéta bêtement le garçon, alors qu'Apouit expliquait promptement :

– C'est l'empereur des deux Egyptes, et le porte-parole des dieux.

Emplie de détermination, sa voix ne tremblait pas.

Les yeux hagards de Khoufou passèrent un instant sur le visage de l'adolescente. Elle semblait emplie de déférence, mais aussi de confiance, envers cette créature descendue du ciel. Il la trouva superbe, l'espace d'un instant, pleine d'une majesté qu'il ne lui avait jamais vue.

– Est-ce toi qui as ordonné ceci ? demanda le dieu noir en levant les yeux vers la pyramide inachevée, et les créatures qui tractaient ses pierres.

Un grand froid figea l'âme de Khoufou. Le ka d'Horus, soudain, semblait avoir disparu de son cœur. En cet instant, il ne restait plus rien de Pharaon en lui ; il n'était qu'un jeune homme terrifié par ce qu'il ne comprenait pas.

– Oui, répondit-il d'une voix mourante, conscient des brasiers de fureur qui s'allumaient dans les prunelles de la créature.

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