Chapitre 11.4 - Le garçon qui ne voulait pas devenir roi

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– Par Sobek ! éructa-t-elle de sa voix disgracieuse. Non seulement tu m'espionnes, espèce de sale crotte de chacal, mais en plus tu viens discréditer les paroles de ma chanson !

Un sourire illumina le visage de Khoufou ; ses traits durs et racés perdirent immédiatement leurs marques, retrouvant toute sa jeunesse. Face à lui, Apouit – même son nom était ridicule, elle-même l'admettait volontiers – était l'une des innombrables petites princesses du deuxième harem, celui qui avait abrité les mères de Pharaon depuis la naissance de son Empire. Il était heureux que les deux harems fussent séparés de deux cours et de plusieurs murs, sans quoi Apouit et ses sœurs auraient probablement fini par dépecer les concubines de Khoufou, avant de leur faire manger leurs entrailles et de les brûler vives en dansant nues autour de leur bûcher.

Apouit et lui avaient grandi ensemble, du temps de Pharaon son frère, du temps de leur mère et de ses gouvernantes. Khoufou l'adorait. Il l'avait longtemps considérée comme une sœur… elle qui était probablement l'une de ses arrière-cousines au troisième degrés ou une autre absurdité de la sorte. Mais depuis quelques années, le regard qu'il portait sur elle avait changé ; et il avait assisté, impuissant, à l'apparition d'un désir aussi brûlant que voué au désastre.

Las ! Un Pharaon collectionnait les concubines affriolantes, et les épouses nobles ou étrangères. Khoufou ne voulait pas faire d'Apouit une concubine ; ç'aurait été la tuer, et tuer aussi le peu de respect qu'il lui restait encore pour lui-même. Apouit n'avait que quatorze ans, elle était lumineuse, magnifique avec ses deux dents de travers, son petit nez rond et ses grands yeux vifs, avec ses sourcils caractériels et sa chevelure ondoyante ; elle était rayonnante d'humour et de joie de vivre, pleine d'inventivité et de débrouillardise, collectionnait les injures étrangères et adorait faire le pitre en jouant de sa voix fausse et de son corps maladroit. Elle était la seule à faire hurler Khoufou de rire, et tout le harem avec lui. Elle était parfaite. Sublime.

Khoufou avait commencé à se haïr lorsqu'il avait été obligé de l'imaginer, elle, Apouit, dans tout son charme d'adolescente, nue sur le lit impérial à ses côtés, pour réussir à satisfaire les femmes qu'il se devait de combler, pour parvenir à leur donner ce qui le hérissait davantage chaque nuit. La technique marchait, tant bien que mal, même si cette Apouit toute brumeuse de rêve ne collait absolument pas avec les corps huilés et parfumés, pleins de courbes, de ses cinq maîtresses dont il ne parvenait jamais à retenir les prénoms.

– Oh ! Néfermaât ! glapit-elle en se baissant. Viens ici mon gros !

– Il n'est pas gros, grogna Khoufou en s'adossant à l'arcade luxueuse du harem, tentant désespérément de ne pas baisser les yeux vers les épaules nues de la jeune fille.

– Tu l'as mis au régime ?

– Non, je le balade juste plus souvent hors du palais.

Le regard fuyant, Khoufou essaya d'éviter la collision avec le visage furieux de l'adolescente. Peine perdue. Ils se retrouvèrent nez à nez, Apouit le regardant du haut des quelques centimètres qu'elle lui prenait déjà – Khoufou détestait sa petite taille plus qu'aucun de ses autres défauts.

– Crotte de chacal ! brailla-t-elle en lui soufflant son haleine de fruits et de miel au visage. Pourquoi tu fais ça ? Je parie que tu continues encore le vieux coup des migraines ! Crétin !

Le jeune homme chassa le ka d'Horus qui essayait d'accaparer ses pensées, de ramener Pharaon aux querelles d'Empire et à la construction de cette satanée pyramide. La présence d'Apouit était plus forte que tout. L'esprit du dieu le savait bien, il l'avait compris depuis longtemps. Il se retira dans les profondeurs du cœur de Khoufou, patient, attendant son heure.

– Je suis obligé, Apouit. Tu ne sais pas ce que c'est que d'être Pharaon.

Le visage du garçon s'assombrit.

– Ce n'est pas pour rien que mon frère en est mort. (Elle lui tapa sur la tête et il sursauta.) Aïe ! Mais ho !

– Arrête de ressasser tes vilaines pensées, comme dirait ma bécasse de grand-mère ! râla Apouit.

Elle attrapa la première chose qui lui vint sous la main, à savoir une perruque de femme tout bonnement énorme, plus ronde qu'une pastèque et plus chargée d'or qu'un trésor impérial. Elle la lui posa sur la tête, bien de travers, puis retira son châle de soie et le drapa artistiquement autour du torse de son ami. Khoufou éclata de rire, se gardant bien de bouger, se gardant bien de diminuer encore la faible distance qui séparait leurs deux corps.

Je t'aime, Apouit.

– Regarde, Néfer, comme il est beau ton maître !

Le chien aboya, galvanisé par l'enthousiasme de la fille échevelée, qui vantait les mérites de sa création comme une matrone au marché des esclaves.

– Une forte poitrine faite pour donner la vie, des cheveux d'une beauté mirifique (même si un peu de travers sur le crâne de cette pauvre dame, le hasard de la nature, que voulez-vous), une stature solide, puissante et toute en courbes…

– Vas-tu arrêter de te foutre de moi ? se débattit le jeune homme avant de lui planter ladite perruque sur sa tête à elle.

– Elle me va bien ? minauda Apouit dans une caricature des concubines cruellement réaliste.

Khoufou la regarda avec tant d'amour qu'il crut que son cœur allait éclater. Eclater comme un feu d'artifices et déverser des morceaux tout autour d'elle, dans une symphonie muette qu'elle serait obligée de comprendre.

Apouit, bon sang !

Je t'aime !

Mais loin dans le palais sonnèrent les voix des émissaires, traversant les longs couloirs pavés de céramiques, survolant les murs de briques sèches, plongeant dans le harem après avoir submergé les quartiers impériaux.

Dans les profondeurs de la poitrine de Khouhou, le faucon spirituel recommença à remuer, à enfler comme un mauvais rêve. Horus réclamait. Pharaon réclamait.

– Elle te va mieux qu'à toute autre, cette foutue camelote, grogna-t-il, le cœur serré. Je dois y aller. Les nephilims sont de retour. Ils viennent de les capturer. La pyramide les attend.

Il retira avec douceur le châle qui couvrait encore ses épaules, avant de le poser sur celles d'Apouit. Prunelles agrandies de peur face à la mention des créatures, celle-ci lui tira tout de même la langue avant de faire deux pas en arrière.

– Bon, alors dépêche-toi, crotte de chacal. En plus, il y a tes cinq femmes qui doivent t'attendre en battant des cils.

– Tu avais besoin de me rappeler ce détail ?

Il déglutit avant de faire un pas en arrière lui aussi, puis deux, puis trois. Sans réussir encore à tourner les talons, à se séparer d'elle.

L'adolescente, cramponnée à ses soieries, le regarda avec un sourire doux qui lui retourna le cœur.

– Va à la grande pyramide, Khnoum-koue-foui. Et ne t'y perds pas toi aussi… Que Khnoum te protège.

– Que Khnoum te protège, balbutia Khoufou avant de s'enfuir comme un enfant.

Ne t'y perds pas toi aussi…

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