Chapitre 9.9 - Le chien qui haïssait son maître

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Ils étaient tous les trois en train de ramper, à quatre pattes sous la lueur de la lune qui les rendait beaucoup trop repérables à leur goût, lorsque quelqu'un les découvrit.

Elissi.

Debout face à eux, droit et fier comme le guerrier qu'il était, l'épaule bandée et la plaie recousue à l'aide de grosses mandibules de termites.

– Et en train de pisser, en plus, gronda le chien avant de lui sauter à la gorge.

Mauvais réflexe.

Dès que ses pattes de derrière quittèrent le sol et que ses crocs ratèrent la carotide de son maître, il comprit que c'était une idée résolument mauvaise et que la mort, sa mort, venait de se mettre en branle à son insu.

Comme il avait raté sa cible, Elissi avait toujours sa gorge pour crier ; comme il avait raté sa cible, Elissi avait toujours sa trachée pour respirer. Et donc toute sa force pour refermer, lui aussi, ses mains puissantes sur le cou du chien.

Diogon se jeta dans la bagarre avec un grognement animal ; il les fit tous deux rouler au sol, le quadrupède et l'homme emmêlés dans une étreinte mortelle, et les écrasa sous sa chaleur titanesque avant d'attraper le canidé par la peau du cou, de le soulever comme un chiot perdu, de redresser les quatre mètres de muscles qui le constituaient et de s'enfuir à toutes jambes, le chien sous un bras et la licorne sous l'autre.

Elissi, tordu au sol, sa plaie rouverte gorgée de sang sous la violence de sa chute et un genou tordu par le poids de Diogon, ne cessait de hurler à s'en déchirer la gorge.

– IL S'ENFUIT ! Le prisonnier s'enfuit ! Rattrapez-le ! Saloperie de loup jaune, je te tuerai ! Je t'égorgerai comme un porc et je mangerai ta chair de traître !

Des cris répondaient aux siens ; non loin de là, le village se hérissait de notes agressives et de courses effrénées.

Les chasseurs arrivaient.

Diogon galopa plus vite encore, filant sous le pinceau argenté de la lune. Sous son bras gauche ballottaient les cinquante kilos du chien ; sous le droit gigotait la licorne qui grinçait des dents.

– Je n'ai rien demandé, tu aurais dû me laisser par terre.

– Je cours plus vite que toi, et cela, tu ne peux pas le nier, répliqua-t-il en soufflant comme un bœuf.

– Je ne suis pas certaine que ça te réussisse, tu n'as pas l'air bien vaillant.

– Je suis une statue brisée, haleta le colosse, le visage crispé de douleur. Mon pelage… recouvre mes fissures… mais je les sens encore… à l'intérieur. Elles rendent chacun de mes… de mes pas douloureux.

Peau d'Âne ne répondit rien, peut-être honteuse, peut-être emplie de pitié. Diogon n'en avait cure, il courait, courait comme il n'avait encore jamais couru, le vent chaud de la plaine lui giflant le visage, les pierres roulant sous ses sabots. Et lorsque son regard clair s'égarait par-dessus son épaule, vers l'arrière, il distinguait très nettement la file de torches qui s'étirait dans son sillage, sur les courbes douces de la prairie.

Le clan était après eux.

– Je suis maudit ! mugit-il vers le ciel. Pourquoi ne me laissent-ils pas partir en paix ?! Je ne leur apporterai que le malheur si je reste.

– Ils aiment faire des sacrifices pour résoudre les problèmes, répondit le chien d'un air sombre.

Diogon, trop occupé par sa course de plus en plus malhabile, ne réagit pas. Coincés sous chacun de ses bras, les deux quadrupèdes échangèrent un regard.

Soudain le son d'une pierre qui roule se fit entendre.

Au ralenti, comme si le temps s'était soudain pris dans une gangue de mélasse, le sabot de la statue glissa vers l'avant, sarclant la terre tendre, écrasant l'herbe sous son poids ; son corps commença à basculer doucement, comme irrésistiblement attiré par l'arrière, entraînant tout son poids titanesque vers le sol.

Le colosse heurta la terre dans un choc tel que ses deux protégés arrachés de ses bras furent projetés vers le ciel, dans un choc tel que sa cage thoracique lui parut sauter d'un bond hors de sa poitrine, brisant les vertèbres de son dos, emportant son cœur au passage.

La respiration coupée, les muscles figés, sa vue s'obscurcit ; il entendit derrière lui enfler le bruit des cavalcades des chasseurs, enfler leurs cris et leurs halètements fébriles.

– Relève-toi ! aboya le chien non loin. Diogon !

Ses poumons immenses se débloquèrent d'un seul coup, et il prit une inspiration qui le laissa pantelant. La douleur fit surface en lui, se mit à fouiller de ses griffes la chair de son dos. Les hululements des hommes se rapprochèrent, jusqu'à résonner sous son crâne en un long appel lancinant.

– Courez ! toussa-t-il en tentant de se relever. Je vous rejoindrai !

Des dizaines de pas ébranlèrent le sol près de ses oreilles ; des dizaines de lances se pointèrent vers sa poitrine, piquant sa chair et son pelage velouté.

– Je vous rejoins après…

Un chasseur, qui le surplombait aux côtés de ses semblables, souleva son masque de bois émacié. Il crispa le visage qu'il cachait dessous, avant de lui cracher sur le torse dans un bruit mat. Diogon acheva dans un murmure :

– … quand ils seront tous morts.

– Puissent les dieux nous épargner la malédiction qui sévit autour de cet être. Puissent les dieux protéger notre clan, avec sagesse et exigence comme depuis l'aube des temps.

Le chef se tenait face à Diogon, devant le cercle déployé de toute sa tribu. Même les femmes et les enfants étaient là pour voir le monstre mourir, pour voir le sacrifice les sauver tous. Le colosse au pelage de nuit était meurtri de cordes, ses liens étirés en étoile autour de lui afin d'être tenus par plusieurs guerriers parmi les plus puissants.

– Pourquoi devons-nous attendre ? lança un chasseur plus téméraire que les autres. Tuons-le tout de suite ! Sa viande n'en sera que plus vite préparée pour le repas de ce soir.

Il lança une œillade graveleuse vers le rang des femmes derrière lui.

– Nos femmes ne se tiennent déjà plus d'impatience à l'idée de plonger leurs petites mains dans le sang de cette bête.

Les yeux gris acier de Pishkol transpercèrent les siens, le freinèrent en plein élan et le renvoyèrent au silence.

– Parce que, reprit le chef de sa voix dure en levant le regard vers les cieux, c'est aujourd'hui que les dieux viennent à nous dans leurs corps terrestres. C'est devant eux que le sacrifice sera fait, afin qu'ils prennent toute la mesure de notre confiance et de notre dévouement.

– Attendez !

Tous se tournèrent d'un même mouvement vers le cri.

Elissi.

Le jeune homme portait quelque chose sur ses épaules, quelque chose de lourd à en juger par le balancement de son torse. Il boitait bas sur son genou meurtri et progressait avec lenteur, mais refusa d'un geste l'aide que lui proposèrent quelques camarades. Il en avait vu d'autres. Chacun d'eux en avaient vu d'autres. Un homme n'était pas un homme s'il ne pouvait marcher avec un os cassé, s'il ne pouvait se montrer fort avec une épaule blessée.

– En voilà un autre à sacrifier, et à faire cuire ce soir.

Il déposa son fardeau et le plaqua sur le sol. La bête gigotait, gémissait, tentant de s'enfuir au galop.

– Je t'ai enfin eu, saloperie.

Les prunelles de Diogon s'étrécirent.

C'était le chien.

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