Chapitre 8 - Parque première

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- Parque première -



Morphée était son meilleur ami. Et bien le seul. Rien n'était plus doux, plus chaud et plus tendre que ses bras.

Eon, la Parque première, était bien placée pour le savoir. Elle passait sa vie à dormir, dormir éternellement. Elle ne connaissait rien d'autre.

Quand on est un monstre gigantesque, si gigantesque que la Terre elle-même ploierait sous son poids, on ne peut pas se balader comme ça.

Alors elle dormait, dormait depuis l'aube des temps, vivait des aventures tressées de rêves, tissées de nuit, sans jamais bouger une patte. Tout juste ouvrait-elle un œil, de temps en temps, lorsqu'un bruit inattendu troublait son long sommeil ; mais en ces terres froides et désolées, peuplées de sauriens et de plantes sans fleurs, personne ne tentait jamais de traverser.

La toile sur laquelle elle dormait, à la verticale comme un pendentif précieux, n'était qu'une barrière inutile. Un simple écrin emperlé de rosée, au centre duquel miroitait l'immense diamant de son corps ventru. Sa broderie mystérieuse, aux traits solides et parfaits, s'étirait vers le ciel, si haut que personne n'aurait pu en voir le faîte. Si loin que personne n'aurait pu soupçonner que c'était à la Lune qu'Eon avait accroché ses fils d'argent.

Mais elle était jeune en ce temps, si jeune ; elle attendait encore les passants, vigilante, postée comme une prédatrice au centre de sa toile ; attendant les fourmis face à son corps de montagne.

Mais personne n'était jamais venu, et l'araignée de lune avait fini par s'endormir.

Elle ne s'était plus réveillée depuis.



Deux de ses pattes eurent un infime tressaillement, perdues dans leurs rêves, lorsque certains fils de sa toile s'agitèrent légèrement en contrebas.

Eon grogna, gorgée de sommeil, puis se retourna mentalement – elle était trop énorme pour pouvoir bouger ses milliers de tonnes.

Mais sous les douces soies de ses pattes, les fils, aussi ténus que des bribes de pensées, recommencèrent à trembloter.

La moitié du cerveau d'Eon émergea de sa léthargie. Lentement, elle ouvrit les quatre yeux correspondant à cette moitié-ci, puis jeta un regard embrumé vers le sol, qui étirait son triste manque d'originalité à des kilomètres et des kilomètres en contrebas.

Une file de fourmis bariolées traversait la toile avec difficulté.

Eon referma ses yeux globuleux, satisfaite. Ce n'étaient que les statues, qui descendaient les Parques deux fois l'an. L'araignée les envia un instant. Elle n'avait plus vu ses propres sœurs depuis la naissance du monde. Elle aussi aurait voulu traverser toutes les toiles, voir du pays.

Mais bon, quand on pèse autant qu'une petite planète en suspension, mieux vaut rester là où on est.

Eon se prépara à se rendormir, elle s'emmitoufla dans sa toile, provoquant un cyclone ou deux sur la Terre et une danse chaotique de tous ses fils tressés.

Elle avait presque coupé de nouveau les ponts avec le monde réel, lorsque le bas de sa couette recommença à tressaillir très faiblement. Si faiblement que personne, mis à part elle, n'aurait pu ressentir cet infime mouvement.

Aussitôt réveillée – enfin, plongée dans cet éveil brumeux à peine différent du sommeil, dont elle ne sortait jamais – la Parque grommela en son for intérieur. Que se passait-il donc aujourd'hui, un diplodocus essayait-il de lui faire coucou ?

Elle jeta un œil vers le sol.

Oh, ce n'était qu'une statue retardataire. Elle était si petite que même son regard perçant ne pouvait la distinguer clairement.

Rassurée, Eon émit un son inarticulé et retourna auprès de son beau Morphée dans l'un des couloirs de son cerveau. Il l'entoura de ses pattes d'araignée sensuelles, lui chuchota quelques mots tendres à l'oreille, avant de lui offrir l'oubli à nouveau.

Perdue dans son étreinte, Eon ne capta pas les délicates vibrations, plus ténues que ses rêves, qui firent à nouveau pulser le bas de sa toile quelques instants plus tard.

Et pour cause : la créature qui les provoquait était minuscule. Si minuscule qu'elle pouvait se faufiler sans crainte à travers le filet de lune ; si minuscule qu'elle n'avait pas à s'inquiéter de la Parque endormie.

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