Chapitre 6.93 - La sorcière qui mangeait les enfants

3 minutes de lecture

C'est l'heure de dire au revoir à Yaga...

-


Il y eut un silence.

Son hôte comprit immédiatement que cette exigence était feinte, qu'elle n'était que mensonges. Qu'elle ne visait qu'à libérer la licorne de ses présents et de ses attentions, en réclamant la seule chose que la sorcière lui refuserait à coup sûr. Celle-ci garda le silence plusieurs minutes. Le temps nécessaire pour que la colère, nichée dans son ventre, grossisse et enfle jusqu'à atteindre sa gorge, jusqu'à embraser ses yeux.

– ALORS C'EST AINSI QUE VOUS ME REMERCIEZ.

La lumière de la cabane s'éteignit d'un coup sec, le feu soufflé comme une chandelle par la voix inhumaine de Yaga.

– Je vous aide, je vous offre le couvert et le gîte, je vous prépare des cadeaux que beaucoup tueraient pour obtenir…

Un vent furieux tourneboulait dans la maison, renversant les tabourets, poussant les étagères, faisant voler les jupes de Yaga et ses cheveux hérissés. La licorne, si petite et immobile au milieu de ce chaos, regardait la vaisselle et les vieux livres se fracasser à terre, les pages s'arracher avant de s'engouffrer dans les moindres recoins.

– Et voilà comment vous me remerciez de mon hospitalité. L'un refuse mon cadeau. L'autre me fait chanter.

Les yeux ronds de la sorcière s'obscurcirent d'un seul coup, se chargeant de ténèbres.

– Pensais-tu vraiment que ta ruse allait te permettre d'échapper à mes sortilèges ? N'abuse pas sorcière qui veut !

Yaga leva ses bras squelettiques, faisant tourbillonner les bourrasques, les feuilles marquées d'encre et les odeurs de cendre. Son regard engloutissait toute lumière, comme un puits aveugle et sans âme.

– Par la forêt des morts et la plaine des vivants, puisque tu as voulu refuser tous mes présents, alors tu t'en iras portant trois morts sur le dos.

Les trois peaux – celle du renard à neuf queues, celle du Roi Paon et celle du petit âne – s'élevèrent lentement au centre du vortex de cendres qui hurlait vers le plafond en faisant gémir le bois clouté. Puis une fine aiguille apparut dans un éclat de lumière ; elle était tendue d'un fil d'araignée. Elle se mit à fuser dans les rafales de vent, transperçant les peaux dans un ballet dangereux, traçant des arabesques argentées dans l'air vibrant, rassemblant, rapiéçant, unissant plumes et pelages, bleu et or, gris et noir.

– ASSEZ.

Comme frappés de plein fouet par la voix de Yaga, l'aiguille, les pelisses et les bourrasques chutèrent aussitôt sur le sol, sonnant et trébuchant contre le plancher, venant se coucher aux pieds de la sorcière comme autant de chiens dressés. La parure maltraitée, rafistolée, brodée de toiles d'araignées, rampa sur le sol à la manière d'un oiseau meutri. Elle finit par s'envoler vers la licorne, qui immobile, statufiée, yeux agrandis dans leur écrin de métal, regardait venir vers elle cette triple toison abreuvée de souffrances.

La peau multiple se drapa le long de ses côtes, recouvrit son échine serpentine aux inclusions de bronze. Puis elle se déploya dans un bruissement doux, et chacun de ses poils, chacune de ses plumes, chacun de ses duvets vint se planter dans la rouille de la licorne. Celle-ci arqua tout son corps sous la douleur qui la submergeait ; les fils d'araignée se tendirent contre son squelette, craquèrent en retenant la force de chaque peau qui essayait de s'enfuir, de quitter ses deux siamoises, de quitter ce corps offert qui ne voulait pas d'elles.

– Yaga ! hurla la licorne lorsque le crâne triple recouvrit son front, s'arrimant à ses os avec la force d'une mâchoire.

La sorcière la regardait. Nulle expression ne filtrait de ces gouffres noirs qui béaient au milieu de son visage.

– C'est ainsi, ma fille. On ne se joue pas d'une sorcière.

Elle toisa l'être qui lui faisait face, sur lequel combattaient l'or et le feu du renard, le bleu saphir du paon, et le velours gris de l'âne. Entre ridicule et souffrance, la licorne oscillait sur ses deux nouvelles pattes.

– Va au loin, et sois punie pour ton audace et ton obstination. Dorénavant, tu seras nommée Peau d'Âne, celle qui a appris qu'on ne réclame pas un cadeau en vain.

La porte s'ouvrit en claquant lourdement contre le mur ; des éclats de givre et de glace éclaboussèrent l'obscurité de la maison. Une senteur de pins, de forêt touchée par l'hiver, étira ses filigranes odorants.

La licorne se mit en marche, le pas malhabile et douloureux.

Baba Yaga referma la porte derrière elle, d'un coup sec qui fit caqueter sa chaumière et grincer les gonds mal huilés.

– Et que je nous revoie plus, ingrats que vous êtes. Ni toi… ni lui.

Annotations

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0