Chapitre 3, le tigre blanc

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Le reste de la marche fut silencieuse.

Jamais Evren n'avait été aussi tourmentée. Elle avait l'impression de ne plus savoir quoi faire. Avant les révélations du garçon, sa vie était simple : manger, boire, dormir et apprécier la beauté de l'existence. Elle avait à présent la désagréable impression que cela ne suffirait plus... Ni grimper aux arbres, ni pêcher, ni se balancer dans son hamac sous les étoiles n'auraient le même goût, pas temps tout du moins qu'elle n'aurait affronté cette nouvelle réalité. Une réalité dans laquelle son peuple avait ôté la vie d'êtres humains. Désormais, elle le savait, elle n'avait plus qu'une chose à faire : partager les siens le poids de cet acte interdit.

Chez les bayas, les actes d'un individu ne sont jamais de son seul fait. Que ce soit par peur, par colère, par habitude ou par accident, la cause d'un acte est toujours considérée comme plus grande que son auteur. Aussi, la responsabilité retombe sur la tribu tout entière.

— Attention Evren ! Alerta soudain Ravi.

La jeune fille faillit poser le pied sur un serpent étendu en travers du sentier. Elle s'arrêta juste à temps. Le reptile couleur rubis ondula vers les taillis dans un crissement continu.

— Ouf ! C'était moins une ! fit le garçon.

La jeune fille demeura immobile un instant, puis contre toute attente s'assit en tailleur au beau milieu du chemin

— Je dois méditer. Mon esprit s'égare.

— Ici ?

Elle ferma les yeux et resta silencieuse.

— Et si le serpent revient ?

Evren sourit derrière ses paupières fermées. Ravi avait des raisonnements si étranges !

Ce fut sa dernière pensée consciente.

Dorénavant seuls comptaient sa respiration et les sensations de son corps : le sol sous ses fesses, le vent sur sa peau, la chaleur du matin qui filtrait à travers les branches. Bientôt, Evren porta à son attention les bruits de la forêt, du plus proche au plus lointain : Ravi qui s'asseyait à ses côtés, les insectes qui voletaient autour d'eux. Elle fit un léger effort pour oublier que c'était des insectes et ne conserver que la vibration sonore. Elle perçut les cris lointains des toucans. Elle les imaginait assez bien, avec leurs becs colorés. Puis, au prix d'un certain renoncement, effaça l'image qu'elle se faisait des oiseaux pour ne garder que le son strident et musical. De temps à autre, les appels aigus des singes déchiraient la forêt, et c'était comme la jeune fille les entendait pour la première fois.

De longues minutes plus tard, Evren ouvrit les yeux, ses illusions s'étaient envolées. Elle se tourna vers Ravi et constata avec stupeur qu'il s'était endormi. Elle le secoua, et il ouvrit les yeux avec difficulté.

— Oh ! Je me suis assoupi, je crois.

Evren sourit, puis l'aida à se redresser.

Ils se remirent en route d'un pas soutenu. Après un long plateau à la végétation clairsemée, ils atteignirent une partie où la forêt devenait plus épaisse. Le sol déclinait nettement, et le sentier serpentait en lacet jusqu'à la vallée. Le sol était glissant, encore humide de la nuit, et à plusieurs reprises Ravi manqua tomber. Evren lui montra comment assurer ses pas : elle agrippait solidement les branches autour desquelles elle se balançait afin de retomber deux pas plus loin sur le sentier. Ravi tenta de l'imiter, mais il n'était pas très à l'aise. Finalement, il renonça et s'en tint à la marche à pied, avec à la clé, une ou deux glissades involontaires.

Plusieurs fois la jeune fille s'arrêta afin d'attendre son compagnon de voyage. Il arrivait alors essoufflé, mais ne demandait jamais à faire une pause.

Enfin, ils atteignirent la vallée. C'était un mince défilé au fond duquel serpentait un modeste ruisseau.

Les deux voyageurs suivirent le filet d'eau claire jusqu'à atteindre une forêt de hautes plantes aux feuilles grandes comme des hommes. Il fallait traverser cette foule végétale avec prudence tant elle abritait de grenouilles toxiques, de serpents venimeux, et d'insectes mordeurs, voire à l'occasion, un puma ou un tigre.

Tout à coup, Evren s'immobilisa. Ravi voulut lui demander pourquoi, mais la jeune fille le fit taire en plaquant sa main sur sa bouche. Figés, ils écoutaient. En tendant l'oreille, on parvenait à capturer de faibles couinements. Evren, interdite, comprit tout de suite le danger.

— La femelle a eu des petits, chuchota Evren si bas qu'on l'entendait à peine.

— Tigres ? articula Ravi sans produire le moindre son.

Elle fit un signe de tête affirmatif et Ravi manqua exploser de joie. Il mordit son poing, puis lança d'inaudibles prières vers le ciel.

Evren s'accroupit et Ravi l'imita.

— Le mâle est probablement parti, murmura-t-elle, il ne doit rester que la femelle et ses petits.

— On fait quoi ? articula silencieusement Ravi.

Evren observa le garçon avec surprise. Il n'avait aucun plan. Il avait entamé ce voyage, avec moins que le soupçon d'un plan.

— Tu... tu n'as rien préparé ?

— Si, fit Ravi, j'ai prié Aranyani.

— Connais pas, répondit Evren.

— C'est la déesse de la forêt. Elle m'a entendue puisqu'elle t'a envoyée.

Evren haussa les sourcils. Elle n'avait pas connaissance des dieux qu'on vénérait en ville. Une chose était certaine, aucun dieu, aucun esprit, aucun fantôme n'était venue lui demander d'aider un inconnu à capturer le plus grand prédateur de la forêt.

— Et pour le transporter jusqu'en ville ? chuchota-t-elle.

Le visage de Ravi se fendit d'un sourire.

— Tu as prié le Dieu des charrettes ? demanda Evren en souriant à son tour.

La jeune fille réfléchit un long moment, puis eut l'air de rendre un verdict.

— C'est trop dangereux. On ne peut pas capturer un tigre.

Le sourire de Ravi s'effaça totalement.

— Non, tu ne comprends pas, c'est la seule solution. Je dois absolument...

— Chut ! Moins fort ! coupa Evren.

— J'ai besoin de la récompense, expliqua Ravi à vois basse. Ma mère est très malade et mes deux frères sont trop jeunes pour travailler.

Evren réfléchit encore.

— Vous pouvez vivre dans la forêt comme moi.

— Et les médicaments ?

— Les plantes.

— Evren, je ne peux pas déménager dans la jungle. J'ai besoin d'argent, c'est tout.

Il ajouta :

— Si je capture un tigre blanc, je serai riche. Je pourrais même partager avec toi.

— Je n'utilise pas d'argent.

— Tu en auras besoin si tu me suis en ville.

Evren se sentit soudain piégée. Outre le danger que cela représentait de capturer un tigre, même petit, elle avait l'impression de perturber l'équilibre entier de la forêt, et cela pour des raisons égoïstes.

Comme s'il avait lu dans ses pensées, le garçon ajouta:

— Et si on prend le plus frêle ? Celui qui a le moins de chance de survie.

— Ce n'est pas à nous de décider de cela.

Evren jugeait le comportement de Ravi comme individualiste et arrogant. Mais elle devinait ses raisons : il avait été élevé dans un monde où beaucoup considèrent la nature comme une ressource.

— Evren ? S'il te plaît. Je te promets que le petit tigre sera bien traité.

La jeune fille avait toujours besoin de réfléchir et l'empressement de Ravi ne l'aidait pas. Il avait plutôt tendance à la mettre sur la défensive, ce qu'elle n'appréciait guère. Enfin, il se tut, et Evren put réfléchir au problème sereinement. Elle tenta de déterminer si la capture de ce tigreau la rendrait triste. En toute franchise, cet acte lui permettait de sauver une vie, et même d'aider son clan. Alors, même si elle se sentit égoïste, elle accepta.

— Tu as de la corde ? murmura-t-elle.

— Oh merci ! Merci !

Elle lui fit signe de se taire, mais opina du chef pour accepter sa gratitude.

Pendant ce temps Ravi fouilla dans sa besace et en tira une corde en chanvre, avant de sortir un tissu brun qu'il vida de son contenu. Il lui présenta dans le creux de la main une dizaine de champignons à la tige fine et au chapeau pointu.

— J'avais... j'avais une sorte de plan, dit-il, j'ai pris des champignons de Soma. Mon voisin est herbologue et il m'a dit que si je donnais une dizaine de ces champignons à un chien, cela le rendrait docile.

La jeune fille observa les champignons. Elle les reconnut immédiatement.

— Docile... ou confus, ce sont des champignons hallucinogènes.

Ravi afficha une certaine surprise, puis une sorte de satisfaction, l'air de dire « ça marche aussi ».

Les deux compères mirent au point leur plan : il leur faudrait tout d'abord vérifier que les tigres étaient blancs — pour une raison curieuse, les tigres normaux n'intéressaient pas le garçon. Ensuite, on devrait s'assurer que la mère était bien partie chasser, et que ce n'était pas eux le gibier. Enfin, on essaierait de droguer le tigreau le plus chétif avant de le capturer et de déguerpir.

Une fois la stratégie entendue, Evren s'approcha du ruisseau et plongea ses mains dans la vase en bordure. Elle commença à s'enduire le corps tout entier, et invita son compagnon à l'imiter. Il hésita un instant, puis étala à son tour la boue sur sa peau, ses vêtements, sa besace et même ses cheveux.

— Je vais prendre de la hauteur, fit la jeune fille en levant les yeux sur les arbres de la forêt. Pendant ce temps, tu prépareras les boulettes de viande avec les somas.

Evren se glissa parmi l'épaisse végétation en s'arrêtant tout les deux pas pour écouter. Lorsqu'elle fut assez proche des couinements, elle choisit un arbre et y grimpa. Elle s'enroula tel un serpent autour du tronc, passant de branche en branche jusqu'à atteindre une hauteur suffisante. D'ici, elle pouvait apercevoir Ravi, et, en se contorsionnant, la tanière des tigres.

Quatre jeunes âgés de quelques mois jouaient en grognant.

Quatre jeunes tigres, blancs.

Evren scruta les alentours à la recherche de la tigresse. En général, les femelles partaient chasser pendant plusieurs jours. La jeune fille, qui connaissait bien les alentours pour y trouver elle-même sa nourriture depuis plusieurs années, savait intuitivement où le grand prédateur était allé : de l'autre côté de la vallée, sur la versant opposé à la falaise aux oiseaux. Là, la tigresse aurait des chances de débusquer de nombreuses proies : singes, chèvres, cochons sauvages. Mais la question dont dépendait sa vie n'était pas où, mais bien quand elle était partie.

Pour y répondre, une seule solution : observer ses traces au sol.

Evren descendit de son arbre avec aisance, et s'approcha un peu plus des jeunes félins. Elle retrouva la trace oblique de la mère, encore bien nette. Cela pouvait signifier qu'elle s'était mise en chasse un jour plus tôt seulement.

Evren rejoignit Ravi qui venait de terminer la préparation des appâts. Il se retourna, impatient de demander :

— Alors ?

— Ils y a quatre petits là-bas. Tous blancs.

Ravi explosa de joie et aussitôt, la jeune fille leva ses mains devant elle pour signifier à son interlocuteur de se contenir. Il ne devait pas oublier qu'ici, au coeur de la jungle, il fallait agir avec retenue.

Dans les minutes qui suivirent, Evren parvint à s'approcher à moins de vingt pas des tigreaux. Elle n'était pas très à l'aise et craignait de voir leur mère surgir de nulle part, toutes griffes dehors. Néanmoins, elle se concentra, visa, puis jeta le premier appât.

Rien. Les tigreaux jouaient sans y prêter la moindre attention. Ils s'amusaient à grimper et dévaler les marches d'un ancien temple adossé à la colline, envahi par la végétation. Evren visa une nouvelle fois, et l'appât atterrit cette fois-ci sur le parvis. La boule de viande piégée roula longtemps avant d'être attrapée par l'un des félins. Il s'approcha, donna un coup de patte, et l'envoya rouler plus loin où un autre félin s'en saisit. Il le renifla, puis se mit lui aussi à jouer avec.

Evren observait depuis sa cache.

Comme les tigreaux s'étaient désintéressés rapidement de l'appât, elle en envoya un nouveau. Celui-ci roula, et à nouveau les jeunes chasseurs se lancèrent à sa poursuite. Une bagarre éclata, et tous les félins s'y mêlèrent. Tous, sauf un. L'un des petits ne participait pas à la rixe. Il était plus petit et plus solitaire que les autres.

La jeune fille l'observa un moment puis son instinct lui dicta d'agir, en dépit du plan initial.

Elle se leva brutalement, fit le tour de la clairière en longeant les hautes plantes, puis en un éclair atteignit la limite ouest des marches du temple. Sans quitter sa cible des yeux, elle écoutait les autres félins par-dessus le boum-boum de son coeur qui résonnait dans ses tempes. Immobile, elle attendait patiemment le moment où sa proie passerait à sa portée.

Le petit tigre, insouciant, curieux, poursuivait un papillon qui volait juste au-dessus du sol. L'insecte s'approcha d'une colonne devant le temple, changea de direction et se posa sur le tas de pierres derrière lequel Evren s'était tapie. Le tigreau escalada le monticule, puis, avant même de comprendre ce qui lui arrivait, se retrouva entre les mains musclées de la jeune fille. Il lui fallut une seconde pour commencer à couiner de mécontentement, mais déjà Evren s'était levée et courrait à travers la clairière. Elle fendit la masse de plantes qui la séparait du ruisseau jusqu'à ce que soudain les plantes laissent place à un Ravi totalement pris par surprise.

— Vite, suis-moi ! fit-elle sans s'arrêter.

Le garçon réagit aussi rapidement qu'il le put, rassemblant ses affaires avant de se lancer sur la piste de sa compère.

Elle poursuivit sa course sans faiblir, longeant le ruisseau, bondissant de pierre en pierre sans prendre le temps de souffler. Elle observait le sol accidenté devant elle et son corps y répondait avec justesse. Derrière elle, Ravi la talonnait, avec à peine moins d'aisance.

Le tigreau commençait à montrer des signes de rébellion, mais la jeune fille le tenait fermement, ce qui avait l'air de le calmer, ou tout du moins de contenir ses mouvements. Il se contentait de se plaindre, et c'était là ce qui inquiétait Evren le plus. Si la mère se trouvait à proximité, nul doute qu'elle entendrait son petit appeler à l'aide.

Alors Evren courut encore plus vite, et, tandis qu'elle sentait ses forces l'abandonner, déboucha sur la petite plage devant son campement. Elle obliqua vers l'ouest, grimpa un talus et fut enfin chez elle.

Elle tomba sur le sol, assise, le félin dans les bras.

Un instant plus tard, Ravi la rejoignit, à bout de souffle.

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