ADDICTION (1 / 1)

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De retour au poste, l'enquêteur regagna son bureau, se prit un café bien corsé à la machine, puis s'enferma dans son bureau. Casque sur les oreilles, il inséra la clé USB dans son ordinateur avant d'entamer l'enregistrement audio du docteur Bellard, addictiologue.

« 2 Juillet 2028, 8h50. Soumis au secret médical, j'appellerai ma nouvelle patiente Rebecca. Une adolescente de dix-neuf ans. Ses parents l'ont déposée il y a une heure, en pleine crise suite à une simple punition. Nous avons dû la sédater de force. J'ai pu alors réaliser un examen externe, lequel m'a permis de mettre en évidence des auto-griffures au niveau du front, du menton et des joues ainsi qu'une perte importante des cheveux de part et d'autres du crâne, symptomatique d'une trichotillomanie sévère, ce qui corrobore les dires des parents. J'ai pu également noter la présence de scarifications au niveau des avant-bras et de l'intérieur des cuisses, n'ayant jamais nécessité de points de suture. Les ongles sont tous rongés, parfois à sang. Je constate un panaris en cours de guérison à l'index droit. Il ne me reste qu'à attendre le réveil du sujet pour établir un premier contact. PAUSE.

REPRISE. 11h03. Rebecca s'est réveillée, un peu comateuse, ce qui ne l'a pas empêché de piquer une colère noire. Mes premières tentatives de dialogue n'ont rien donné. Rebecca se montre très agressive aussi bien verbalement que physiquement. Le syndrome de manque est très prononcé. Le sevrage s'annonce d'ores et déjà compliqué. Selon moi, six mois seront nécessaires. Voire plus. PAUSE. 

REPRISE. 12h40. Rebecca continue de s'arracher les cheveux par poignées. Les parents m'ont supplié d'éviter à tout prix la contention, sauf en cas de danger absolu. La pièce étant capitonnée et intégralement vide, j'ose espérer que nous n'en arriverons pas là. Le repas a été servi à 12h30 pile. Rebecca a englouti le gobelet d'eau, mais a projeté la nourriture sur les murs. Nous devons encore attendre avant de nettoyer la pièce, le but n'étant pas de maintenir une telle patiente sédatée toute la journée, du moins, pas dans l'immédiat, en dépit de son comportement. PAUSE.

REPRISE. 13h58. Bizarrement, Rebecca s'est calmée d'elle-même. Elle est en ce moment recroquevillée dans un coin de la pièce et tremble nerveusement. L'arrachage de cheveux se poursuit et s'accentue. À cette allure, elle n'en aura plus d'ici ce soir. Je découvre une tendance à se mordiller la première phalange de l'index ainsi que le dos des mains, jusqu'au derme. J'ai profité de cette accalmie pour entrer en contact avec elle. Réaction similaire. Elle souhaite voir ses parents pendus par les pieds, et moi, décapité. Entre autres insanités. PAUSE.

REPRISE. 15h00. La patiente fait les cent pas, se frappe, et fonce dans les murs. Malgré le capiton, les chocs sont suffisamment importants pour entraîner, par répétition, de potentiels dégâts cérébraux. J'envisage donc un nouveau recours à la sédation. Légère toutefois. PAUSE.

REPRISE. 15h30. Le calme est revenu. Rebecca est allongée sur le côté. L'état de furie a laissé place aux sanglots et aux gémissements, ce qui m'a enfin permis d'établir un contact avec elle. Elle ne cesse de répéter toujours la même chose : « rendez-le moi, pitié, rendez-le moi ». Elle se dit même prête à offrir toutes les parties de son corps et à faire tout ce qu'on lui demandera, si cela lui permet d'obtenir satisfaction. N'ayant guère obtenu de résultat probant avec la méthode douce, je me vois contraint d'essayer autre chose. PAUSE. 

REPRISE. 15h42. J'ai présenté la source de l'addiction à travers le plafond en plexiglas depuis lequel je l'observe. Rebecca a explosé, tantôt de joie, tantôt de rage, sautant pour l'atteindre, puis tentant d'escalader les murs. Cette attirance irrépressible et obsessionnelle m'a au moins permis d'obtenir enfin une réaction d'écoute, bien qu'éphémère. PAUSE.

REPRISE. 16h07. Rebecca continue de refuser tout comportement raisonnable. Une sédation plus importante apparaît donc comme l'ultime solution, à ce jour et à ce stade.la maîtriser puisqu'elle simulait. PAUSE. 

REPRISE. 16h47. Rebecca continue de refuser tout comportement raisonnable. Une sédation plus importante apparaît donc comme l'ultime solution, à ce jour et à ce stade. PAUSE.

REPRISE. 17h05. Le tranquillisant était sur le point d'être administré lorsque la patiente a foncé tête première dans un des murs capitonnés. Cette fois, ce n'était pas de la simulation. Elle a été transférée aux urgences. PAUSE. 

L'enquêteur retira son casque, figé. Il en avait brassé de la misère et des morts bêtes tout au long de sa carrière, mais cette nouvelle histoire ne le laissait pas aussi insensible qu'à l'accoutumée. Il ne pouvait s'empêcher de penser à ses propres enfants, au dernier cadeau qu'il leur avait offert pour Noël. Trop tôt peut-être ?

Rebecca était décédée au bloc des suites d'une hémorragie sous-durale. Forcément, les parents avaient porté plainte contre l'établissement de santé mentale, impliquant de fait la responsabilité du docteur Georget Bellard. Leur déposition trahissait un profond sentiment de culpabilité. Tous deux se sentaient aussi responsables l'un que l'autre de la mort de leur enfant puisqu'ils l'avaient déposée dans ce centre, suite à la punition qu'ils lui avaient donnée. Comme beaucoup de parents, ils avaient sous-estimé les avertissements des scientifiques, jugés exagérés, sinon délirants, et comme beaucoup de parents, ils avaient fini par organiser les obsèques de leur descendance.

Alors, le policier attrapa le scellé contenant la source de cette addiction fatale, l'observa sans mot dire, perturbé… C'était bien le même modèle qu'il avait emballé la veille dans du papier cadeau : le dernier modèle d'iPhone, dont la sortie ne remontait qu'à deux semaines.

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