CONSCIENCE (1/3)

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Fabrice transpirait à grosses gouttes. Ses collègues en blouse blanche l'avaient tanné jusqu'à ce qu'il accepte de rentrer, aussi avait-il lâché sa tenue d'infirmier avant de quitter à la hâte le centre hospitalier. Envie de vomir. Vertiges. Sensation de malaise. Mais Fabrice – alias Speedy ou encore « la pile » – savait parfaitement que cette flopée de symptômes n'était en rien causée par un microbe. Cette nuit, il la passerait en compagnie de sa femme et non parmi la vingtaine de patients de réanimation.

Perdre ses deux parents dans un incendie domestique l'avait brisé. Triste manière d'entamer et d'abréger leur retraite. Deux ans plus tard, il continuait de stagner, à tel point qu'il sentait sa présence au sein du service compromise.

Sa manche de veste essuya son front, replaça ses mèches, plaquées dans la sueur. Même couvert de plusieurs couches de vêtements, sa propre odeur le dérangeait. La tonne de déodorant n'agissait plus.

Fabrice s'arrangea pour esquiver toute forme de vie dans les couloirs, bifurquant ici, obliquant là, se terra même dans un recoin en attendant que d'autres âmes s'éloignent. Une fois dehors, giflé par une tempête annoncée la veille, il espéra ne pas tomber malade. Réellement.

Son véhicule familial l'attendait au premier étage du parking réservé au personnel. Cabossé aussi bien devant que derrière. Conséquences d'une incompatibilité entre conduite et psychotropes, sans parler des invasions de pensées parasites.

Par chance, la structure était déserte en dépit du nombre de voitures garées à l'intérieur. Le soignant épongea une nouvelle fois ses premières rides de trentenaire puis s'engagea dans les escaliers en béton. À mi-chemin, une voix masculine résonna :

— Vous savez. Et je sais aussi.

Fabrice pivota si vite qu'il en perdit l'équilibre.

Même s'il n'avait côtoyé son patient qu'une poignée de jours, après son transfert depuis les urgences, et s'il ne l'avait vu qu'inconscient, il crut reconnaître son timbre souffreteux : monsieur Michel Darenne.

Vous savez. Et je sais aussi.

— Tu délires ! s'emporta l'infirmier en dévalant les marches en vue de vérifier la présence du vieil homme.

En vain.

Son trousseau de clés cliquetait au rythme de ses tremblements. Nouvel essuyage de front.

Avant de s'asseoir devant son volant, il retira son manteau, bon à laver. Tâta son pull. Aisselles et dos, trempés, à l'instar de son t-shirt. Une sensation fort déplaisante.

À cette heure, l'absence de trafic lui permettrait de rentrer en moins de trente minutes.

Vous savez. Et je sais aussi.

Ce refrain n'avait de cesse de martyriser sa cervelle déjà en surchauffe, et ce malgré les anxiolytiques. Son médecin lui avait conseillé la méditation, la sophrologie, le yoga, le taï-chi, pratiques que le survolté jugeait trop « chiantes ». Si son généraliste faisait mine de ne pas lâcher le morceau, il avait toutefois l'impression de mener un combat perdu d'avance. Difficile de lutter contre l'hérédité, même avec un mille-feuilles d'ordonnances. Le père de Fabrice serait mort de la sévérité de son hypertension chronique s'il n'avait pas péri asphyxié par les fumées et carbonisé à son domicile.

Le brun ténébreux quitta le parking, puis l'enceinte fleurie de l'hôpital avant de s'engager sur le chemin du retour. Arrivé sur la rocade nord, il roula à vitesse réduite, sujet à quelque rumination délétère. L'interdiction de conduire avec ce traitement ? Rien à faire.

Vous savez. Et je sais aussi.

Putain, comment pourquoi j'ai entendu ça ? C'est pas possible ! s'énerva l'infirmier en mordillant ce qu'il restait de sa lèvre inférieure.

Une sonnerie signala soudain un appel entrant. Numéro inconnu.

Catégorique devant ce type d'appel, Fabrice reposa l'appareil devant le frein à main, à côté des boîtes de chewing-gums vides depuis des mois. La sonnerie lui paraissait interminable. Pas de transfert sur la messagerie. De fait, il tenta de refuser l'appel manuellement. Le bouton tactile ne daigna glisser que dans le mauvais sens :

— Allô ? grogna Fabrice. C'est qui ?

En réponse, huées et hurlements de foules, accompagnés de tintements métalliques, comme si une bataille moyenâgeuse se jouait à l'autre bout de la ligne. Puis, les notes monotones d'un glas déferlèrent dans l'habitacle, suivi d'un son de lame qui s'abat et tranche quelque chose.

— C'est quoi, ce bordel ! Putain !

Distrait par ce brouhaha, Fabrice dévia jusqu'à toucher la glissière de droite. Il donna un coup de volant, lequel l'envoya heurter la glissière opposée. Arrêt brutal.

Une fumée blanche émanait de l'avant, défoncé et plié.

Avant de sombrer dans l'inconscience, la tempe ensanglantée par le choc sur la vitre latérale, l'accidenté perçut un dernier murmure :

— Tout le monde doit savoir.

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