L'ORACLE DU DEVOT (2/4)

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*****

— Tu veux un verre d'eau ? proposa Paul, inquiet. T'as bien fait d'annuler tes rendez-vous de la journée. Je pense pas que tes clients t'en auraient voulu d'avoir aussi libéré ton mardi pour récupérer.

— Tu te rends compte, je croyais que ce jeu était complètement à côté de la plaque et j'ai cédé au doute. Je me suis laissée déborder et elle est morte. En plus, je connais sa sœur.

— En même temps, qui aurait pu imaginer un truc pareil ? Et les autres cartes, elles disaient quoi ?

— Qu'elle allait rencontrer une personne plus jeune qu'elle, beaucoup plus jeune, et qu'il y aurait un lien fort entre eux. Le conducteur n'avait que vingt-et-un ans. Il y avait d'autres cartes que je n'ai même pas osé découvrir. Mais sur le troisième pilier...

— Biens et finances, c'est ça ? s'assura son conjoint en tendant le verre à Sabine, prostrée dans le canapé et enveloppée dans son plaid.

La passion de sa femme l'insupportait chaque jour davantage, plus encore depuis qu'elle l'avait percé à jour grâce aux cartes. Toutefois, il lui avait promis de faire un effort, quitte à simuler son intérêt.

— Oui. Sur ce pilier, il y avait l'Héritier et sur la santé, le Voyageur. Il faut que je rappelle mon client de neuf heures. Est-ce que tu peux me passer le fixe, s'il te plaît ? demanda-t-elle à Paul, qui s'exécuta sans broncher. Merci. Je vais téléphoner à l'étage, tu sais...

— Oui, pas de souci. Secret pro. C'est normal. Si tu as besoin de moi, tu me sonnes, ok ?

— Merci, chevrota Sabine, les yeux gonflés de larmes.

Elle abandonna la chaleur de son cocon pour s'isoler à l'étage et récupérer le numéro du client dans son répertoire.

— Allô, Monsieur Delgotte ? C'est Madame Pruvet.

— Madame Pruvet ? Vous pleurez ? Mais dites-moi, qu'est-ce qui se passe ?

— Je vous appelle car le nouveau jeu que je vous ai fait essayer a… fait ses preuves sur la personne qui vous a succédé ce matin. Faites vraiment très attention à vous et à vos biens, à votre voiture surtout.

— Je... Oui, je ferai attention, ne vous inquiétez pas. Est-ce que vous allez bien ? C'est grave ? l'interrogea le vieil homme.

— Une de mes clientes a perdu la vie en quittant mon cabinet.

— Seigneur Dieu ! Quel drame effroyable. Je suis sans voix. Malheureusement, je dois vous laisser. J'ai rendez-vous à l'hôpital pour mon problème de santé.

— Bien. Je voulais juste vous prévenir de prendre ma prédiction très au sérieux. Je ne suis pas aussi catégorique habituellement mais après l'évènement de ce matin...

— Je comprends. Merci beaucoup. Je vous laisse. Faites attention à vous. Au revoir.

— Au revoir.

L'appel terminé, Sabine retourna au rez-de-chaussée. Elle avait besoin de compagnie et d'un café. Paul se tenait assis à la table du salon, en train de se ronger les ongles. Intérieurement, il bouillonnait. Arrivait à saturation. Quoiqu'il ne jouissait d'aucun don de clairvoyance, il avait toujours prophétisé qu'un jour, un problème surviendrait.

— T'es sûre de pouvoir assurer tes rendez-vous de demain ? reprit-il, de plus en plus sec.

— Il le faut. On ne peut pas négliger le seul salaire qui rentre en ce moment.

— Tiens ! Puisque tu soulèves le sujet, j'ai au moins une bonne nouvelle à te communiquer aujourd'hui. Le patron des pompes funèbres Jerbiot cherche un assistant funéraire. J'ai un entretien vendredi à 10h30 avec lui. Un de ses employés vient d'être viré. Une fois encore, tu as vu juste...

— Super ! Alors croisons les doigts, se réjouit-elle avant de se moucher.

Sabine ne put s'empêcher de suspecter un sous-entendu dans les derniers mots de Paul, mais elle préféra ne pas relever. Ce n'était pas le moment. Elle culpabilisait d'avoir planté ses trois clients de l'après-midi. Elle songeait à les couvrir à distance. L'épisode de ce matin l'avait certes bouleversée, mais la précision du résultat de l'Oracle la hantait. Que donnerait le prochain tirage ? Pouvait-on changer le cours des choses ? Pouvait-elle sauver des vies ? Une avalanche de questions déferlaient dans son cerveau.

Elle s'était toujours demandée si la cartomancie ne faisait qu'annoncer l'inéluctable ou si les consultants avaient une chance d'y échapper. Peut-être avait-elle acquis la réponse à cette interrogation pour une bouchée de pain. D'une goulée, elle avala le fond de son mug. La culpabilité de laisser passer des tirages d'une importance capitale ne la lâchait plus.

Paul serrait les dents, silencieux, jambe sur ressort.

— Je remonte...

— Tu te fous de moi, j'espère ? Tu t'es vue ? s'embrasa-t-il, en laissant tomber lourdement ses paumes sur la table.

— Je me sens encore plus mal à rester là à me morfondre.

Uun rictus de dépit se dessina sur le visage de Paul. Il expira son impuissante désapprobation. Fuyant son regard, Sabine l'abandonna à ses soupirs. Une fois la porte de son temple refermée, au calme et installée, elle mélangea les cartes de ses mains froides avant de les étaler en arc. Concentration maximum sur la prochaine cliente dont elle avait annulé le rendez-vous.

Tirage terminé, elle passa un coup de fil.

J'ai horreur des messageries vocales...

— Oui, bonjour madame M'Boko, c'est madame Pruvet, la cartomancienne. Comme je n'ai pas pu vous recevoir aujourd'hui pour des raisons assez graves, je vous ai couverte à distance gratuitement. Voici le résultat : concernant votre relation, je dirais qu'elle arrive à son terme et que vous allez en être définitivement délivrée très bientôt. Pour vos études, vous devriez réussir sans souci particulier et trouver du travail rapidement. Par contre, j'aurais tendance à vous mettre en garde au sujet de l'un de vos parents. Je pense notamment à votre père. Qu'il fasse attention dans son travail. Qu'il se protège bien. Vraiment, j'insiste. Si vous pouviez le prévenir... Voilà. Nous nous recontacterons par mail pour le report du rendez-vous. Merci. Au revoir.

Trente minutes plus tard, tandis que Sabine retranscrivait ses notes sur papiers, une sonnerie signala l'arrivée d'un mail sur son téléphone : « Bonjour Madame Pruvet, merci de votre appel et de votre tirage. J'étais en cours. Ce que vous avez prédit vient d'arriver. Mon père est à l'hôpital. Il est tombé d'un échafaudage. Il a été transféré au bloc. On en sait pas plus pour l'instant. À bientôt. B.M. »

Sabine se liquéfia. Pourtant, elle ressentit le besoin de poursuivre les tirages, consciente qu'elle était en mesure de jouer un rôle capital dans la vie de ses clients, de leur éviter un drame. Peut-être.

Le prochain était monsieur Bachet, un quarantenaire venant de renforcer les statistiques de pôle emploi après un licenciement économique. Ce client-ci souhaitait un tirage ciblé sur le professionnel, mais Sabine voulait désormais tout savoir sur tout le monde. Sortirent respectivement le Bourreau, l'Orphelin, le Mendient et le Fossoyeur, soit un jeu aussi lugubre que catastrophique sur tous les plans. Sabine paniqua et tenta aussitôt de joindre ce monsieur.

— Oui, allô ?

— Bonjour... euh... madame Bachet, je présume ? Je suis madame Pruvet. Serait-il possible de parler à votre mari, s'il vous plaît ?

— Bonjour. Ah, très bien. Oui, je vais le chercher. Il est dans le jardin.

À l'autre bout du fil, Sabine perçut le martellement de talons sur le carrelage, le grondement d'une porte coulissante puis des appels à distance.

— Il ne répond pas, reprit-elle, je vais aller voir dans la cabane. Ne quittez pas.

— Oui, d'accord. Je patiente.

Une minute s'écoula. Une minute de torture. Madame Bachet continuait de crier vainement le prénom de son mari. Un grincement de porte se fit entendre. Soudain, un hurlement à tympans rompre frigorifia le corps de Sabine. Le choc d'un téléphone lâché par terre venait de conclure la conversation. Appel coupé. Malgré ses tentatives de rappel, cela sonnait occupé. Elle tremblait comme une feuille, pétrifiée par l'horreur de ce cri. Au vu du résultat des cartes, elle imaginait déjà le pire. Il n'y aurait pas de tirage supplémentaire aujourd'hui. C'en était trop pour son âme fragile.

Ses dents rongeaient l'articulation de son majeur. Elle décida d'alerter la gendarmerie et de signaler ce qui venait de se passer. L'agent au téléphone lui informa que quelqu'un venait justement d'appeler pour le même motif, sans donner de détails. Elle raccrocha. Blême et moite.

De son côté, Paul ressentait un malaise, comme si ses tripes partageaient un lien surnaturel avec sa femme. Son esprit l'incita à s'enquérir de son état. Il la retrouva alors en pleurs, assise sur le lit conjugal. Elle ne put s'empêcher de tout lui raconter. Elle en avait besoin même si elle redoutait sa réaction. Paul endigua tant bien que mal sa colère, pour ne pas en remettre une couche, jusqu'à céder.

— Ton jeu de merde, tu sais quoi ? Je vais le prendre et le faire cramer dans le barbecue. Là, tout de suite.

— Non, je t'en prie. Je peux peut-être éviter le pire, gémit Sabine, à la déroute.

— Mais bordel, arrête ! Tu m'as toujours dit qu'on pouvait pas changer le cours des choses, qu'on pouvait que voir l'avenir, pas le contourner. Bon allez, ça me gave !

Paul fit mouche. Sa patience tarie et pris d'un accès de rage, il retira la clé de la porte pour enfermer Sabine à l'intérieur de la chambre.

— Mais qu'est-ce que tu fous ? brailla-t-elle en s'acharnant sur la poignée. Fais pas ça !

— Je te l'ai dit. Ce jeu, je vais le réduire en cendres. Et j'hésite à faire pareil avec tous les autres. Regarde un peu ton état ! Tes cartes nous bouffent la vie et là, on vient de franchir encore un nouveau palier. Faut que ça s'arrête !

— Ah oui ! Les cartes nous bouffent la vie surtout depuis que j'ai vu où tu fourrais ta queue quand j'avais le dos tourné.

Silence. Sabine venait de marquer un point.

— Dis-toi que c'est pour ton bien. Notre bien. C'est déjà assez difficile en ce moment. On n'a pas besoin de cette saloperie pour en rajouter une louche. Je reviens t'ouvrir quand j'aurai terminé. En attendant, essaie de te calmer.

Paul capta le son caractéristique d'une statuette en verre projetée contre le sol, brisée en mille morceaux. Lorsque Sabine craquait, il fallait souvent sortir pelle et balayette.

— Rien à foutre ! Tu peux même casser le miroir si ça te chante. Ce jeu de merde va cramer !

Paul rassembla les cartes dans l'étui, descendit au rez-de-chaussée, récupéra une boîte d'allumettes dans la cuisine ainsi que de l'alcool à brûler dans la buanderie. Malgré la neige et le froid, il traversa le jardin à la hâte et se réfugia dans l'abri en parpaings et en tôles sous lequel le barbecue hibernait. Il vira la grille, plaça le jeu parmi les restes de charbon, l'aspergea d'alcool puis gratta une allumette. Les flammes s'élevèrent sous le regard satisfait de Paul, en pleine contemplation, attendant de voir apparaître un tas de cendres qu'il disperserait ensuite dans un coin du jardin. Mais la boîte résistait. Paul attrapa un bout de bois près des stères afin de tisonner le tout. En vain. Ses poings se serrèrent.

Il se décida à extraire le jeu du brasier du bout de son pique-feu de fortune pour en sortir les cartes et les faire brûler à part, au cas où la matière de la boîte posséderait des propriétés ignifuges. Paul s'étonna qu'elles ne fussent même pas chaudes. Une fois éparpillées dans le fond métallique et fuligineux du barbecue, il déversa derechef de l'alcool dessus. Sans raison apparente ni logique, les flammes, comme esclaves d'un souffle puissant, se dirigèrent vers lui. portèrent son pull en laine à incandescence.

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