L'ORACLE DU DEVOT (1/4)

6 minutes de lecture

8h57. Sabine ouvrit la porte de la salle d'attente et se para de son plus beau sourire en vue d'accueillir le premier client de la journée. Complexée par une tache de vin située sous son lobe d'oreille, elle réajusta son col pour la énième fois.

— Bonjour monsieur Delgotte. Entrez, je vous en prie.

— Bonjour madame Pruvet.

— Allez-y, installez-vous. Comment va votre femme depuis la dernière fois ?

— Elle est en rémission, comme vous me l'aviez dit début novembre. Je viens pour ça et pour moi-même. On m'a trouvé une masse suspecte au niveau du poumon.

— Ah... se crispa Sabine. Bon, nous allons voir tout ça en détails. Tranquillement.

L'octogénaire maigrelet retira son caban et son écharpe en laine avant de prendre place sur le siège d'allure ancienne. Sabine diminua la luminosité de la pièce grâce au variateur puis d'alluma trois chauffe-plats trônant sur de petites coupelles en verre, aux motifs mystiques, histoire de favoriser la concentration du consultant et la sienne.

— Allez-y, monsieur Delgotte.

Les jeux habituels – l'Oracle Gé, la Triade, le Désert et autres – défilèrent pendant trois quarts d'heure et permirent à la cartomancienne de glaner nombre d'informations sur les thèmes ciblés par le retraité. Vint alors le moment de vérité.

— Alors… D'après ce qu'on a vu jusqu'ici, il n'y a rien d'alarmant sur cette masse et nous avons pu confirmer la rémission de votre femme. Nous allons procéder à un dernier tirage si vous le voulez bien.

Sabine ramassa toutes les cartes, les rangea avec soin dans leur écrin avant de sortir du tiroir un jeu inédit, qu'elle avait acquis lors de ses habituelles flâneries à l'Emmaüs du coin pendant les week-ends. Elle avait passé des heures entières à étudier les lames de cet oracle dans l'espoir de le tester dès lundi matin. Après ce qu'avait fait Paul, son homme, elle n'avait pu résister à la tentation de le couvrir à son insu. En dépit d'un résultat plutôt rassurant, elle demeurait toujours méfiante, toujours blessée par son adultère.

— Tiens, un petit nouveau ? s'étonna le client.

— En effet. Je l'ai acheté samedi et j'aimerais l'essayer avec vous si cela ne vous gêne pas. Avec celui-là, pas de coupe. Vous allez juste tirer une carte en pensant à votre femme, une en pensant à vous et une pour l'avenir proche.

— Très bien. Allons-y gaiement ! se réjouit monsieur Delgotte, soulagé.

Le vieil homme faisait partie de ses plus anciens clients et consultait Sabine environ toutes les trois semaines. Le jeu en place, il déposa les trois cartes requises sur le symbole des trois lunes du tapis violet étalé sur la table ovale. Sabine attaqua la lecture dans l'ordre de tirage et retourna d'abord la Danseuse.

— Alors, cette carte confirme l'amélioration de l'état de santé de votre femme. Elle va retrouver la joie de vivre pour ainsi dire. C'est vraiment de bonne augure. Voyons la suite... Le Guérisseur ! Eh bien, celle-ci confirme ce que je viens de dire.

— Je l'aime déjà, ce jeu, badina monsieur Delgotte de sa voix cassée par un demi-siècle de tabagisme. Et la dernière ?

— Le Voleur... grinça la cartomancienne. Cete carte-là est négative. Elle symbolise tout ce qui est illégal ou néfaste pour autrui. Ce peut être un acte de vandalisme ou une escroquerie par exemple. Remettez-en une, on va essayer de préciser. Vous pouvez la retourner directement.

— Celle-ci !

— Le Voyageur. Donc ça concernerait un bien en lien avec les déplacements ou littéralement, les voyages. La première chose qui me vient, c'est votre voiture.

— Ma voiture ? souffla son interlocuteur, le sourcil rehaussé de scepticisme. Qui volerait ce vieux tacot tout cabossé franchement ?

— Est-ce que ça vous évoque autre chose ?

— Là comme ça, non, pas spécialement. Bah ! On verra bien, je vais faire attention quand même, on ne sait jamais.

— Oui. C'est un test. Ne prenez pas ce que je vous dis au pied de la lettre. Un jeu doit faire ses preuves. Je préférerais qu'il se trompe pour le coup.

Sabine récolta les cartes et les battit derechef. Monsieur Delgotte sortit naturellement carnet de chèques et stylo.

— Toujours pareil ?

— Toujours pareil.

Le chèque complété, la professionnelle comme son client se levèrent. Ce dernier se rhabilla puis lui serra la main.

— Je vous tiens au courant s'il se passe quelque chose. J'ai beau payer un service, je ne peux pas m'empêcher de vous dire merci. Sauf changement, je vous rappellerai dans moins d'un mois pour notre prochaine rencontre. Bonne journée, madame Pruvet.

— Bonne journée à vous monsieur Delgotte. Au revoir.

Il quitta le local par la porte exclusivement réservée à la sortie, donnant sur la rue. Sabine rejoignit la salle de consultation afin de résumer ses prédictions sur une feuille A4. Pour ne commettre aucun impair, elle vérifia sur son agenda le nom de la prochaine personne, qu'elle alla ensuite chercher en salle d'attente.

— Madame Bellardi. Vous allez bien ? Entrez donc.

— Bonjour. Quelle ponctualité, dites-moi ! Je craignais d'avoir à attendre un peu plus longtemps, comme chez le médecin.

— J'essaie de respecter les horaires autant que possible. Je reconnais que ce n'est pas toujours facile. Allez-y, prenez place. Qu'est-ce qui vous amène pour cette première séance ?

— Rien de précis à vrai dire. Ça fait longtemps que l'idée de consulter un voyant me trotte dans la tête, confessa la dame rondelette, étriquée dans son pull-over rose brillant. Et ma sœur m'a parlé de vous.

— Votre sœur ? Madame ... ?

— Vallet.

— Ah oui, je vois très bien. Bon, je vais vous faire un tirage général alors. Nous allons débuter avec l'Oracle Gé, annonça Sabine en posant le paquet devant la sexagénaire. Allez-y, coupez.

La consultation se poursuivit par l'examen classique des quatre grands piliers de la vie : l'affectif, le travail, les biens et finances, et la santé. Sabine étoffa la séance durant trois quarts d'heure sans avoir à justifier l'usage du dernier jeu en date.

— Bien, nous allons faire exactement la même chose, mais cette fois, avec une seule carte sur chaque pour commencer.

— D'accord, acquiesça-t-elle, en confiance. Voilà.

— Sur l'affectif... l'Amant. Il annonce une rencontre forte, un lien important voire amoureux ou du moins, évoluant favorablement. Ce n'était pas sorti sur les jeux précédents.

— À soixante-et-un ans, pensez-vous vraiment que… ? Peut-on avoir plus d'informations sur cette bizarrerie ?

— Oui, rajoutez-en une et dévoilez-la.

Madame Bellardi affichait une moue dubitative tandis qu'elle posait la carte complémentaire : l'Enfant. Déstabiliséé, Sabine se gratta la tempe et reprit :

— Laissez-moi quelques secondes de réflexion s'il vous plaît.

Une minute interminable s'écoula.

— Vous me faites peur, avoua madame Bellardi, les traits tirés.

— Bon, excusez-moi par avance mais je vais vous dire ce qui me vient intuitivement. J'ai l'impression que vous allez rencontrer quelqu'un de beaucoup plus jeune que vous et qu'il va se passer...

— Non, impossible, la coupa-t-elle, agacée par l'incohérence de ses propos. Vous vous trompez sûrement. Enfin, m'avez-vous bien regardée ?

— Nous y reviendrons après, temporisa Sabine tout en essuyant la moiteur de ses paumes sur ses cuisses. Sur le travail, nous avons...

À la vue du Fossoyeur, incarnation de la Mort et des événements funestes, Sabine eut une sueur froide. Elle sentait que la consultation allait de mal en pis et qu'à annonce de cette lecture à froid, la cliente mettrait peut-être un terme à la séance. Aussi décida-t-elle de l'avorter elle-même, par crainte de la révélation des deux lames restantes.

— Écoutez, nous allons arrêter là. Je suis sincèrement désolée. J'ai voulu tester un nouveau jeu et il s'avère qu'il dit n'importe quoi. Vraiment, excusez-moi pour ce désagrément. Je ne vous fais rien payer.

— Encore heureux, s'insurgea la cliente qui se releva brutalement.

— Je vous raccompagne à la sortie.

Un blizzard soufflait entre les deux femmes alors qu'elles progressaient vers la sortie.

— Au revoir, Madame Bellardi. Vraiment, encore désolée pour cette première ratée.

— Oui, au revoir, termina la cliente d'un ton froid et sec.

Sabine referma aussitôt la porte. Dos au mur, elle s'efforça de contenir ses larmes d'hypersensible. Quelques secondes plus tard, un crissement de pneus la fit sursauter, aussitôt suivi d'un choc sourd et d'une vague de hurlements stridents. Elle se reprit. Rouvrit la porte. La peur imprégna son visage. Madame Bellardi gisait dans le caniveau du trottoir opposé, jambes désarticulées, tête enfoncée d'un côté. Près du corps, une fourgonnette ensanglantée à l'arrêt. Pare-brise cassé. Avant cabossé.

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