MYSTERIA (1/5)

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Émilia faisait sa vaisselle quotidienne en évitant de regarder par-dessus son épaule. Voir pour la énième fois son « patapouf » de mari, les doigts de pieds en éventail, moulé dans le canapé d'angle à se repaître d'inepties télévisuelles, elle en avait soupé. Pour ses quarante ans, elle s'attendait à bien plus qu'un bouquet de quarante roses rouges même si, pour Richard, il s'agissait d'un effort à la limite de l'événement historique.

Alors elle astiquait assiettes et couverts devant la fenêtre, plongée dans les contemplations de son étang. Les prochaines métamorphoses de son jardin protégeaient tant bien que mal son esprit des pensées parasites. Ce coin de paradis représentait tellement pour elle. Un véritable bébé. Le dernier encore auprès d'elle puisque leur fils unique était parti rejoindre sa femme au Portugal et ne réapparaîtrait que fin décembre. Cette année, il aura au moins pensé à appeler sa mère pour lui souhaiter son anniversaire. Une bien maigre consolation.

Que deviendrait-elle sans son havre de paix ? Cette question la taraudait chaque jour. Elle avait envisagé plusieurs solutions : y planter une tente, aménager la cabane, ou tout simplement divorcer.

Aussitôt la corvée terminée, elle quitta la cuisine, enfila sa tenue d'extérieur encore crottée de la veille, et fila s'asseoir, incapable de mettre un terme au tripotage de ses clés. Son banc chéri faisait face à l'onde, toile sur laquelle une timide pluie peignait d'innombrables cercles. Quelle grande idée avait-elle eu de faire construire un abri en pin pour ce banc, désormais chatouillé par les branches du vieux saule pleureur.

La muqueuse de la joue grignotée entre deux canines, Émilia observait les berges, les roseaux, les iris jaunes, sans oublier la famille de canards et de poules d'eau en vadrouille. Parfois, elle croisait « Martin », nom dénué d'originalité pour un martin-pêcheur.

Il y avait bien longtemps qu'elle ne regrettait plus l'inaptitude de son mari à se délecter du jardinage ou même de ces simples moments de répit à l'air libre, de ces longues minutes tuées à ne rien faire, hormis regarder pousser la magnificence de Mère Nature.

Elle remarqua soudain quelque chose devant la porte de la cabane. Lunettes ajustées, elle distingua comme un pot transparent et une plante inconnue, au blanc cassé lui rappelant celui des cinéraires maritimes. Intriguée, elle s'empressa d'examiner de plus près l'étrangère : une plante inédite, tombante et rampante comme le lierre, aux feuilles en losange et aux fines marbrures nuancées de vert et de bleu. En son centre, une longue tige nue couronnée d'un énorme bourgeon prêt à s'épanouir en cette fin de printemps peu clémente. D'apparence opaline, le pot percé semblait composé d'un verre épais d'une incroyable pureté. Pas une brèche ni même une minuscule rayure. Intact.

Dans une autre vie, elle aurait fui l'éducation nationale au profit d'une carrière de fleuriste ou de paysagiste. Émilia n'en était pas moins un puits de science dans son domaine de prédilection. Pour autant, cette plante-là ne figurait pas dans son encyclopédie mentale.

L'espace d'une seconde, elle se demanda s'il s'agissait d'un cadeau – d'un miracle – inattendu de la part de Richard. Brut, sans emballage, sans carte. Son style à l'état pur. La raison réapparut en compagnie des quinze ans de vie commune passée avec lui, aussi la quadragénaire balaya-t-elle l'idée hors de sa cervelle. Qui d'autre ? Elle réfléchit... Rien de probant et surtout, de crédible. À part peut-être Jacob, son ami pépiniériste.

Elle conserva sa nouvelle pensionnaire contre sa poitrine et retourna se renseigner auprès de Richard, toujours vissé devant l'écran :

— Quelqu'un est passé hier ou tôt ce matin ?

— Nan. Pourquoi tu me demandes ça ? questionna-t-il en augmentant le volume de quelques crans.

— J'ai trouvé ça devant la cabane.

Richard pivota la tête. Une bouche en demi-lune s'esquissa sur son faciès adipeux et conclut en un grognement :

— Bah, j'en sais rien, moi. Ce qui est sûr, c'est qu'un pot rose, c'est sacrément moche !

— Rose ? éructa Émilia, confuse.

Elle posa l'azur de ses yeux sur le contenant, estomaquée par le changement de couleur du pot. Sans s'attarder sur la question, elle tourna les talons, ce qui libéra la précieuse attention de Richard. Émilia remarqua au passage que les feuilles et la tige se flétrissaient à vue d’œil, tandis que le rose s'intensifiait, virant doucement au violet. En parallèle, le pot refroidissait. Avant de ressortir en urgence, elle attrapa son téléphone puis regagna son banc.

À la seconde où elle piétina les cailloux blancs de l'allée, le pot tiédit, restaura sa teinte d'origine et la plante retrouva son étati initial.

— Incroyable ! s'extasia Émilia, étreignant la pâleur nervurée de sa protégée. J'ai jamais vu un truc pareil ! Quel nom je pourrais bien te donner ?

Elle déposa la rampante sur l'herbe humide afin de la photographier par le biais d'une application dédiée à la reconnaissance de la flore mondiale. Plusieurs suggestions apparurent. Hélas, aucune correspondance. Vingt minutes à googler sa description et ses caractéristiques la laissèrent bredouille.

— Tu m'intrigues. Comment as-tu pu atterrir ici ?

Comme Émilia touchait les superbes feuilles, les racines s'animèrent, s'enroulèrent autour de ses doigts ; les feuilles se plaquèrent contre sa peau avec une certaine tendresse. En quelques battements de paupières, le pot s'opacifia jusqu'à prendre l'apparence des manteaux neigeux, sous les pupilles émerveillées de sa nouvelle propriétaire.

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