À nos cœurs pixelisés

6 minutes de lecture

Une vague de codes défilait devant les yeux d'Arthur. Il partageait ses émotions avec plusieurs femmes, espérant pouvoir rencontrer l'amour au travers des sites de rencontres. Son cœur s'emballait, presque avec la même justesse que s'il se tenait face à son interlocutrice. Il conquérait de sa plume une jeune adulte dans la vingtaine environ. Usant habilement de ses talents de séduction, il multipliait les rendez-vous virtuels, ne s'arrêtant que pour changer de proie. Ces nuits sans lendemain lui convenaient parfaitement. Cela faisait longtemps qu'il avait abandonné toute décence dans sa conduite, trahi par une femme qui lui avait brisé le cœur. Dès lors, c'était par une traque incessante qu'il répondait à ses envies possessives... Les battements de son cœur s'accéléraient à mesure que des réponses défilaient sans bruit sur la fenêtre internet. Pour contraster avec ce silence mortel, sa respiration se faisait de plus en plus bruyante...

*

En 2050, nous étions tous des enfants du virtuel. Nos pensées, nos actes et nos sentiments étaient filtrés par une barrière invisible : celle de l'ordinateur.

L'homme ne cesse de progresser, diront les optimistes. Mais qu'en est-il des réalistes ? Ceux-ci ont vu un tournant majeur dans l'évolution de l'être humain, sans pour autant nuancer dans quelque sens que ce soit. Quant aux derniers, les pessimistes, ils pleurent désespérément la chute. Quelle chute ? Chacun y trouvera son propre scénario catastrophe...

Dansant et tourbillonant sans cesse autour de nous, les chiffres et les heures de travail ont construit un nouveau monde. C'est ce que l'homme cherchait, pouvoir se rapprocher de l'autre, toujours plus inaccessible... Derrière un profil d'utilisateur, l'on espérait briser les frontières qui nous séparaient de l'être aimé. Entre-temps, la croyance populaire de l'âme sœur avait fait son retour, offrant un nouvel espoir aux plus défaitistes. Un nouveau monde créé de toutes pièces venait de faire son apparition.

*

Étalé sur un fauteuil, un homme se souillait le corps et pointait une lame contre ses jours. Ses mains ne cessaient d'amener des seringues jusqu'à l'avant-bras, oubliant au passage tout risque qui entraverait leur progression. Quelques cadavres de boîtes de médicaments s'entassaient sur la grande table qui trônait au milieu de la pièce et une odeur nauséabonde de sueur s'échappait du corps de Sheffield. Le docteur souhaitait lui aussi s'évader, dans un troisième monde, cette fois... Ses yeux fatigués par l'effort vascillaient entre les écrans et le sommeil, achevant de lui donner un air pitoyable. Devant lui s'étalaient les vies de millions de personnes connectées simultanément à la plateforme sociale. L'impression amère d'avoir perdu son temps à travailler envahissait le docteur, renforçant inutilement ses regrets déjà trop puissants. Maudissant à nouveau sa création, il vociféra des insultes à sa propre encontre et balança la dernière seringue dans une corbeille déjà pleine d'immondices. Dans son trajet l'objet heurta une pile de rapport qui s'étalèrent lourdement sur le sol. Il se leva pour les ramasser et avança nonchalammant sur plusieurs mètres, lorsqu'à mi-chemin il trébucha et se cogna la tête contre le coin de son bureau. Couché sur le sol, il ne trouvait plus la force de se relever. Il éprouvait de plus en plus de difficultés à supporter le poids titanesque de son passé. Il resta sur le sol de longues secondes, attendant quelque chose lorsque finalement, la nuit s'abattit sur ses yeux et le plongea dans l'inconscience absolue.

Il se réveilla dans son lit, plaquant ses mains contre son crâne pour y déceler une plaie béante. Autour de lui, tout était étrangement calme. Il n'avait pas noté le brusque changement temporel qui le séparait de sa chute. Un soleil dominait désormais le ciel, faisant parvenir ses rayons à travers le store. Sa vision s'adapta en une poignée de secondes à l'obscurité pour finalement laisser apparaître une silhouette féminine sur le pas de la porte. Sheffield versa des larmes à la vue de sa femme qui s'approchait de lui, souriante et confiante. Elle respirait le bonheur et l'insouciance, animée par un grain de folie. Elle s'assit à ses côtés et posa une main compatissante sur les épaules tendues de son mari, puis lui susurra :

- Mon chéri... Tu n'as pas l'air dans ton assiette. C'est le départ d'Ana qui te turlupine ? C'est une étape difficile dans la vie d'un parent... Mais on les surmontera ensemble ! Nous sommes une famille, après tout.

Il éclata en sanglot. En l'espace d'un instant, il sentit une agonie profonde l'envahir. L'affliction sentimentale se lisait sur son visage perlé de larmes...

- Je t'aime, Cindy, je t'aime tellement ! murmura-t-il bouleversé.

- Moi aussi, Éric, moi aussi je t'aime à la folie...

Il tendit sa main vers le visage de sa femme. Ses doigts frôlèrent ses douces joues, caressant au passage le bout de son petit nez. Sheffield, prenant désormais les tempes de Cindy dans ses mains balbutia :

- Ma chérie... J'ai fait une connerie...

Elle posa un baiser sur ses lèvres et l'invita à parler.

- Dans neuf ans je vais-

- ...

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Le silence se fit. Les lèvres de l'homme s'agitaient dans le vide, sans qu'aucun son ne puisse en sortir. Il fronçait les sourcils, envahi par la peur. Le visage abasourdi de Cindy prit feu, rongé par les flammes avides, détachant des bouts de peau et dévorant son sourire qui rayonnait jadis. Des cendres virevoltaient entre les paumes impuissantes de son mari, hurlant dans un silence sourd. Les flammes descendaient progressivement plus bas pour engloutir le corps de la femme dans leur appétit insatiable, consumant les planches du sol et répandant leurs braises impitoyables dans la pièce. Sheffield voyait sa demeure partir en fumée, avalée par l'incendie. Paralysé, il contemplait la cruauté de la vie et son bonheur s'évadant dans l'atmosphère. Le temps infligeait des secondes interminables au pauvre homme. Le soleil brûlant se changea soudain en lune qui, bientôt, projeta un faisceau de lumière, arrachant l'homme à la nuit noire. Et les flammes, plus affamées encore, calcinèrent l'existence de Sheffield...

*

Le calme et la quiétude étaient revenus. Un air de piano résonnait dans la tête du trentenaire, assiégé par les souvenirs. Il se relevait tristement, son esprit encore évasif. Il fixait longuement ce nom qu'il voyait affiché partout : Cindy. Il tapa du poing un écran et cracha sa rage sur sa chemise. Les notes du piano, de plus en plus claires, pansaient son pauvre cœur déchiré par les remords. Les visages de Cindy et sa fille s'éloignaient de plus en plus dans son esprit, sans qu'il puisse les attraper. Résigné, il quitta le laboratoire en fermant la porte à l'aide une clé magnétique. Tant de questions se bousculaient dans sa vie. Peut-être séquestrait-il sa mémoire dans son lieu de travail, lui donnant sans doute des airs de purgatoire... Voulant tout abandonner, Sheffield avait laissé son tiroir ouvert, et sous la pile de dossiers clients avait dissimulé un acte de décès. Le ciel grimaçait de douleur, laissant couler ses larmes innocentes sur une terre en deuil.

Acte de décès

Nom : Sheffield

Prénom : Cindy

Âge : 32

Date du décès : 12 juin 2032

Circonstances : Incendie d'origine inconnue

État civil : Mariée à Eric Sheffield

Résidence : ?

*
Hebdomadaire Free your true You

Éric Sheffield, docteur en recherche sur les sciences sociales, invente une nouvelle plateforme révolutionnaire : C.I.N.D.Y.

Les critiques sont formelles, il s'agirait du réseau social le plus perfectionné jamais créé !

*

Quotidien le Chaperché

Époustouflant ! Éric Sheffield défie les lois de la nature en mettant au point un réseau social vous permettant de trouver l'âme sœur !

*

Revue Femme-O-Foyer

Mesdames, il est temps de quitter votre fainéant de mari pour votre prince charmant ! Inscrivez-vous dès à présent sur le nouveau réseau social : C.I.N.D.Y ! Nos rédactrices ont déjà pu faire quelques rencontres décisives pour leur bien-être !

"Chaque personne qu'on s'autorise à aimer, est quelqu'un qu'on prend le risque de perdre" - Grey's Anatomy

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 13 versions.

Vous aimez lire LeFauxCerf ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0