La réciproque

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La véritable essence de ses sentiments pour lui venait de lui être révélée, sans qu’elle puisse expliquer d’où ils provenaient ni ce qui avait provoqué ce lent basculement. Était-ce l’éloignement de sa ville natale, dont il lui rappelait amoureusement chaque aspect, ou le fait qu’il constitue un des derniers liens vers son passé chéri, qui l’avaient amenée inexorablement à lui ?

De son côté, il avait perçu son trouble à chaque fois que leurs corps s’étaient rapprochés, mais il l’avait mis sur le compte de l’extraordinaire sensualité qu’il savait sommeiller en elle. En authentique Napolitaine qu’elle était, il devinait que le feu du volcan couvait en elle, mais mieux valait ne pas s’y laisser consumer, pour ne pas finir comme son chef.

Mais Flavia n’avait pas assez côtoyé les hommes pour déchiffrer les pensées qui agitaient Marco.

Si les frustrations d’un amour déçu ne lui étaient pas inconnues, en revanche, elle découvrait les affres de l’incertitude, et ceux-ci occupèrent chaque seconde jusqu’au lendemain matin.

Elle espérait un sursaut pour se tirer de ses divagations sur le regard d’obsidienne de Marco, sur son âme dure, pareille à la pierre volcanique. Dans son esprit troublé, elle lui prêtait les propriétés magiques attribuées à ce cristal noir, lui conférant vérité et protection.

Ressentant le besoin de créer un cadre propice à ses errements, elle s’absorba dans les volutes entremêlées du duo de cordes de la Méditation de Thaïs. Elle enviait cette courtisane qui s’était éveillée à l’amour divin, suivant un parcours opposé au sien. Mais ces variations mélancoliques l’embourbèrent de plus belle dans l’inventaire des qualités dont elle parait Marco, imaginant sa belle peau bronzée contre la sienne, ses lèvres épaisses et sa main puissante caressant et empoignant sa nuque, les muscles tressés de son corps affairés à satisfaire le sien. Sans relâche, elle imaginait son ardeur se traduire dans des va-et-vient d’une intensité et d’une longueur inégalées.

Les ellipses de la danse du soleil se succédèrent sur ses persiennes, alors qu’elle s’alanguissait sur le velours du sofa, les yeux rivés à la rosace du plafond. De même, elle ne prit pas garde au défilé des sévères façades néoclassiques de la Via del Quirinale, ni des murailles ocre du mur d’Aurélien le long de la Viale Pretoriano par les fenêtres du bus qui la menait à la faculté.

En parvenant devant l’austère façade à la rigoureuse symétrie de la Sapienza, elle se tira à moitié de sa rêverie, devant le visage enjoué d’Angelo, le saluant d’un mot.

Intrigué par son silence, le jeune homme la suivit jusqu’aux bancs inconfortables du petit amphithéâtre. Il essaya bien d’en tirer un peu plus sur le trajet mais elle ne lui répondit que par un sourire distrait, en disposant son ordinateur sur son pupitre, face à Vesari qui l’épiait, circonspect.

Le professeur avait croisé les prunelles vides de Flavia qui le fixaient sans le voir. Il prit son indifférence pour un froid défi qu’elle lui adressait. Cela n’était pas pour le rassurer, terrifié qu’il était que la jeune fille ne change d’avis et ébruite ses agissements. S’il tentait d’arborer sa superbe habituelle, mis avec soin comme à l’accoutumée, son malaise était perceptible à ses gestes maladroits et son regard fuyant, une nouveauté pour les étudiants qui perçurent le changement.

Alors qu’étonnés, ils s’échangeaient des coups d’œil à la dérobée, le professeur, la gorge serrée, s’éclaircit la gorge pour prendre la parole.

— Avant de commencer mon cours aujourd’hui, je voudrais faire une annonce, prononça-t-il d’une voix peu assurée, en introduction.

Il fit une pause après avoir dit cela, surveillant la réaction de Flavia, mais celle-ci restait perdue dans ses pensées. L’image de Marco demeurait gravée devant elle, tel un phénomène de persistance rétinienne.

Elle lui adressa donc un sourire ce que Vesari prit pour un encouragement. Soupirant de soulagement, il poursuivit.

— Je voudrais vous apprendre que j’ai déjà choisi mon assistante d’enseignement pour cette année, bien que nous n’en soyons qu’au tout début. Il s’agit de Flavia Mancini, ici présente, eu égard à l’excellence de son dossier et aux travaux de qualité qu’elle a déjà fournis dans mes domaines d’études. La place est donc close.

Les étudiants s’observèrent, interloqués, car ils avaient plusieurs fois assisté aux passes d’armes entre Flavia et le professeur. Une rumeur s’éleva, et Flavia fut tirée brusquement de ses songes amoureux.

— Comment as-tu réussi cela ? l’interrogea à voix basse Angelo, tout aussi surpris.

— Réussi quoi ? répartit Flavia, dans un sursaut.

— Mais devenir l’assistante de Vesari ? répondit-il, déconcerté par l’absence d’intérêt que manifestait sa compagne à cette grande nouvelle.

— Ah oui, ça… je t’avais dit qu’il m’avait donné un devoir supplémentaire… Apparemment, il l’a tellement apprécié qu’il m’a proposé de le reprendre en coécriture, et de le publier sous cette forme, expliqua-t-elle sur le ton de l’excuse, honteuse au fond de lui avoir ainsi arraché cette distinction.

— Ah… c’est ça, reprit son camarade. Mais son attitude soudainement compassée montrait qu’il n’en croyait pas un mot.

Flavia fut peinée par les soupçons qu’elle sentait subitement se dresser entre eux, mais resta insensible à l’attention générale qu’elle semblait désormais susciter chez ses pairs.

Ceux-ci, parfois goguenards, parfois incrédules, oscillaient entre jalousie et mépris. Quelques sarcasmes fusèrent discrètement, provoquant chez Vesari une joie mauvaise devant l’effet inattendu de son annonce.

— Tu ne t’es pas fait des amis avec cette nouvelle-là, fit remarquer Angelo, mais oublie-les, ils étouffent de jalousie. Ce sont tous des « fils de », ils ne supportent pas que toi, qui ne viens pas du sérail, bénéficies de la même faveur dont ils ont toujours joui.

— Ne t’inquiète pas pour ça, je m’en fiche complètement, la rassura Flavia, plutôt touchée de cette marque de soutien.

Et elle fit comme elle l’avait dit, ignorant les regards envieux, voire hostiles, et les médisances qui la poursuivirent toute la semaine. Angelo, toujours à ses côtés, essayait obligeamment de faire en sorte qu’elle ne s’en rende pas trop compte, mais peu lui importait ce qu’elle considérait désormais comme des enfantillages.

Quelques mois en arrière, elle aurait cherché à éviter à tout prix d’attirer l’attention, occupée qu’elle était à rester en permanence invisible aux yeux de tous, songea-t-elle. Mais désormais, cela était le cadet de ses soucis, et elle ne changea rien à ses habitudes ni à son comportement, qui restait discret, tel que c’était son caractère par ailleurs.

De toute manière, comme le disait le célèbre dicton du pays: « Ê meglio essere invidiato, che compassionato » souligna Angelo malicieusement. En effet, généralement, il valait mieux faire envie que pitié, mais l’un comme l’autre lui étaient indifférents, pensait Flavia en s’appuyant sur le bras de son camarade pour quitter la faculté ce vendredi soir.

Qu’il était agréable d’avoir Angelo à ses côtés ! Le jeune homme était toujours de bonne humeur, doux et prévenant envers elle, comme il l’était pour tout son entourage. Mais il partageait le gout de Flavia pour la tranquillité et s’effaçait continuellement, dissimulant volontairement aux autres son écrasante supériorité intellectuelle. S’il participait à une discussion dans un domaine qu’il possédait parfaitement, il se contentait de hocher la tête s’il surprenait un contresens, au mieux glissait-il une correction sur un ton modeste. Flavia admirait profondément cela en lui, et savourait de se délecter seule du plaisir de sa conversation.

Car ils étaient perpétuellement sur la même longueur d’onde, se passionnaient pour les mêmes sujets, et souvent n’avaient pas même besoin de parler pour se comprendre. Lui et Fabio étaient de véritables rayons de soleil qui illuminaient sa vie pendant les moments qu’ils passaient ensemble, trop brefs malheureusement.

Hors ces heureux instants qui versaient un peu de légèreté dans la succession inquiétante des évènements, Flavia se complaisait dans des fantasmes qu’elle échafaudait sur l’amant que devait être Marco, et qui lui mettaient le feu aux joues une dizaine de fois par jour, et beaucoup plus la nuit. Un incendie inextinguible s’allumait dans ses reins, qu’elle tentait d’éteindre des heures durant à coups de caresses. Parfois, elle s’interrompait quand le souvenir de Leandro et Malaspina lui revenait, constatant que sa flamme pour eux n’avait pas décru.

Était-il normal d’aimer plusieurs hommes ? se demandait-elle alors, confuse de ce mélange d’émotions qui soulevaient sa poitrine douloureusement. Marco la considérait-il comme un farfallone, un cœur inconstant, incapable de se fixer et faux, ou pire, une bucchina, ainsi que les Napolitains appelaient les filles faciles, qui se donnaient à plusieurs hommes pour satisfaire leurs pulsions sexuelles ?

Malgré ce trop-plein de sentiments, elle restait désespérément seule, son corps ne servait que d’instrument à procurer du plaisir, et personne ne lui avait donné de tendresse depuis la mort tragique de Leandro. Bien sûr, peut-être la proposition que lui avait faite Alteri tenait-elle toujours, et il serait doux de s’abandonner à lui, elle en était certaine. Il connaissait tout d’elle, il la prendrait sans la juger, avec son passé torturé, mais sans amour pour lui, elle ne pouvait l’accepter.

Le destin se plaisait à se comporter en maitre cruel et impitoyable, songeait-elle encore.

Il la promenait inlassablement de supplices en délices, lui laissant parfois entrevoir les bonheurs qu’elle aurait pu connaitre, la vie paisible qu’elle aurait pu mener, pour lui arracher ces visions l’instant d’après.

Alors qu’elle se délectait encore d’une de ces chimères, étendue sur le lit, un livre qu’elle ne lisait pas à la main, son téléphone sonna pour la ramener à la froide réalité.

Il y avait peu de chances que l’objet de l’appel lui soit agréable, car Angelo avait reporté l’escapade qu’ils avaient programmée, et Fabio n’utilisait que l’autre téléphone pour la contacter. Quant à Giustina et Chiara, leurs échanges s’espaçaient de plus en plus et restaient superficiels, le secret de sa situation l’exigeait.

Comme elle l’avait pressenti, le timbre grave de la voix d’Alteri ne laissait rien présager de bon.

— Flavia, je t’appelle pour… enfin tu te doutes de la raison de mon appel. Le Boss requiert ta présence demain soir car il reçoit des vory russes pour une entrevue amicale. Tu feras partie des hôtesses qui devront s’occuper des invités. Tu te doutes du genre de besoins que tu devras satisfaire.

Je ne te demande même pas de renoncer, car tu refuseras, n’est-ce pas… Je viendrai donc te chercher demain soir à 20h.

Sans attendre la réponse de la jeune fille, il raccrocha. Peut-être ne se sentait-il pas le courage de discuter avec elle de ce sujet qui le contrariait si fort.

Pour sa part, elle ne pouvait pas lui en vouloir de sa dérobade, il avait simplement accepté qu’elle eût préféré sa vengeance à la protection qu’il lui offrait.

Mais un éclair traversa son esprit, elle devait immédiatement prévenir Fabio, et Marco voudrait certainement lui parler. Elle frémit à l’idée de se faire commander par lui, même sous le joug de son éternel mépris. Souhaiterait-il la revoir dans le sous-sol de Sant’Agnese ? Elle se réjouit d’avance de jouir de sa présence, de simuler l’intimité en se blottissant contre lui… Elle s’en voulut de ce mouvement de joie naïve, mais elle n’arrivait pas à le réprimer. Quelle idiote elle faisait ! La peur du Boss n’existait plus en ce moment.

Cédant à l’urgence qui la pressait, elle décrocha frénétiquement le téléphone.

— Fabio, Alteri m’a prévenu que le Boss organise demain soir une réception avec des.. euh des… veri… ou des vari… russes ? l’informa-t-elle d’une voix enthousiaste.

— Tu veux dire des vory ? Ce sont des membres haut placés de la mafia russe, ce ne sont pas des tendres. Parmi eux, il y en a que tu ne dois pas approcher, ce sont leurs seconds, qu’on appelle les Premiers Fidèles. Enfin, ils risqueraient tout autant que toi à te toucher. Ces minables se prennent comme adjoints des gars qu’ils contrôlent complètement et leur imposent de ne pas se mêler aux filles. L’un et l’autre encourraient le pire s’ils contrevenaient à cette règle simple, et ils ne sont pas avares de scénarios cruels pour punir ce genre de faute.

De notre côté, nous allons prendre nos dispositions pour te suivre à partir du Lungotevere delle Arme, à la jonction de la portion sur laquelle nous t’avons laissée la dernière fois, exposa Fabio, dont la voix prenait tour à tour des accents inquiets et pragmatiques.

Flavia retenait sa respiration, appréhendant et espérant tout à la fois l’inéluctable intervention de Marco.

— Bon je te laisse, Flavia, fais attention à tout, et ne te laisse pas entraîner dans des situations dangereuses. Nun te preoccupà, on s’occupe de tout pour que tu n’aies plus à y retourner bien vite. Nun veco ll'ora 'e te vedé.

— Moi aussi, j’ai hâte de vous revoir, susurra Flavia, déçue de ne pas avoir au moins entendu la voix de Marco.

Et sur ces paroles, le jeune mafieux prit congé d’elle, la laissant profondément désappointée.

Elle se retourna dans son lit, s’enroulant dans ses draps. Le tissu étreignait de toute part sa chair esseulée, comme elle aurait aimé l’être par la lourde masse du caporegime.

Le jersey de coton lui donna le frisson en l’enserrant, la berçant dans des rêves qui n’auraient pas dû se faire jour, sous la menace de la terrible soirée qui s’annonçait.

Mais plus rien ne comptait devant l’idée du large mafieux et des corps à corps passionnés qu’elle aurait pu vivre dans ses bras, ni le temps qui passait, ni même le péril qui pesait au-dessus de sa tête.

La journée du samedi s’envola, alors qu’elle résumait distraitement ses cours pour les présenter sous forme de fiches, ne jetant pas un regard vers l’extérieur.

Elle n’interrompit que brièvement son travail pour avaler quelque chose, des spaghettis qu’elle avait agrémentés selon le goût de sa région natale d’un condiment d’anchois salé. Le plat avait un goût fortement iodé qui rappelait les villages de pêcheurs de la côte amalfitaine où il avait été préparé pour la première fois. Marco devait également apprécier cette recette, en napolitain gourmand qu’il était, pensait-elle en la dégustant lentement.

Puis, elle se contraignit à se replonger dans la révision des cours qu’elle avait suivis dans la semaine, pendant tout l’après-midi, alors que l’heure fatidique du rendez-vous avec Alteri approchait.

Elle saisit alors au hasard une robe dans sa penderie, qui se trouva être celle qu’elle portait lors de l’entrevue qui avait décidé du début de ses relations tumultueuses avec Leandro, une simple robe patineuse.

D’un geste négligent, elle peigna rapidement ses cheveux pour en faire une longue tresse en épi de blé qui se déploya jusqu’à sa taille. Un coup d’œil dans son miroir lui apprit qu’elle ressemblait à une jeune fille convenable qui s’apprêtait à participer à un repas de famille, ce qui l’amusa un instant.

Cependant, il fallait s’adapter à la nature particulière de la soirée et pour contredire cette sage apparence, elle apposa sur son visage le même maquillage sophistiqué que la fois précédente, paupières affutées d’un fin trait noir, et lèvres soulignées par la teinte sanglante du rouge à lèvres.

Le collier de chien retrouva sa place sur sa nuque gracile, la contraignant à porter la tête droite, dressant sa silhouette vers le ciel.

Assumant cet étrange mélange des genres, elle laissa derrière elle la lumineuse image de Marco et disparut dans les ténèbres du dehors.

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